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La vaccination contre la grippe et l’identité professionnelle infirmière

8. La vaccination contre la grippe au sein du personnel infirmier

8.2. La vaccination contre la grippe et l’identité professionnelle infirmière

La deuxième approche interroge la vaccination du personnel infirmier sous l’angle de l’identité sociale et de l’auto-catégorisation (Tajfel & Turner, 1986 ; Turner, Hogg, Oakes, Reicher, & Wetherell, 1987). Cette approche est relatée dans une étude de Falomir-Pichastor et al. (2009) qui investigue les effets de l’identification au groupe professionnel et de la responsabilité professionnelle sur la vaccination contre la grippe du personnel infirmier. L’identité sociale est un concept de psychologie sociale, qui peut être défini comme « cette partie du concept de soi qui provient de la conscience qu’a l’individu d’appartenir à un groupe social (ou à des groupes sociaux), ainsi que la valeur et la signification émotionnelle qu’il attache à cette appartenance » (Tajfel, 1981, p. 255, traduit par Licata, 2007, p. 25). Tajfel (1978) dénombre trois composantes de l’identité sociale. La première est la composante cognitive, qui consiste, pour un individu, à reconnaître son appartenance à une catégorie sociale particulière. La deuxième composante est évaluative. L’individu juge la valeur de son groupe d’appartenance par rapport

à d’autres groupes. La plupart du temps, l’individu attribue davantage de valeur à sa catégorie d’appartenance qu’à d’autres groupes. La troisième composante est affective. Il s’agit du sentiment qu’a un individu d’appartenir à un groupe et d’être lié à sa destinée. L’identité sociale renvoie à l’idée que des catégories sociales, telles que l’appartenance à un groupe ethnique, à une nationalité, à un groupe professionnel ou autres, définissent et prescrivent des attributs ainsi que des normes comportementales à celles et ceux qui s’y sentent appartenir (Hogg & Terry, 2001).

L’auto-catégorisation, elle, désigne la perception qu’a un individu de partager des caractéristiques similaires à celles d’un groupe et le sentiment qu’il a d’y appartenir (Hogg & Terry, 2001). Un individu peut appartenir à plusieurs catégories sociales. Il peut par exemple appartenir simultanément à des catégories sociales telles que membre d’une équipe de football, chercheur à l’université, suisse, locataire, etc. La saillance de l’identification à une catégorie sociale parmi d’autres dépend du contexte dans lequel se trouve l’individu. Ainsi, pour le personnel infirmier, en contexte hospitalier, il serait légitime de penser que l’identité professionnelle infirmière prime sur l’identité privée. L’auto-catégorisation revient à homogénéiser les caractéristiques d’un groupe d’appartenance, tout en renforçant le contraste de ces caractéristiques avec une autre collectivité. Le groupe est alors considéré comme un prototype dont les caractéristiques et valeurs peuvent être incarnées par des membres exemplaires et représentées sous formes d’idéaltypes. L’identification au groupe en tant que prototype passe par un phénomène de dépersonnalisation. L’individu en tant que Soi devient individu en tant que membre d’un groupe en assimilant les caractéristiques du groupe (Hogg & Terry, 2001). En réalité, la dépersonnalisation est compliquée, car elle est tributaire de la motivation de l’individu à assimiler l’identité individuelle à l’identité, aux caractéristiques et aux valeurs du groupe. La vaccination contre la grippe illustre la complexité du phénomène de dépersonnalisation. Un infirmier auquel on recommande la vaccination contre la grippe, prendra vraisemblablement la décision de se faire vacciner ou non à la fois en tant qu’individu qu’en tant qu’infirmier.

L’étude de Falomir-Pichastor et al. (2009) se base sur le postulat de la théorie de l’identité sociale et de l’auto-catégorisation, selon lequel plus une identité sociale est saillante et valorisante pour un individu, plus ce dernier aura tendance à se comporter selon ses normes et valeurs. Cette étude conçoit la vaccination contre la grippe comme une norme ou un devoir qui serait propre au groupe professionnel infirmier. Partant, l’étude se demande si la relation entre le fait de se sentir appartenir au groupe professionnel infirmier et le fait d’avoir l’intention de

se vacciner lors d’une campagne de vaccination en cours ou lors d’une prochaine épidémie ne transite pas par le fait de percevoir la vaccination contre la grippe comme un devoir professionnel.

