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5. La théorie du sensemaking dans les organisations

5.2. Les propriétés du sensemaking

Weick (1995) définit sept propriétés du sensemaking. Je reprends ici la traduction en français de ces propriétés établie par Mallet (2009, p.64) et les expliquerai ultérieurement.

1. Il est ancré dans la construction de l’identité ; 2. Il est rétrospectif ;

3. Il promulgue des environnements sensés (enactive of sensible environments)2 ; 4. Il s’agit d’un processus social ;

5. Il s’agit d’un processus toujours en cours ;

6. Il met l’accent sur – et est conduit par – l’extraction d’indices ; 7. Il est conduit par la recherche de plausibilité plutôt que de véracité.

Une des principales préoccupations des individus lors d’un événement inattendu se présentant dans leur organisation est de préserver une image d’eux à laquelle ils estiment correspondre. Vouloir maintenir son identité, c’est vouloir maintenir un sentiment rassurant de continuité dans un environnement perturbé. Dès lors, l’explication plausible que donnera un individu au sujet d’une situation inédite et potentiellement menaçante servira à maintenir une image positive de lui-même (Weick, 1995). Toute la difficulté de maintenir une image de soi positive réside dans la négociation entre l’identité personnelle et l’identité professionnelle lors d’un événement bousculant les habitudes dans l’organisation. Dans une organisation, comme un hôpital, les employés n’agissent pas tant pour leur compte qu’au nom de l’organisation (Chatman, Bell, & Staw, 1986). Il leur est demandé de mettre en pratique certaines valeurs et certains principes participant aux objectifs de l’organisation. La question de la vaccination contre la grippe pandémique du personnel infirmier est au cœur de cette possible tension entre l’identité personnelle et l’identité professionnelle.

La deuxième propriété du sensemaking est la « création de sens comme reconstruction rétrospective du passé » (Mallet, 2009, p.65). Le principe de cette propriété provient des réflexions faites par Schutz (1967), dans le courant de l’ethnométhodologie, selon lesquelles on ne peut pas savoir ce que l’on fait avant de l’avoir fait. L’événement à interpréter étant passé, c’est à la mémoire d’y donner du sens. Dès lors, tout élément susceptible de biaiser le souvenir de l’événement affectera le sens donné à l’événement passé (Weick, 1995). Il est à noter que l’interprétation de l’événement actuel ou futur se base aussi sur les expériences passées d’événements similaires. Dans le présent travail, j’interroge le personnel infirmier au sujet d’une campagne de vaccination qui s’est déroulée trois ans auparavant. Ce laps de temps a favorisé la sélection des éléments marquants de l’épisode de la pandémie de grippe A/H1N1 ainsi que la construction d’une interprétation ordonnée et cohérente de cet événement (Mallet,

2 Cette troisième propriété est également parfois traduite comme la « sélection d’indices dans l’environnement »

2009). Il est à supposer que cette interprétation a posteriori à laquelle j’ai eu accès servira de support d’interprétation d’une situation de pandémie similaire à celle de 2009.

Le sensemaking a également comme propriété de promulguer des environnements sensés. Adoptant une perspective interactionniste, Weick (1995) considère la réalité de l’environnement de l’organisation autant comme une production de ses membres que comme quelque chose qui conditionne leurs actions. Cette idée se retrouve dans la notion d’enactment. « Les gens créent leurs environnements comme ces environnements les créent » [traduction libre] (Weick, 1995, p.34). L’enactment consiste en une sélection d’événements parmi le flux d’évènements au sein de l’organisation, qui sont susceptibles d’attirer l’attention de ses membres. Enfin, l’enactment désigne aussi des actions effectuées qui déterminent les actions ultérieures des individus dans le cadre d’un changement de situation (Koenig, 2003). « Le cycle de l’enactment est alors le suivant : certaines variations de l’environnement sont privilégiées par les acteurs. Les phénomènes ainsi sélectionnés donnent matière à un travail d’interprétation collectif. Des actions sont engagées qui ont des conséquences visibles dans le monde, et les changements écologiques ainsi introduits sont susceptibles d’influencer ultérieurement les membres de l’organisation et les comportements de celle-ci » (Koenig, 2003, p.23).

