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4. L’approche des représentations sociales

4.1. Les représentations sociales du risque et des maladies

Si, initialement, la théorie des représentations sociales s’est penchée sur le transfert du savoir scientifique en connaissance de sens commun, ce domaine de recherche a connu ensuite une expansion en y incluant un ensemble plus large de phénomènes sociaux et culturels (Jodelet, 1989b; Wagner, 2001). Ainsi, l’approche des représentations sociales est appliquée à l’étude de sujets de recherche très divers, comme par exemple les droits humains (Staerklé, Clémence, & Doise, 1998), la maladie mentale (Jodelet, 1989), les mouvements collectifs (Di Giacomo, 1985), l’enfance (Chombart de Lauwe & Feuerhahn, 1989) ou encore la biotechnologie (Gaskell, 2004) et la nourriture génétiquement modifiée (Bauer, 2002). La théorie des représentations sociales propose une alternative psychosociale à l’approche cognitive de perception du risque, dominante en santé publique. Ce que l’approche des représentations sociales du risque reproche à celle de perception du risque est le fait de comparer un public « irrationnel » à une autorité scientifique (Joffe, 2003) ; autrement dit, de considérer les membres de la population comme possédant des connaissances déficitaires par rapport aux connaissances objectives et rationnelles de la science (Wynne, 1982). Les maladies étant des risques, il faut considérer ici représentations sociales du risque et des maladies comme des synonymes. L’approche des représentations sociales du risque propose justement de se pencher sur cette part d’irrationnel et de symbolique dans la réponse du public à un risque, puisque le risque est un sujet suscitant l’émotion. En outre, le risque est un sujet qui suscite le débat dans la société, forgeant de ce fait des représentations potentiellement chargées émotionnellement (Joffe, 2003).

Se pencher sur l’interaction entre les individus et le social, relativement aux objets de santé, c’est tenter de déceler la pensée naïve de sens commun qui se manifeste dans la manière dont les individus se représentent un risque ou une maladie et adaptent leur comportement en conséquence (Joffe, 2003). C’est précisément dans l’attention qu’elle porte à la pensée de sens commun que la théorie des représentations sociales offre l’opportunité d’élargir la perspective individualiste des théories dominantes de perception du risque et de comportements de santé vers une considération du rapport des individus à leur comportement de santé, comme étant

également un rapport à la société (Herzlich, 2001). En matière de réponse aux risques, les représentations sociales se révèlent être une théorie appropriée, car adoptant une perspective plus intersubjective que les approches de perception du risque dominantes (Joffe, 2003). La perception du risque et le rapport de l’individu à son comportement de santé puise autant dans l’expérience individuelle que dans l’expérience collective (Apostolidis & Dany, 2012).

Un des atouts de l’approche des représentations sociales du risque est de thématiser leurs motivations sous-jacentes. Ainsi, une des premières motivations dans la confrontation au risque consiste en la préservation des identités positives à la fois individuelles et de groupe (Joffe, 1999, 2003). La préservation de l’identité positive d’un groupe peut, par exemple, passer par la désignation d’un bouc émissaire. Celui-ci peut être un groupe d’individus désigné comme étant à la source de l’événement menaçant, à cause de leur comportement perçu comme déviant (Douglas, 1994). Ce processus procure un sentiment d’invulnérabilité et une identité positive aux membres du groupe, car l’origine d’une maladie proviendrait du comportement d’un exogroupe dont le comportement ne correspond pas à celui de l’endogroupe. Le processus d’othering n’est pas sans rappeler la théorie de l’identité sociale, pour laquelle l’identité sociale positive d’un groupe est expliquée par une comparaison favorable de ses caractéristiques à celles d’un autre groupe (Tajfel, 1972). Les individus, ayant un besoin d’avoir une identité sociale positive, ont tendance à valoriser les caractéristiques de leur groupe d’appartenance par rapport à celles d’autres groupes (Deschamps & Moliner, 2008).

