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Les campagnes de vaccination face au scepticisme et cynisme organisationnels

7. La résistance au changement organisationnel

7.3. Les campagnes de vaccination face au scepticisme et cynisme organisationnels

Il existe des thématiques tellement banalisées, car répétitives, pour lesquelles le débat entre employés et agents du changement risque de tomber dans le silence, ou autrement dit, dans une résistance larvée. La vaccination contre la grippe pourrait figurer parmi ces thématiques. Les campagnes de vaccination contre la grippe ayant lieu chaque année à peu près aux mêmes périodes deviennent habituelles pour le personnel soignant. L’analogie au terme journalistique de « marronnier » illustre bien l’idée d’un sujet qui est traité chaque année à la même période, dont l’intérêt est moindre et dont les débats qu’il pourrait susciter s’encastrent dans des schémas routiniers. Dès lors, un des principaux défis des instigateurs des campagnes de vaccination

contre la grippe au sein des hôpitaux est de susciter un nouveau débat qui soit entendu dans assez d’endroits, assez souvent, et assez longtemps (Ford et al., 2008 ; Barett et al., 1995). L’un des objectifs des campagnes de vaccination contre la grippe dans les hôpitaux est de susciter un débat au sein personnel infirmier autour de la vaccination contre la grippe. Un tel débat ouvre la porte à la confrontation des arguments en faveur de la vaccination – arguments particulièrement chers aux organisateurs des campagnes de vaccination – ou en défaveur de la vaccination, avec leur part de rationalité et de croyances. Il s’agit aussi d’une occasion de se rendre compte dans quelle mesure le refus de vaccination pourrait s’expliquer, du moins en partie, au travers d’un scepticisme ou d’un cynisme organisationnel.

Les campagnes de vaccination contre la grippe tentent, tant bien que mal, de passer d’une situation de résistance du personnel infirmier envers la vaccination contre la grippe, à une situation où le personnel se vaccine en plus grand nombre, ou, du moins, applique consciencieusement les autres mesures d’hygiène préconisées par l’hôpital. En 2009, l’épisode de la grippe pandémique a nécessité un certain changement organisationnel plus important que pour la grippe saisonnière. A ce titre, un changement organisationnel remarquable ciblant le personnel soignant a été l’instauration de l’obligation, dans plusieurs hôpitaux suisses, de porter le masque durant toute la période pandémique en cas de refus de vaccination. Cette mesure était inédite pour la plupart des hôpitaux que nous avons étudiés et a été reconduite par la suite durant les épidémies de grippe saisonnière.

Vouloir augmenter les taux de vaccination du personnel infirmier revient à tenter de transformer des croyances sur le vaccin, solidement ancrées parmi les membres du personnel les plus réfractaires, ou plus largement, de modifier un statu quo confortable. La résistance au changement peut être le corollaire d’une incompréhension ou d’un manque de confiance du personnel concerné envers les agents du changement (Kotter & Schlesinger, 2008). La résistance aux recommandations de vaccination contre la grippe dans un hôpital peut refléter des craintes quant à la sureté du vaccin ou un manque de confiance du personnel infirmier envers les autorités de santé publique dont les recommandations sont relayées par les dirigeants des hôpitaux. Ceci peut amener au doute sur le fait que la vaccination implique davantage d’intérêts que de de sacrifices personnels (Blasi, Aliberti, Mantero, & Centanni, 2012). Cette résistance peut également résulter d’une attitude cynique, qui considère par exemple comme un leurre les recommandations de vaccination basées sur des arguments de santé publique, c’est- à-dire comme un moyen détourné par les dirigeants des hôpitaux d’éviter l’absentéisme du personnel, et ainsi, assurer le bon fonctionnement, notamment financier, de l’établissement de

soin. Dans cet exemple, le cynisme organisationnel se traduit par une croyance que les dirigeants occultent, outre les risques liés aux effets secondaires du vaccin, les objectifs financiers de l’organisation en prétextant que la vaccination contre la grippe est le meilleur moyen de protection personnelle et des patients, et qu’ils sont par conséquent indignes de confiance (Andersson, 1996; Dean, Brandes, & Dharwadkar, 1998; Stanley et al., 2005). De manière plus générale, Stanley et al. (2005) définissent le cynisme organisationnel comme le fait de manifester du « discrédit envers les motifs affichés et implicites d’une décision ou une action » [traduction libre] (p. 436). Pour ces auteurs, le cynisme envers le changement organisationnel (change-specific cynicism) revient donc à manifester de l’incrédulité vis-à-vis des motifs du changement avancés par les managers.

Le scepticisme envers le changement organisationnel (change-specific skepticism) se différencie du cynisme organisationnel par le fait que les personnes sceptiques ne doutent pas tant sur les motivations des agents de changement que sur la « viabilité d’un changement en vue d’atteindre l’objectif affiché » [traduction libre] (Stanley et al., 2005, p. 436). En reprenant les deux aspects principaux de la notion de confiance : motivations/intentions et capacités/compétences (Hardin, 2002), on pourrait dire que le cynisme envers le changement organisationnel se traduit par une défiance quant aux motivations/intentions des agents du changement. Les personnes cyniques expriment alors à la fois un manque de confiance et des soupçons de manipulation de la part des dirigeants. Le scepticisme envers le changement organisationnel se traduit, lui, par des doutes sur les capacités des agents de changement à mener le changement à sa fin (Stanley et al., 2005).

Il a été démontré que le cynisme et le scepticisme organisationnels sont de bons prédicteurs de l’intention de résistance au changement (Stanley et al., 2005). Une personne cynique ne fera pas confiance aux agents de changement, car elle doutera de leurs intentions. Cette personne pourra estimer que les intentions des agents de changement ne coïncident pas forcément avec ses propres intérêts. Une personne sceptique manifestera de la résistance au changement, car elle aura des doutes sur les capacités des agents de changement à conduire le changement vers une situation meilleure.

Faire face au cynisme des employés est difficile. Le danger que soulèvent Stanley et al. (2005) consiste en une sorte d’escalade cyclique du cynisme. Les managers, dont les efforts pour communiquer le changement auprès des employés s’avèrent répétitivement vains, peuvent eux aussi sombrer dans le cynisme, pensant que la résistance au changement est due à de mauvaises

intentions de la part des employés. Ce cynisme peut amener les agents de changement à prendre des mesures radicales, telles que la coercition, susceptibles de renforcer le cynisme et la résistance des employés. Au niveau hospitalier, on pourrait imaginer le scenario dans lequel des managers se représentent la résistance du personnel infirmier envers la vaccination contre la grippe comme un cynisme organisationnel qu’il faudrait éradiquer par une mesure coercitive telle que l’obligation de vaccination. Pour éviter cette escalade, Stanley et al. (2005) mentionnent succinctement quelques exemples de stratégies de changement, telles que le fait de partager les bénéfices aux employés lorsque les objectifs affichés ont été atteints, ou d’identifier des employés convaincus de la sincérité des managers qui seront susceptibles de favoriser l’adoption des objectifs à une large échelle. J’aborderai au chapitre 8 les différentes stratégies employées par les hôpitaux et en santé publique pour augmenter les taux de vaccination.