Comme déjà mentionné plus haut, le sensemaking est un processus avant tout social. La construction de sens et l’élaboration d’un système d’actions organisées se fait au travers des interactions. A travers elles, les membres d’une organisation se coordonnent afin de déterminer des attentes et des objectifs communs. Elles leur permettent ainsi d’agir collectivement (Allard- Poesi, 2003). Selon l’approche du sensemaking, l’élaboration collective d’un système d’actions organisées ne nécessite pas forcément une définition commune des problèmes que l’organisation doit résoudre. Le système d’actions organisées ne nécessite qu’un partage minimal de la définition de la situation entre les membres d’une organisation (Weick, 1995). Pour Weick, la convergence des membres de l’organisation en un groupe ne se fait pas au travers d’un consensus sur les objectifs à atteindre et d’une définition commune de la situation. Le groupe converge, d’une part, parce que les acteurs croient qu’ils peuvent tirer des intérêts à agir collectivement, et d’autre part, parce qu’ils possèdent une vision similaire des moyens à mettre en œuvre pour agir collectivement. « À un niveau très général, la vision weickienne de l’action organisée conduit ainsi à concevoir le sens collectif comme des points d’accord temporaires négociés par les membres d’un groupe durant leurs interactions, qui, s’ils disposent de représentations différentes de la situation, peuvent cependant parvenir à un consensus sur les actions à entreprendre par le biais de la communication » (Allard-Poesi, 2003, p. 99). Ces points

d’accord temporaires peuvent consister, par exemple, en des stéréotypes, des normes d’action ou encore des recommandations d’action basées sur les expériences passées de l’organisation (Mallet, 2009).

Le sensemaking est un processus toujours en cours. Étant donné que les membres d’une organisation façonnent constamment l’environnement dans lequel ils évoluent au travers d’interactions, la construction collective de sens se fait, elle aussi, continuellement. Cette perpétuelle construction de sens se fait la plupart du temps dans un flux habituel d’activités et paraît comme allant de soi pour les individus. Il en va tout autrement lorsque ce flux habituel est brisé par un évènement surprenant. Dans de tels cas, les émotions peuvent jouer un rôle important dans le processus de sensemaking. « Les émotions jouent un rôle de rappel d’événements passés ayant provoqué les mêmes émotions que ce que l’individu est en train de vivre aujourd’hui » (Mallet, 2009, p. 68).

Le sensemaking met l’accent sur – et est conduit par – l’extraction d’indices. Lorsqu’on parle d’élaboration collective de sens opérée par les membres d’une organisation, il faut comprendre que ceux-ci – il s’agit là souvent des dirigeants – vont porter leur attention sur des signaux précis parmi ceux provenant de leur environnement et, tout en réduisant la complexité des nombreux aspects de celui-ci, vont mettre en avant une interprétation davantage univoque de la situation. Cette réduction de l’équivocité de la situation permettra de dégager des pistes d’action (Koenig, 2003). Dit simplement, le sensemaking met l’accent sur l’extraction d’indices, c’est- à-dire des points de références sur lesquels se baseront à la fois la définition d’une situation et les actions à entreprendre.

Il est conduit par la recherche de plausibilité plutôt que de véracité. Cette propriété du

sensemaking peut être traduite par l’énoncé « Je dois en savoir suffisamment sur ce que je pense

pour réaliser mes projets, mais pas nécessairement plus » (Weick, 1995, p. 62, traduit à partir de Rouleau, 2007, p. 142). En repérant les signaux les plus pertinents pour interpréter une situation nouvelle, les individus simplifient la réalité dans un souci de pouvoir continuer leurs activités. Pour le sensemaking, l’important n’est pas de savoir si les individus partagent une interprétation des événements biaisée cognitivement ou empreinte d’heuristiques (Kahneman et al., 1982), mais de comprendre comment les individus interprètent la réalité et pourquoi ceux- ci sélectionnent certains signaux plutôt que d’autres. Un processus de sensemaking peut être efficace, même basé sur des simplifications erronées. Dans une situation de surprise, caractérisée par de l’incertitude et par un manque d’informations, une action adaptée à la

situation est parfois préférable à la recherche d’une définition précise de la situation (Koenig, 2003).