Le processus d’othering se manifeste souvent lors de l’émergence de maladies infectieuses. Les homosexuels, les héroïnomanes, les hémophiles et les Haïtiens, les « quatre H », ont été désignés comme les principaux groupes à risque au début des années 1980 lors des premiers récits médiatiques relatifs au SIDA (Washer, 2010). Cette classification et cette focalisation médiatique sur ces groupes a favorisé le sentiment d’invulnérabilité des membres de la population générale, qui étaient alors considérés comme n’étant pas à risque (Schiller et al., 1994). De même qu’en 2001, les éleveurs de poulet de la Chine continentale, ainsi que les marchands de poulets des marchés à ciel ouvert de Hong-Kong, perçus comme bafouant les normes d’hygiène, ont été considérés comme la source d’origine de la « grippe aviaire » (Joffe & Lee, 2004). En ce qui concerne la « grippe porcine » H1N1 de 2009, la couverture médiatique a expliqué les origines de la pandémie au travers de reportages sur les élevages de porcs dans les fermes mexicaines. Dès lors, la population mexicaine et latino établie aux États-Unis a été rapidement stigmatisée par les non-latinos, qui l’ont vue comme une population porteuse du virus (McCauley, Minsky, & Viswanath, 2013).

Cette manière de se représenter un risque amène les membres d’un groupe à se dire « cela ne peut leur arriver qu’à eux, mais pas à nous ». La comparaison à un exogroupe adoptant des pratiques jugées déviantes et potentiellement dangereuses, amène le groupe à réaffirmer la convenance de ses propres valeurs, et ainsi, à se sentir davantage protégé de la menace d’un risque (Joffe, 2003). Joffe (1999) appelle othering la façon dont un groupe stigmatise les membres d’un exogroupe en les percevant comme menaçants, déviants et « pourvoyeurs de chaos » [traduction libre] (p.23) en périodes d’incertitudes et d’anxiété. Le processus d’othering se manifeste souvent durant l’émergence d’épidémies. Il s’agit de périodes durant lesquelles se fait ressentir le besoin de marquer une distanciation symbolique et/ou physique entre un exogroupe, jugé autant victime que responsable de la propagation de la maladie, et son groupe d’appartenance (Joffe, 1999; Wagner-Egger et al., 2011).

Joffe a réalisé une série de travaux sur les représentations sociales de maladies, telles que le SIDA (Joffe, 1996, 1998), la fièvre hémorragique Ebola (Joffe & Haarhoff, 2002) et le staphylococcus aureus résistant à la méticilinne (MRSA) (Joffe, Washer, & Solberg, 2011; Washer & Joffe, 2006). Ces travaux ont montré que souvent les épidémies sont perçues comme étant originaires d’exogroupes jugés fautifs, aux pratiques malpropres et immorales. Les études sur les représentations sociales liées aux infections nosocomiales au MRSA dans les hôpitaux britanniques et à la menace de cette bactérie ont montré l’importance des attentes du public envers le personnel soignant, les autorités de santé publique et le gouvernement, qui sont censés garantir un système hospitalier de qualité.

En se penchant sur la thématique du SIDA durant les années 1990, Joffe (1996) a affirmé que les représentations sociales du SIDA représentent une alternative au paradigme dominant de la connaissance-attitude-croyance-pratique (KAPB paradigm, knowledge-attitude-belief- practice), dans le domaine de la recherche sur cette maladie et les programmes de prévention y

relatifs. Ce paradigme se base sur des composantes du Health Belief Model et de la théorie de l’action raisonnée. Le manque d’évidence du lien positif entre le niveau de connaissances sur le SIDA et un comportement de santé adéquat (Moatti, Dab, Abenhaim, & Bastide, 1989; Pollak, Paicheler, & Pierret, 1992), les critiques adressées envers les modèles de comportements de santé (Ingham, Woodcock, & Stenner, 1992; Orbell et al., 1994), et l’individualisme méthodologique de ce paradigme (Moscovici, 1985) constituent autant d’éléments justifiant l’approche alternative des représentations sociales. En relation aux connaissances, interprétations et réactions des individus au sujet du SIDA, Joffe (1996) souligne l’importance de tenir compte des représentations sociales manifestées par les individus et celles présentes

