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Si l’on veut mieux cerner en quoi l’écriture de la brisure du silence par la parole constitue un élément fondamental de la poétique romanesque qui sous-tend l’ensemble de l’œuvre, il faut renoncer, au moins provisoirement, à considérer Louis Guilloux et son œuvre dans une vision de l’homme et de sa condition. C’est à ce prix que l’analyse de cette œuvre peut-être renouvelée.

Cette problématique de la condition humaine et les motifs qui en découlent se développent à partir d’une perception initiale du silence, que célèbrent, tout au long de l’œuvre, des moments d’accord, véritables moments de paix et d’harmonie. Henri Godard l’a parfaitement perçu, puisqu’en conclusion de son essai il souligne que dans

Le Sang noir « Le simple souvenir d’une page de prose qui porte le langage au meilleur

de lui-même a suffi à réaliser cet accord ordinaire vainement poursuivi, avec soi-même, avec le monde, avec autrui87. » L’œuvre part en quête de cette célébration de ce silence perdu. Mais sans cesse le bruit du monde, et particulièrement les paroles, viennent le troubler. Louis Guilloux a soumis ses romans à l’expression de ces multiples paroles, paroles de militants, d’idéologues, paroles de haines, de détresse ou de douleur. Son œuvre se fait cathédrale de paroles cherchant toujours à dénoncer la parole mensongère, tout autant qu’à trouver, dans chaque parole, la vérité humaine de celui qui la profère. Henri Godard évoque à maintes reprises « la justesse de ton qui peut être le principe d’un art. » 88 Quelle que soit sa forme, directe, indirecte, en dialogue ou en monologue, et souvent même tissée en un plurivocalisme subtil, la parole devient la matière essentielle qui, brisant la nostalgie du silence premier, déroule incessamment le fil des interactions humaines. La visée ultime de ces paroles est bien d’atteindre, au bout de toute chose, à travers toute situation, et jusqu’à l’ultime fin de l’œuvre, une voix intime, une voix partagée dans le silence complice, une voix qui réconcilie enfin ce silence initial et primordial avec la possibilité de partager un échange. La source de l’œuvre se trouve sans doute dans cette blessure initiale qu’il s’agit de vider de son abcès de paroles virulentes. C’est là la condition d’un silence partagé, ou si l’on veut d’une parole d’échange, dans laquelle le silence complice importe davantage que les mots eux-mêmes. La fameuse phrase de Céline, détournée et transformée par Louis Guilloux

87 Henri Godard, Louis Guilloux, romancier de la condition humaine, ibid. p.391. 88

« le malheur ce n’est pas qu’on meurt, mais qu’on meurt volé » prend tout son sens : pour Louis Guilloux on meurt volé de cet accord primitif et silencieux avec le monde.

Henri Godard a nettement affirmé cette importance de la parole dans l’œuvre de Louis Guilloux : « Tout l’art presque invisible de Guilloux est dans cette passion de la parole humaine. » Cependant il nous semble que jusque là aucune approche critique n’ait vraiment dégagé ce qui fait l’axe même de cette œuvre : la nécessaire confrontation du silence et de la parole. C’est pourquoi il convient de décrire les silences tout autant que les paroles et de mettre au jour que la quête d’unité entre silence et parole se révèle le véritable vecteur de l’ensemble de l’œuvre.

« Romancier de la condition humaine », « témoin de son temps », de l’Histoire tout autant que de la vie des petites gens, Louis Guilloux est aussi un romancier pour qui toute phrase écrite, toute situation romanesque engagent tout son être dans le tourment de ses blessures personnelles. Son écriture, même lorsqu’elle semble prendre la forme d’un témoignage, porte la trace d’une subjectivité en proie à ses propres tourments et qui cherche dans les pulsions de l’écriture une réponse à ses doutes, à ses angoisses. Il n’est pas de roman qui ne manifeste cette fascination de l’auteur pour ce silence initial perdu, sans cesse détruit par la dialectique infernale du silence subi et de la parole dévastatrice. Aussi n’est-il pas surprenant que cette œuvre manifeste au plus haut point ce dilemme entre parole et silence. Doit-on se réfugier dans le silence ? Quelle force accorder à la parole89 ? C’est pourquoi c’est au point d’articulation entre la difficulté, voire même l’impossibilité, de parler de son temps et la nécessité, pour l’auteur, d’écrire dans ce temps que se situe une voie d’accès à la poétique romanesque