La conclusion principale de cette étude est qu’effectivement, le fait de percevoir la vaccination contre la grippe comme relevant du devoir professionnel infirmier médiatise la relation entre l’identification professionnelle et les intentions de vaccination. Autrement dit, plus un membre du personnel infirmier s’identifie au groupe professionnel infirmier, plus il aura tendance à considérer la vaccination contre la grippe comme faisant partie de son devoir professionnel. Ce membre aura, par conséquent, davantage l’intention de se faire vacciner lors d’une campagne de vaccination en cours ou lors d’une prochaine épidémie ; de même qu’il se fera vacciner davantage pour protéger ses patients que lui-même.

Cette étude présente le mérite de confirmer et d’aller au-delà des conclusions principales des recherches sur la perception du risque et des comportements de santé, en investiguant l’influence du facteur d’identification au groupe professionnel sur les intentions de vaccination contre la grippe. Ainsi, elle vient confirmer le fait que la juste perception des conséquences négatives de la contraction de la maladie de la grippe ainsi que les connaissances des bénéfices de la vaccination favorisent les intentions de vaccination. En écho aux résultats des nombreuses recherches précédentes, l’étude affirme qu’une sous-estimation des conséquences de la maladie de la grippe, ainsi qu’un manque de connaissances sur les bénéfices de la vaccination jouent en défaveur des intentions de vaccination.

Au-delà de ces variables explicatives de perception du risque maintes fois vérifiées, l’identification à la profession infirmière et le fait de concevoir la vaccination contre la grippe comme un devoir professionnel s’ajoutent comme facteurs explicatifs des intentions de vaccination du personnel infirmier. Les auteurs de cette étude recommandent aux formateurs du personnel infirmier ainsi qu’aux promoteurs de la vaccination contre la grippe de renforcer l’identification au groupe professionnel infirmier, en y inférant des caractéristiques et des valeurs particulières par rapport à d’autres professions de la santé et en y promouvant également un sentiment de devoir professionnel passant par la vaccination contre la grippe. Un renforcement de l’identification positive au groupe professionnel infirmier passe par une valorisation du statut des infirmiers et infirmières dans le système de santé, ainsi qu’une valorisation de l’image publique de cette profession (Hoeve, Jansen, & Roodbol, 2014). Cette profession ne bénéficie pas d’un haut statut, souvent moins bien considérée que le corps médical

(LaTendresse, 2000; Millward, 1995; Roberts, 2000). En effet, « bien que les infirmiers/ères se perçoivent comme des professionnels bien formés, le public voit encore la profession infirmière comme une profession de bas statut, subordonnée au travail des médecins, qui ne requière pas de qualifications académiques et qui manque d’autonomie professionnelle » [traduction libre] (Hoeve et al., 2014, p. 304).

D’après les conclusions de l’étude de Falomir-Pichastor et al. (2009), plus les infirmiers et les infirmières conçoivent l’identification au groupe professionnel infirmier comme valorisante, plus ceux-ci devraient considérer la vaccination contre la grippe comme un devoir professionnel, et par conséquent, accepter davantage la vaccination. Selon les auteurs, la valorisation de l’identité infirmière devrait être aussi bénéfique pour les membres du personnel infirmier qui ne se vaccinent pas, mais qui se sentent tout de même appartenir au groupe infirmier. Les messages des campagnes de vaccination affirmant que la vaccination est le comportement professionnel le plus adéquat sauront alors peut-être les sensibiliser et les encourager à se faire vacciner.

L’étude de Falomir-Pichastor et al. (2009) ne thématise pas les déterminants de l’identité professionnelle infirmière. Tenter de mieux comprendre ce qui forme l’identité sociale infirmière, à savoir, les valeurs, les attitudes et les comportements du personnel infirmier ne se limite pas à la question de la vaccination contre la grippe. Il serait tout-à-fait imaginable qu’un infirmier ou une infirmière revendique son identité professionnelle, tout en choisissant de refuser la vaccination et de porter un masque de protection. La question du port du masque n’est pas abordée dans cette étude. Cela s’explique peut-être par le fait que la mesure du port du masque en cas de refus de vaccination n’est entrée en vigueur dans les hôpitaux suisses que lors de la pandémie de 2009. Or, les questionnaires pour cette étude ont été construits et envoyés au personnel infirmier au printemps 2003. Néanmoins, il est important de saisir d’autres composantes de l’identité professionnelle infirmière. Ces mêmes composantes sont susceptibles d’avoir de l’influence dans l’adhésion aux recommandations de santé publique issues de l’évidence scientifique, telles que la vaccination contre la grippe, et méritent donc que l’on s’y intéresse.