dans leur environnement social, ainsi que de prendre en considération les facteurs identitaires et émotionnels. Cette alternative permet, selon elle, de se focaliser sur des aspects nouveaux dans la lutte contre la propagation de cette maladie. Les représentations sociales du SIDA se caractérisent par une stigmatisation d’une minorité jugée impure, telle que les gays et les Africains, et favorisent ainsi le sentiment d’immunité de la majorité. Les médias de masse participent pleinement à la construction des représentations sociales du SIDA. Ces représentations deviennent dominantes et permettent ainsi à la majorité de maintenir, souvent inconsciemment, un sentiment d’invulnérabilité et un statu quo confortable vis-à-vis de la minorité stigmatisée. Dès lors, la volonté des campagnes de prévention de modifier les représentations dominantes et les comportements envers le SIDA se heurte au déni de vulnérabilité des membres du groupe dominant, à savoir, principalement, les hétérosexuels. Joffe et Haarhoff (2002) ont aussi étudié les représentations sociales de la fièvre hémorragique Ebola du milieu des années 1990. Pour cela, ces auteurs ont analysé les récits de la presse britannique et le discours de son lectorat au sujet de cette maladie. Il en ressort une image commune du virus Ebola, à savoir, celle d’une maladie avant tout liée au continent africain et aux pratiques des populations y résidant, soit une maladie qui ne menace pas la population britannique. Les récits médiatiques diffèrent toutefois quelque peu des représentations du lectorat, dans le sens où la maladie a été dans un premier temps présentée dans les médias comme pouvant être potentiellement répandue à travers le monde. Dans un deuxième temps, ceux-ci ont en quelque sorte tenté de rassurer le lectorat en affirmant que les systèmes de santé des pays occidentaux étaient parés pour enrayer cette maladie. Les tabloïds et son lectorat ont souligné les problèmes structurels des systèmes de santé africains (guerre et pauvreté) ayant contribué à l’émergence de l’épidémie. Pour sa part, le public interrogé semblait détaché face à cette menace très éloignée. Ce détachement est également expliqué par les images diffusées dans les médias pour décrire le phénomène Ebola. Les équipes de soignants occidentales présentes au Zaïre pour contrer l’étendue de l’épidémie ont été filmées dans leur tenue de protection, donnant ainsi aux images un caractère proche de la science-fiction (Joffe, 2007). Adoptant également l’approche des représentations sociales pour la problématique du staphylococcus aureus résistant à la méticilinne (MRSA), Washer et Joffe (2006) se sont intéressés à la manière dont les médias ont couvert la controverse britannique liée à cette bactérie depuis le milieu des années 1990. Le MRSA a été majoritairement décrit par les médias comme étant une « superbactérie » (superbug) mortelle, un « microbe intelligent » à combattre et qui remettait en question l’âge d’or de la médecine et des antibiotiques. La peur du public

était fondée sur des sentiments que cette bactérie pouvait atteindre tout le monde, et particulièrement les patients hospitalisés. Les récits médiatiques de célébrités et la mort de jeunes ayant été infectés ont largement contribué à la peur publique. Dès lors, l’intérêt médiatique s’est porté sur la responsabilité des acteurs de la santé publique, et notamment sur celle du National Health Service britannique (NHS) et du personnel infirmier, considérés comme les principaux acteurs du combat contre cette « superbactérie ». Les médias ont révélé un manque d’hygiène dans les hôpitaux britanniques. L’hygiène du personnel infirmier et des médecins a été jugée insuffisante. Le service de nettoyage des hôpitaux a aussi été critiqué. L’image donnée par les médias des hôpitaux a rompu avec l’idéal de lieux propres et désinfectés. La confiance du public envers le NHS a baissé et une certaine nostalgie de l’image de la « matron » s’est dégagée dans les médias. Le terme « matron » provient du français « mère » et renvoie à l’image d’une infirmière-cheffe puissante, distinguée, disciplinée, protectrice, sûre et digne de confiance. Toutefois, la critique envers le personnel soignant des hôpitaux a été tempérée par une critique plus marquée envers le gouvernement conservateur et sa politique de restriction budgétaire, laquelle a été considérée comme responsable de cette crise sanitaire. Contrairement au processus d’othering lié à certaines maladies, le blâme recensé dans les contenus médiatiques au sujet du MRSA n’est pas dirigé envers un exogroupe dont les pratiques sont jugées déviantes. Le problème lié à cette bactérie est politisé au travers d’une critique envers la négligence du gouvernement.

Dans un article publié quelques années plus tard, Joffe et al. (2011) se sont intéressés à la manière dont le public britannique s’est représenté le MRSA. Le MRSA a été associé à une négligence hygiénique du NHS. En outre, cette bactérie n’a semblé concerner que les personnes hospitalisées, les jeunes et les personnes âgées, procurant ainsi à la majorité du public un sentiment d’invulnérabilité. A cela s’est ajoutée l’idée selon laquelle le personnel de nettoyage étranger des hôpitaux importe le MRSA de leur pays d’origine, est peu payés et peu motivé et donc fournit un travail de moindre qualité. Pour leur part, les membres étrangers du personnel soignant sont en plus de cela accusés de manque de compétences communicationnelles et sociales.

Le point commun entre les différents travaux de Joffe sur les représentations sociales des maladies est le fait que les individus réagissent collectivement aux menaces potentielles des maladies et qu’ils mobilisent des symboles pour gérer la menace qu’elles représentent.