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VII) Le dispositif

1. Le vêtement

Étymologiquement parlant, le terme « vêtement » date de la fin du Xème siècle, vestiment, qui voulait dire « tout ce qui sert à protéger le corps, à le couvrir ». Aujourd’hui, il renvoie à l’« Ensemble des pièces composant l'habillement à l'exclusion des chaussures, et servant à couvrir et à protéger le corps humain ».

Les différentes transformations que subissent des matières premières pour devenir vêtement, et que ce dernier a subies lui-même au cours de sa longue histoire, font de lui un objet fascinant. D’une simple peau d’animal, il s’est mué en fibres, puis en fils, tissus, etc. Ce qui fait des vêtements dont nous disposons aujourd’hui des objets d’une complexité surprenante.

Grâce à toutes ces inventions, on a pu adapter les caractéristiques techniques des vêtements (fibres textiles, procédés de tissage, coupes, coutures) au rythme des saisons ou à un usage particulier : soutien-gorge facilitant l’allaitement, fentes latérales sur les vestes qui servaient auparavant à sortir facilement son épée, vêtements spéciaux pour les différentes disciplines sportives, vêtements adaptés pour personnes en chaise roulante, blouses de travail antistatiques ou antiacides, etc. Cette dimension fonctionnelle du vêtement n’est souvent pas mise en avant dans les débats que suscite ce dernier. En effet, on parle souvent de protection ou de parure, comme le relève Roland Barthes :

Pourquoi l’homme s’habille-t-il ? On a soupesé l’importance respective des trois facteurs suivants : protection, pudeur, ornementation. S’arrêtant surtout au rapport de la parure et de la protection, et s’autorisant de certaines observations ethnographiques (des peuples à climat rude, comme les

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indigènes de la Terre de Feu, pensent à s’orner, non à se protéger), ou de certains traits de psychologie enfantine (l’enfant se pare et se déguise mais ne se vêt pas), on a cru pouvoir établir que le mobile de parure était de beaucoup le plus important ; on a même voulu réserver le terme de vêtement aux faits de protection et le terme de costume aux faits de parure. (Barthes 1957, p.433)

Dans son article « histoire et sociologie du vêtement », Barthes fait une critique des histoires du vêtement. En effet, c’est à partir de la seconde moitié du XIXème siècle qu’apparaissent des études sérieuses dans ce domaine. Cependant, le costume a continué à être traité plus comme un fait historique que dans ses dimensions économiques et sociales. De plus, les histoires du costume se basaient sur le costume royal/aristocratique : « […] privé de son contenu idéologique, mais encore, hors des classes oisives, [le costume] n’est jamais mis en rapport avec le travail vécu du porteur : c’est tout le problème de la fonctionnalité du vêtement qui est ici passé sous silence » (P.432)

Selon Barthes, l’erreur des travaux sur le costume consiste à ne pas le considérer comme un système, c’est-à-dire comme une composition d’éléments qui n’ont de signification qu’en étant liés par des normes, par la société :

En fait, ce qui doit intéresser le chercheur, historien ou sociologue, ce n’est pas le passage de la protection à la parure (passage illusoire), mais la tendance de toute couverture corporelle à s’insérer dans un système formel organisé, consacré par la société. (pp. 433-434)

Et d’ajouter à la page 434 :

Le costume est essentiellement un fait d’ordre axiologique.

En parlant de système, ce théoricien fait recours à Saussure, père du structuralisme. Saussure considère la langue comme une structure, un système d’éléments qui ne sont intelligibles qu’à travers les relations qu’ils entretiennent avec le reste des éléments du système (relations soit d’équivalence soit d’opposition). Ce linguiste a également introduit la différenciation entre le langage (faculté de s’exprimer avec des signes), la langue (système de signes caractérisant une communauté de locuteurs) et la parole (actualisation de la langue par un locuteur donné, dans un contexte donné).

Barthes a repris cette distinction en créant un parallèle entre le vêtement et le langage ; cela lui permet de différencier vêtement, costume et habillement :

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D’un point de vue sociologique, cette distinction est intéressante aux yeux de Barthes car elle permet de séparer le « fait habillement », acte individuel à dimension phénoménologique, du « fait costume », une institution à valeur sociologique. La question de la mode est intéressante à observer ici car elle représente des va-et-vient entre habillement et costume. En effet, quand les spécialistes de la couture élaborent une mode, elle est dans ce cas issue d’un fait de costume. Mais il arrive qu’un individu décide de s’habiller d’une certaine manière et qu’il soit imité par d’autres individus créant ainsi un effet de mode ; cette mode serait issue d’un fait d’habillement qui a glissé en fait de costume en se généralisant.

Revenons à Saussure, rapporté par Barthes, tout en continuant à penser à cette distinction costume/habillement. Si la langue est un système de signes, ces derniers sont constitués de deux composants : un signifiant et un signifié. Ainsi, pour un signe (un mot) donné d’une langue donnée, le signifié correspond à la représentation mentale de l’objet ou du concept auquel renvoie le signe/mot ; Le signifiant correspond quant à lui à l’ensemble des sons qui constituent le mot/signe.