89 Ces orientations contradictoires, vers la solitude et le silence ou vers les autres et leurs paroles, ont bien été repérées dans des lettres de Louis Guilloux par Sylvie Golvet qui écrit : « Dans cette solitude, il oscille entre deux attitudes. Fin décembre 1930, il en voit l’aspect positif : « Désormais, il est peu probable que je retourne à la « vie mondaine ». Je me fais (…) à ma solitude, et je trouve, qu’en fin de compte, il n’y a pas de meilleure situation pour l’homme. La solitude évite bien des erreurs (…)». Quelques mois plus tard, elle est vécue comme un isolement insupportable, une mise à l’écart. Compagnons n’a pas eu beaucoup d’audience. Il a besoin qu’on parle de lui : « Autour de moi, c’est le silence complet. Si ce silence n’est pas bientôt rompu, je n’aurai plus qu’à poser ma chique. (…) ce silence, cette indifférence m’étouffent ». Il demande à ses amis d’attirer l’attention sur ses livres : Jean Guéhenno, Jean Blanzat, André Malraux accepteront de faire des articles. Les relations amicales lui sont indispensables, il doit trouver le moyen de les ménager et de les multiplier. » Louis Guilloux à Jean Guéhenno, 21 décembre 1930, fonds Jean Guéhenno, B. N. F. Richelieu et Louis Guilloux à Jean Guéhenno, 8 mai 1931, fonds Jean Guéhenno, B. N. F. Richelieu. Louis Guilloux,

de l’œuvre de Louis Guilloux. Agir et parler, mais aussi se taire pour ne pas démentir, écrire une œuvre pour enfin dépasser cette alternative, tels furent les chemins que Louis Guilloux a empruntés successivement. Et toujours perçoit-on en ligne de mire de cette écriture la création de ces moments de silences partagés, véritables havres de paix et d’accord90 avec soi et le monde, où tant de silences subis, humiliants et imposés, tant de paroles vaines, cruelles, immondes sont enfin relégués comme des erreurs secondaires de la société humaine.

Cette œuvre semble sourdre de la nécessité de mesurer et de peser toutes les paroles, de les opposer, de les rapprocher, de les différencier, et de les mettre en balance avec tous les silences, silences de refus, de replis ou de révolte. Ou bien, au contraire, elle ne s’écrit qu’afin de créer quelques rares silences de paix et de création. C’est de là qu’elle tire son énergie : mettre en texte, par son écriture, par sa construction narrative et par ses personnages, cette dialectique du silence et de la parole. Cette force est la manière de voir, de penser, d’être au monde de Louis Guilloux, elle est la pulsion initiale de son œuvre.

Comme tout écrivain dont l’œuvre se déploie sur un nombre élevé d’années, Louis Guilloux a renouvelé profondément les formes narratives qu’il mettait en jeu, en fonction des thématiques personnelles et historiques qu’il abordait. Les différences formelles entre le premier et le dernier roman sont plus qu’importantes. La Maison du

peuple, récit elliptique quelque peu schématique, retrace un petit événement de politique

municipale, vécu et narré par un enfant tandis que Le Jeu de patience, somme de plus de 800 pages, réunit une chronique d’une ville sur près d’un demi-siècle et des mémoires établis par un narrateur. Ce renouvellement des constructions romanesques est net si on les considère, par exemple, sous l’angle de l’amplitude temporelle des trois romans du milieu de l’œuvre : Le Sang noir se déroule sur une journée, Le Jeu de patience sur 50 ans et Les Batailles perdues sur deux ans. Des temporalités si variées sont forcément accompagnées de techniques d’écriture différentes. Cette transformation continue des

90 Le mot « accord » semble bien le plus apte à exprimer ces moments, où le personnage se perçoit en harmonie avec lui-même et le monde, sans avoir besoin d’aucune parole. C’est ainsi que Henri Godard les définit : « [les hommes] Ils ont même connu ici ou là dans leur existence, si peu que ce soit, de ces instants bénis où le temps n’existait plus ; où le langage n’était plus nécessaire pour atteindre à la transparence des esprits et des cœurs ; où, si pourtant on y recourait, ce langage se faisait de lui-même chant ; où chacun, le temps d’un éclair, se sentait en accord avec lui-même, avec autrui et avec le monde, empli de la plénitude de son être, souverain et libre. » Henri Godard, Louis Guilloux, romancier de la condition humaine, p.40.

formes romanesques doit être mise en relation avec la recherche incessante d’une forme narrative en adéquation avec la quête si particulière de cette écriture : trouver au-delà du silence subi et de la parole empoisonnée, une parole silencieuse. Le point d’aboutissement de cette quête semble être synthétisé et exprimé dans le titre de l’ultime roman : Coco perdu. Essai de voix.

Ainsi, le développement de cette œuvre obéit sans doute à une nécessité intérieure de la vie de l’auteur. Chaque roman emprunte des voies nouvelles, inexplorées par les précédents, afin d’exprimer, par la fiction, cet univers imaginaire, toujours fondé sur la tension entre parole et silence, mais toujours parcouru différemment. Nous verrons que cet imaginaire si personnel s’organise selon les lois d’une poétique de l’Imaginaire91 dont ce ferment est le dynamisme créatif fondamental.

