• Aucun résultat trouvé

Les nouvelles facettes du scepticisme envers les maladies infectieuses émergentes

9. Préambule de la partie empirique

9.2. Les nouvelles facettes du scepticisme envers les maladies infectieuses émergentes

infectieuses émergentes récentes représente un terreau fertile de recherches encore sous- exploité. Certes, le scepticisme public envers maladies infectieuses émergentes n’est pas nouveau. Dedet (2010) explique que l’apparition de maladies émergentes a souvent été confrontée à une phase initiale de déni qui précède celles de recherche de sens et de mise en place de stratégies sanitaires. Par exemple, le SIDA a connu une phase de déni avant qu’il soit reconnu que le VIH en soit la cause (Kalichman, 2009). Plus récemment, au commencement de l’épidémie de fièvre hémorragique Ebola en Afrique en 2014, de nombreuses personnes ont dénié l’existence du virus Ebola dans les pays d’Afrique les plus affectés (Larson, 2016). Ce qui constitue par contre une composante nouvelle du scepticisme public envers les maladies infectieuses émergentes est le sentiment de « fatigue du risque » (risk fatigue) (Liao & Fielding,

2014) ou de « fatigue des alertes » (warning fatigue) (Rubin, Finn, Potts, & Michie, 2015), qui se traduit par de la lassitude due à un décalage, à intervalles rapprochés, entre la sévérité d’une menace prédite dans les médias et l’expérience qu’en font les individus. Il s’agit en fait d’un sentiment que les médias exagèrent la menace des maladies infectieuses.

Une étude a montré que le sentiment selon lequel les médias ont fait « trop de bruit » (too much

fuss) autour de la pandémie de grippe de 2009 était largement répandu parmi les citoyens du

Royaume-Uni, autant au début de la pandémie que lors de son pic et de sa fin (Rubin et al., 2015). Cette étude se penche sur les corrélats du scepticisme public envers les menaces de santé publique, exprimé au travers du sentiment de « fatigue des alertes », et montre qu’il est possible de prédire les catégories de personnes susceptibles de manifester le plus de scepticisme envers une maladie infectieuse émergente.

L’étude montre premièrement certaines associations entre des caractéristiques démographiques et le sentiment de « trop de bruit ». Ainsi, le fait d’être un homme blanc âgé de 65 ou davantage, doté d’un rang social élevé, présentant un bon état de santé général, ne souffrant pas de maladie chronique, et ne connaissant pas quelqu’un ayant contracté la « grippe porcine » augmente la probabilité de considérer que la grippe pandémique a fait trop parlé d’elle dans les médias. Il a aussi été démontré que les personnes ayant le sentiment de « trop de bruit » font davantage confiance à leur médecin de famille qu’aux autres autorités de santé publique britanniques, telles que le National Health Service (NHS), le Department of Health, ou encore les hôpitaux régionaux. Enfin, les personnes, disons, les plus « harassées » sont plus enclines à considérer qu’elles possèdent de bonnes connaissances au sujet de la grippe H1N1, bien qu’elles répondent en généralement de manière plus incorrecte aux questions factuelles sur cette maladie, et qu’elles ne désirent pas davantage d’informations à son sujet. Les conclusions de cette étude amènent les auteurs à suggérer des stratégies de communication faisant recours à des témoignages de personnes ayant contracté la maladie, puisque les résultats de l’étude indiquent que le fait de connaître une personne ayant contracté la maladie réduit le sentiment de « trop de bruit ». En outre, étant donné le fait que les personnes les plus sceptiques font davantage confiance à leur médecin de famille ou de premier recours, ces derniers devraient être encore davantage impliqués dans la transmission des informations et recommandations provenant des autorités de santé publique. Enfin, puisque les personnes les plus sceptiques considèrent qu’elles possèdent de bonnes connaissances sur la maladie en question et qu’elles ne ressentent pas le besoin de s’informer davantage à ce sujet, une stratégie de communication qui leur

montrerait que leurs connaissances ne sont pas aussi exactes qu’elles le pensent pourrait peut- être les inciter à vouloir rechercher davantage d’informations.