Cet exercice encourt le risque de proposer une définition de l’identité professionnelle trop homogène par rapport aux multiples manières de concevoir la profession infirmière. Il y a certainement autant de manières de considérer cette profession qu’il y a d’infirmiers ou d’infirmières. Il vaut tout de même la peine de répertorier quelques caractéristiques

proéminentes de l’identité infirmière dépeintes dans la littérature scientifique et dans les documents édités par des associations professionnelles, en gardant à l’esprit que la vaccination contre la grippe sera d’autant plus acceptée que l’identification au groupe professionnel infirmier est renforcée. Il faut donc éviter le plus possible le piège d’une définition excessivement homogène ou idéale de l’identité infirmière, qui verrait par exemple les membres du personnel infirmier accorder une place prédominante à la santé tant dans leurs pratiques professionnelles que dans leur vie privée (Hensel, 2011), ou qui verrait ces professionnels de la santé laisser de côté leur besoin de reconnaissance et de réalisation de soi dans leurs activités de soin au profit du pur altruisme, du pur dévouement aux malades (Rognstad, Nortvedt, & Aasland, 2004). Si, certes, la profession infirmière exige de ses membres de se mettre au service de la santé publique au nom de valeurs professionnelles, ceux-ci n’en sont pas moins des individus avec des valeurs personnelles. La conjugaison de valeurs professionnelles avec les valeurs personnelles peut parfois être difficile, rendant la question de l’identité des membres du personnel infirmier aussi intéressante que complexe.

Pour aborder cette question, je me baserai sur la définition de l’identité proposée par le sociologue Dubar (2015), spécialiste des identités professionnelles, selon laquelle l’identité est composée de deux dimensions personnelles et sociales : soit, l’identité pour soi et l’identité pour autrui. La définition de l’identité que propose Dubar s’inspire de la conception de Mead (2006/1934), pour qui l’identité individuelle est le résultat d’un processus autoréflexif : le Je intègre par autoréflexion – c’est-à-dire en se désignant lui-même au travers du regard des autres – les différentes identités qui se sédimentent au fil des interactions de l’individu avec les autres (qui forment un Soi social). « Je étant, pour Mead, un centre d’élaboration autonome, il pourra intégrer les différentes identifications qui émergent des relations aux autres pour en faire un « Soi social » (Self) une sorte de réaction intégrée aux Autrui généralisés que sont les groupes de copains, l’institution scolaire ou tout autre collectif régi par des règles (Society). Il faut et il suffit pour cela que le Je, participant activement à ces fonctionnements sociaux, se regarde lui- même avec les yeux des autres et accède à l’autoréflexion (Mind), forme d’identité pour-soi, base de l’estime de soi » (Dubar, 2007, p. 16). Dubar puise également dans la sociologie de Goffman (1975), qui distingue « l’identité virtuelle », issue d’une hétéro-catégorisation, de « l’identité réelle », soit celle dont l’individu se revendique. J’estime que cette conception de l’identité est particulièrement pertinente pour l’étude de l’identité professionnelle infirmière, étant donné que les membres de cette profession se trouvent très souvent confrontés à cette

dualité durant leurs pratiques professionnelles, et en particulier, lorsqu’il s’agit de décider de se faire vacciner ou non contre la grippe.

L’identité pour soi pourrait se résumer par « ce que je veux être » (Dubar, 2015). Cette dimension, vue comme la poursuite d’une visée personnelle à long terme, garantit la constance de l’identité d’un individu au fil du temps. Par exemple, pour un infirmier ou une infirmière, cela correspond aux valeurs personnelles qu’il ou elle applique dans ses activités professionnelles et qu’il ou elle prend en considération dans ses réflexions en contexte de travail. L’identité pour autrui, quant à elle, correspond plutôt à « ce qu’on dit que je suis » ou « comment on me définit » (Dubar, 2015). Identifier un individu comme membre du personnel infirmier revient la plupart du temps à lui attribuer des valeurs professionnelles standards qui définissent son rôle professionnel. Dubar (2015) appelle actes d’attribution, le fait de définir une personne selon des catégories de groupe, et actes d’appartenance, ceux qui renvoient à la revendication identitaire d’une personne.

Les groupes professionnels, tels que celui des infirmiers, déterminent ces valeurs professionnelles standards au cours des formations qu’ils proposent, dans leur code déontologique (Conseil international des infirmières, 2012), mais également tout le long d’une carrière professionnelle, notamment dans les formations continues. En Suisse, par exemple, l’Association suisse des infirmiers et infirmières (ASI) se donne pour mission de « cultiver les valeurs professionnelles » (Braunschweig & Francillon, 2010), en s’appliquant à valoriser les formations dans les hautes écoles spécialisées (HES), à rendre le travail des infirmiers et infirmières plus visible auprès des politiciens, journalistes et citoyens, et à promouvoir la recherche en sciences infirmières. En d’autres termes, cette association s’emploie à bâtir une nouvelle image de la profession infirmière, qui met l’accent sur la professionnalisation de la formation, des soins et de la recherche.