Exemple :

La sémantique linguistique que nous venons de présenter sert d’introduction à la dimension sémiologique que Barthes évoque dans son article : « Il va de soi que le vêtement – que l’on ne

JUPE Un signe faisant partie du système linguistique

français Le signifié (image mentale)

[ ʒ yp]

Le signifiant (image acoustique) Terme générique :

Vêtement

= Langage

Réalité individuelle : Parole = Habillement

Réalité sociale : Langue = Costume

Figure 20 Signe, signifié et signifiant Figure 19 - Vêtement et Langage

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saurait réduire à une fonction protectrice ou ornementale – est un champ sémiologique privilégié : on peut dire que c’est sa fonction signifiante qui fonde le vêtement en fait social total » (p.438).

Pour reprendre la distinction saussurienne, le vêtement correspondrait au signifiant ; le signifié serait le degré de participation ou d’intégration du porteur par rapport à sa société, sa réponse aux conduites attendues par celle-ci, à travers le vêtement. Ce n’est pas par hasard que nous avons choisi le mot « jupe » comme exemple pour illustrer ce rapport signifié/signifiant sur le plan linguistique, car nous pouvons l’exploiter également pour le fait social vestimentaire.

En effet, une jupe est un signifiant qui renvoie à des réalités (signifiés) différentes selon qu’on soit Iranienne ou Française : tandis qu’une Française peut choisir librement de porter une jupe, quelles que soient ses dimensions, couleurs, etc. L’Iranienne ne peut mettre qu’une jupe bien longue pour répondre aux standards d’actualité en Iran ; car 35 ans en arrière, avant la révolution de 1979, l’Iranienne avait également cette liberté de choix étant donné que les standards de l’époque étaient différents. Inversement, il n’a pas été toujours facile pour la Française de porter une jupe, comme on peut le constater à travers le témoignage du film La journée de la jupe (2009). Pour élargir ce raisonnement, nous pourrions stipuler que le débat récent en France sur l’interdiction du port de la Bourqa n’est autre que le rejet d’une société de certains porteurs transgressant les règles d’intégration à celle-ci. Yves Saint-Laurent n’avait-il pas raison en disant que « S'habiller est un mode de vie » ?

D’un point de vue psychanalytique, les vêtements, en tant que signifiants, parleraient de nous, de notre personnalité (le signifié), de ce que nous sommes, ce que nous ressentons, ce que nous souhaitons consciemment et surtout inconsciemment dévoiler de notre intériorité. Nous n’aborderons pas ici les allusions libidinales au corps. L’introduction de la psychanalyse nous sert uniquement, dans notre propos, à l’illustration du couple signifiant/signifié dans un autre domaine que la sociologie. Par contre, l’entrée psychanalytique a le mérite d’introduire ou de réintroduire le corps dans les débats sur le vêtement.

1.1. Un corps à corps avec le vêtement

Intervenir sur le vêtement est une activité intimement liée au corps, et ce selon plusieurs angles d’attaque. Un véritable jeu d’absence-présence des corps traverse chaque tâche et fait de cet atelier un lieu de rencontre idéal.

Passons du sérieux sociologique à la légèreté mythologique, remontons un peu dans l’histoire présumée de l’humanité, à nos aïeux originels qui se seraient rendu compte de leur nudité en commettant Le Péché. Ainsi, « Les yeux de l'un et de l'autre s'ouvrirent, ils connurent qu'ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s'en firent des ceintures. »26.L’habillement a commencé alors par une sorte de prise de conscience et correspondrait, paradoxalement, à la première déchéance qu’a connue l’humanité. Le vêtement constitue non seulement une protection du corps

26 http://www.info-bible.org/lsg/01.Genese.html

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contre les éléments de la nature, mais également une nécessité de pudeur. De manière triviale et sans entrer dans des considérations savantes comme celles présentées plus haut, ces deux usages président jusqu’aujourd’hui les caractéristiques plus ou moins importantes auxquelles nous prêtons attention lors du choix d’un habit. Ainsi, la peau comme tissu corporel a besoin d’un tissu d’une autre nature (le textile) pour se protéger du froid, du regard, mais aussi afin de donner plus d’informations sur soi, ses goûts, son rang social, etc. Partant, le vêtement fait partie du langage social et corporel.

Il est vrai que le vêtement continue à jouer le même rôle protecteur jusqu’à nos jours, mais il a acquis à travers les siècles un autre statut. Aujourd’hui, dans une société de consommation qui fait du corps un objet de consommation (Baudrillard, 2009), le vêtement fait alors partie de l’ensemble des pratiques qui entretiennent celui-ci et le mettent en valeur. Mais cela peut coûter considérablement cher si l’on s’intéresse de plus près à ce qui se passe dans le monde de la haute couture ou même dans le prêt-à-porter de haute et moyenne gamme. Par ailleurs, l’aspect social réside également dans la rencontre de l’autre via son vêtement.