Ce sentiment de fatigue se manifeste également par de la méfiance envers les informations à teneur scientifique diffusées dans l’espace public, à la suite de l’augmentation de fraudes scientifiques publiées dans les médias ces dernières années. La « fatigue du risque », exacerbée à la suite des épisodes de « grippe aviaire » A/H5N1 et de la pandémie de « grippe porcine » A/H1N1, traduit un sentiment d’abus de fausses alarmes successives et favorise la montée des attitudes sceptiques du public et des professionnels de la santé envers les maladies infectieuses émergentes et envers les institutions censées informer et protéger la population (Bangerter, 2014; Bangerter et al., 2012; Gilles et al., 2011; Henrich & Holmes, 2011; Mayor et al., 2012). L’étude longitudinale de Mayor et al. (2012) montre la manière dont le scepticisme envers la pandémie de grippe A/H1N1 a pris de l’ampleur parmi les citoyens suisses. Cette étude analyse les perceptions du public suisse et la couverture médiatique de la pandémie de grippe A/H1N1 durant l’ensemble de la période pandémique, soit lors de l’émergence de la pandémie et son expansion en Europe en mai 2009 (vague 1), puis lorsque la pandémie a atteint la Suisse et les campagnes de vaccination étaient sur le point d’être mises en place en novembre et décembre 2009 (vague 2), et enfin, après la fin de la pandémie, en septembre et novembre 2010 (vague 3).

L’étude de Mayor et al. (2012) explique qu’un processus d’othering (Joffe, 1999) a été manifesté lors de la vague 1, lorsque la pandémie était encore considérée comme un phénomène qui ne concernait que des régions lointaines comme le Mexique, l’Asie, l’Afrique et les États- Unis et dont la menace était géographiquement éloignée, et qu’il fallait tenir éloignée. Ces catégories-là ont été graduellement remplacées par la mention de catégories plus locales aux vagues 2 et 3.

Ainsi, le gouvernement suisse s’est vu attribué un caractère « héroïque » dans les vagues 1 et 2 (voir Wagner-Egger et al. 2011, pour la définition des catégories « héros », « vilains » et « victimes »). Les citoyens voyaient en lui un moyen d’action sûr et efficace pour contenir la propagation de la pandémie et manifestaient une certaine confiance envers les mesures qu’il projetait de mettre en place, ainsi qu’envers les informations qu’il diffusait au public. Toutefois, lors de la vague 3, la moitié des personnes interrogées ont montré des signes de méfiance envers le gouvernement. Certains d’entre eux commençaient à soupçonner une connivence entre les autorités politiques et les firmes pharmaceutiques.

Les médecins ont été perçus comme des « héros » durant les trois vagues successives de l’étude. Dans la vague 1, ils furent considérés comme les personnes dotées des meilleures connaissances pour combattre le virus et aider la population à combattre la pandémie, ainsi que pour informer la population sur les manières de se protéger. Dans la vague 2, les personnes interrogées ont davantage mentionné les interactions qu’elles ont eues avec leur médecin. D’autres ont relevé le fait que certains médecins étaient opposés à la vaccination. Durant la vague 3, les médecins étaient perçus majoritairement comme réfractaires à la vaccination et comme des sources d’information privilégiées pour gérer les difficultés du contexte pandémique.

Les médias, eux, ont été perçus comme des « vilains » durant toutes les vagues de l’étude. Dans la vague 1, ils ont été considérés comme des instigateurs de panique dans la population, puis comme ayant exagéré le risque que représentait la pandémie (vague 2 et 3), suscitant l’émergence d’attitudes sceptiques envers les informations médiatiques liées à la pandémie. Les industries pharmaceutiques se sont également vues attribuer un caractère de « vilaines » de la part de la population dans les trois vagues de l’étude. Dans la vague 1, les participants ont pensé que les firmes pharmaceutiques allaient tirer un profit de l’émergence de la pandémie, même si les participants considéraient que ces firmes produisaient de bons médicaments. Durant les vagues 2 et 3, la vision cynique de firmes pharmaceutiques profitant des événements était toujours bien présente. Les firmes pharmaceutiques commençaient à être associées à des théories du complot affirmant qu’elles auraient manigancé l’émergence de la pandémie. De plus en plus de personnes ont commencé à dire que les firmes pharmaceutiques ont manipulé les gouvernements, de manière à leur vendre des doses exorbitantes de vaccins.

Les conclusions de cette étude montrent bien le caractère dynamique des représentations sociales des pandémies et l’essor d’attitudes sceptiques dans le public. Ma thèse étudie, d’une part, les représentations sociales du personnel infirmier de la dernière pandémie de grippe A/H1N1. D’autre part, elle s’intéresse aux interactions entre les expériences de ces professionnels de la santé et les institutions qui créent, gèrent et diffusent les représentations de la menace de ces maladies. En cela, ma thèse vise à comprendre ce qui favorise l’adoption des attitudes sceptiques envers les maladies infectieuses émergentes et les recommandations provenant des autorités de santé publique. Elle a également pour objectif de documenter l’influence de ces attitudes sur les intentions futures de vaccination contre la grippe, qu’elle soit saisonnière ou pandémique. Le fait que les membres du personnel infirmier soient des professionnels de la santé ne les empêche pas d’avoir des conceptions erronées à propos de la

vaccination antigrippale (Hofmann et al., 2006), et ne les protègent pas du scepticisme envers les maladies infectieuses émergentes.