Les membres de ce groupe sont alors encouragés à adopter les valeurs professionnelles acquises durant leur formation et à les appliquer dans leurs activités professionnelles (Kubsch, Hansen, & Huyser-Eatwell, 2008). Pour Dubar (2010), l’identité pour soi et l’identité pour autrui sont en constante interaction dans la vie des individus. Dubar conçoit l’identité comme « un rapport social entre assignation et revendication, appartenance pour autrui et définition pour soi (…) » (Dubar, 2007, p. 17). L’infirmier ou l’infirmière, notamment devant le choix de la vaccination contre la grippe, est amené(e) à peser son identité pour soi et son identité pour autrui, en se demandant « qui je suis dans le qui nous sommes » (Larouche & Legault, 2003, p. 23). Larouche

et Legault (2003) parlent de « crise de l’identité professionnelle » qui peut se manifester dans les décisions professionnelles que l’individu doit prendre. Ces prises de décision font parfois se confronter valeurs personnelles et valeurs professionnelles. Cette conception théorique de l’identité permet de mieux comprendre la part de la composante personnelle et celle de l’identité professionnelle des infirmiers et infirmières dans leur prise de décision en rapport à la vaccination contre la grippe. Elle permet de vérifier empiriquement dans quelle mesure la définition pour autrui correspond à la définition pour soi.

Mais quelles sont ces valeurs professionnelles typiques de la profession infirmière auxquelles ses membres pourraient se sentir parfois distants ? Larouche (2012), dans son travail de Master en sciences infirmières, a procédé à une recension d’articles scientifiques anglophones et francophones traitant de l’identité infirmière, des valeurs professionnelles infirmières et du développement de l’identité infirmière entre 2000 et 2012, ainsi que quelques avis d’experts et éditoriaux datés entre 1997 et 2010. De sa recension, Larouche dégage certaines valeurs personnelles caractéristiques des membres du personnel infirmier. Ainsi, les infirmiers et infirmières se disent avoir le sens du caring (Deppoliti, 2008), être centrés sur les autres (Mackintosh, 2006 ; Pearcey & Draper, 2008). En résumé, les infirmiers et infirmières ont tendance à prôner les valeurs morales de leur profession (Horton, Tschudin, & Forget, 2007). Une étude de Fagermoen (1997) montre que les infirmiers et infirmières voient dans leur profession un moyen de réaliser leurs valeurs personnelles altruistes et morales, telles que la dignité humaine, et les relations de respect et de confiance avec les patients. Toutefois, ils n’oublient pas de relever également des valeurs plutôt tournées vers soi, comme par exemple, une opportunité de développer leur carrière et de s’accomplir professionnellement. Lorsque les infirmiers et infirmières sont amenés à décrire les valeurs qui caractérisent le plus leurs pratiques professionnelles, les valeurs morales et altruistes priment sur les valeurs liées au développement de la carrière, à l’autonomie professionnelle et à l’affirmation de soi. La Figure 8 ci-dessous provient d’une revue de littérature effectuée par Horton et al. (2007, p. 722). Elle répertorie les valeurs liées à la profession infirmière dans la littérature scientifique et montre bien que les valeurs morales et altruistes sont prédominantes dans la profession infirmière, même si des valeurs plus personnelles sont également présentes, comme la protection de soi, la personnalité, ou encore la réalisation de soi.

Figure 8: Valeurs liées à la profession infirmière dans la littérature scientifique (Horton et al., 2007, p. 722-723)

Revenant sur la dualité de l’identité selon Dubar, je considère les recommandations annuelles de vaccination contre la grippe auprès du personnel infirmier comme des occasions durant lesquelles ces valeurs morales et altruistes sont mises à l’épreuve. La vaccination contre la grippe relève, en Suisse, du choix personnel et est un acte qui engage autant l’identité privée, le corps, que l’identité professionnelle du personnel infirmier, avec les valeurs morales et altruistes qui y sont inférées. Il est intéressant d’observer la manière dont ses membres font la balance entre ces deux pôles identitaires dans leur prise de décision relative à la vaccination contre la grippe.

Je reviens également sur la théorie de l’identité sociale, selon laquelle les catégories sociales définissent et prescrivent des attributs ainsi que des normes comportementales à celles et ceux qui s’y sentent appartenir. Je me demande, dès lors, dans quelle mesure les campagnes de vaccination contre la grippe destinées au personnel infirmier hospitalier ont intégré la question de l’identité professionnelle infirmière. Je propose de décrire les démarches pratiques les plus utilisées en communication de la santé pour augmenter les taux de vaccination contre la grippe du personnel infirmier.