En effet, à travers ses traces visuelles ou olfactives (taches et/ou odeur de transpiration par exemple) sur le vêtement, l’Autre est présent de manière synecdochique. C’est ce qui crée la rencontre entre les stagiaires-employés de l’atelier blanchisserie et cet Autre absent physiquement mais présent de par ses empreintes corporelles qui peuvent atteindre un degré de représentation très poussé comme dans le cas de taches de sang par exemple. Paradoxalement, plus le corps du porteur est représenté sur le vêtement, plus le jugement de valeur émis par les stagiaires est négatif : ils apprécient mieux rencontrer l’autre dans sa propreté et donc son effacement. Cela représente un point important sur lequel la formation doit s’attarder : pour faire ce métier, il faut accepter cette présence aussi marquée soit-elle, des traces corporelles des porteurs. L’activité quotidienne des stagiaires consiste justement à procéder à différentes opérations et à intervenir sur cet objet technique qu’est le vêtement à l’aide d’autres objets techniques (produits détachants, machines, outils, etc.) pour lui redonner une certaine neutralité et le rendre ainsi « portable ».

L’acceptabilité du vêtement passe par des transformations que subit ce dernier et qui consistent à rendre le visible invisible. La propreté est dans ce cas-là une impression visuelle comme le note Vigarello (1998) à la page 57 :

L’ensemble du corps n’est pas vraiment concerné, enfermé dans un habit sur lequel porte l’essentiel du regard. Le statut de cet habit est d’ailleurs à son tour d'autant plus important qu’il permet de mieux comprendre celui des propretés. C’est le rôle précis de celui-ci dans une stratégie de convenance qui fait comprendre à quel point l’attention ne quitte pas le visible […]

Même s’il s’agissait de Moyen Âge, cette conception n’a pas vraiment changé depuis des siècles et le propre reste d’abord une question d’apparence. L’activité des lingères consiste donc à rendre aux habits une apparence convenable ; dans le contexte particulier de la blanchisserie des EPI, les stagiaires vont au-delà du visible en soignant la qualité microbiologique des textiles traités. Cela constitue une plus-value pour la suite de leur parcours de réinsertion : la formation va au-delà de ce

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qui est communément demandé sur le marché de l’emploi actuel, en prévision à l’évolution probable que va vivre ce dernier avec une généralisation de ce type de blanchisseries, en tous cas dans les collectivités comme les hôpitaux et les homes pour personnes âgées.

Le vêtement joue également un rôle important pour l’apprentissage ; il en est un vecteur, parce qu’il implique des enjeux : économique, affectif (besoin de se rassurer, peur de démembrement, vêtement participe à une certaine totalité de l’être), etc. Les stagiaires ne passent pas leur journée de travail à simuler une activité, quoique la simulation soit un mode d’apprentissage valable. Leur activité a des conséquences concrètes du point de vue économique (leur prestation est facturée aux porteurs) ainsi qu’émotionnel (éviter les décompensations des personnes en situations de handicap, les valoriser socialement en leur procurant des vêtements présentables, rassurer les parents/familles sur la qualité de prise en charge de leur enfant…).

Le « corps à corps » de ces stagiaires avec les vêtements est à considérer dans un double sens : avec leurs propres habits et avec le vêtement en tant que matériau de travail ou objet technique - sens imagé mais aussi physique car elles sont en perpétuel contact physique et précisément sensoriel avec ces objets. Ici, nous empruntons la notion de prpriissee à Chateaureynaud (Cité par Duret & Roussel, 2003, pp.45-46) et la détournons légèrement pour servir notre sujet. Selon cet auteur, «’’la prise’’ renvoie au corps à corps mené dans tout travail d’objectivation d’objets devant être qualifiés d’authentiques [convenables/présentables dans notre contexte] ou de contrefaçons [inconvenables/abimés] » (Idem, P.45). La stagiaire examine les vêtements comme le ferait un expert, c’est-à-dire « […elle] palpe, touche, renifle, saisit l’objet par le corps, relie toute une série de perceptions pour aboutir à un jugement. L’expertise consiste d’abord en une succession d’épreuves sensorielles » (p.46). Comme nous allons le voir plus bas, c’est cet aspect sensoriel qui a retenu notre attention pour la mise en place de la formation à l’activité de nettoyeur de textiles.

Nous faisons encore recours à une citation de Yves Saint-Laurent : « Quand on se sent bien dans un vêtement, tout peut arriver. Un bon vêtement, c'est un passeport pour le bonheur. ». Cette phrase a le mérite de mettre en scène ce rapport particulier qu’entretient le porteur avec son vêtement. Si la publicité vend des rêves, les métiers du textile procurent du bonheur. Cette félicité s’achète, mais elle ne dure pas éternellement et subit fatalement des dégradations. Nous allons découvrir ci-dessous un métier qui restaure ce bonheur.