La tension entre la parole et le silence

L’œuvre de Louis Guilloux, comme toute œuvre, trouve sa source au cœur de la psyché de l’auteur. Il en fut bien conscient et son obsession réside dans le désir de surmonter des contradictions fondamentales qui l’habitaient92. Issu du milieu des humbles, il voulut toujours être aux côtés des naufragés de l’histoire du XXè siècle, alors même que son évolution intellectuelle le conduisait à un scepticisme politique grandissant : s’engager dans cette époque ou renoncer à agir, parler pour dénoncer des injustices ou se taire pour ne se consacrer qu’à son œuvre. D’un côté le silence, l’aspiration intérieure à la paix face au bruit du monde, et en particulier celui des guerres, le désir de quiétude créatrice dans le calme de son cabinet de travail, la sérénité du penseur93. De l’autre, la nécessité de la parole, l’appel de l’engagement

91

Jean Burgos, Pour une poétique de l’Imaginaire.

92 Zareh-Motekhassess Mojgan fait le même diagnostic : « Se sentant sans doute séparé de sa vérité, de son essence, c’est à travers son écriture sur le monde éloigné de l’enfance que Guilloux tente de dégager son moi secret, de trouver ainsi une résolution au paradoxe qui le tiraillait constamment entre deux mondes : celui de l’écrivain connu qu’il était à cette époque et celui de l’enfant pauvre qu’il avait été ; un déchirement qui lui donnait un sentiment permanent de culpabilité vis-à-vis de ses origines modestes. Cette volonté de l’auteur d’atteindre sa propre vérité à travers l’œuvre, son aveu intime pour son lecteur, sa détermination de lui délivrer ses secrets, donne au lecteur une sorte de confiance et de sympathie, et devient alors un élément important dans la réception de l’auteur. » Mauvaise fleur de rhétorique…, p.66.

93 Louis Guilloux écrit à Jean Guéhenno (lettre citée par Sylvie Golvet) : « Désormais, il est peu probable que je retourne à la « vie mondaine ». Je me fais (…) à ma solitude, et je trouve, qu’en fin de compte, il n’y a pas de meilleure situation pour l’homme. La solitude évite bien des

auprès des plus démunis, la perception des tourments éternels de l’homme. Louis Guilloux fut nostalgique d’un passé mythique, celui des légendes et de l’enfance, où le bonheur découle d’une entente immédiate entre les hommes. Mais il fut aussi tourmenté par le présent, et surtout par l’Histoire tragique qui les sépare et les broie. Louis Guilloux balance entre ces sensibilités94. Yves Jaigu voit la source de l’œuvre dans une cohabitation difficile entre des forces obscures et d’autres lumineuses :

« Sa vie comme son œuvre sont le lieu de cohabitation de ces deux regards sans repos l’un près de l’autre, celui qui voit le mal et le débusque, celui qui devine la lumière salvatrice et la désigne et dont le dur côte à côte fut en lui, le lieu de celle d’un faux réalisme d’amertume, la source d’un génie de la compassion qui lui fut propre. »95

Cette conception quasi métaphysique des contradictions convergeant vers une recherche de la lumière, jamais fixée, alors que les ténèbres se répandent de toutes parts, n’est qu’une traduction particulière de ce que l’ensemble des critiques a toujours souligné : la présence dans l’œuvre de forces du Mal96 auxquelles tentent de s’opposer, le plus souvent en vain, des forces du bien. Ces contradictions, peu originales dans ce siècle si tragique, ont rencontré en Louis Guilloux des échos singuliers. Son imaginaire s’organise spontanément autour de cet affrontement. Il a été particulièrement sensible à ce malaise existentiel, à cette nuit intérieure, qui donne à la vie un avant goût de la mort. Partout dans l’œuvre, la condition humaine prend la forme d’un silence empli de douleur, d’une impossibilité d’être tant le malheur rôde et envahit le monde97. Albert

erreurs (…)» 21 décembre 1930, fonds Jean Guéhenno, B. N. F. Richelieu. Louis Guilloux, l’ambition d’un romancier…, p.239.

94 Ces deux aspects de la sensibilité de Louis Guilloux sont nettement perceptibles dans les deux Chroniques du narrateur du Jeu de patience : “la Chronique du temps Passé” qui narre les événements des années immédiates avant la première guerre mondiale, toujours dans une atmosphère de douce nostalgie où l’on perçoit le bonheur du souvenir du narrateur et “La Chronique du Temps Présent” qui relate les années difficiles de la montée des périls et de la guerre. Le pessimisme, qui n’exclut pas la volonté d’agir, en colore le récit.

95

Yves Jaigu, Lumière de Louis Guilloux, Europe, mars 1999.

96 Cette notion du mal apparaît lors du colloque « Le Mal absolu », de novembre 1994, mais aussi dans la thèse de Yannick Pelletier, Des ténèbres à l’Espoir, ainsi que dans l’ouvrage de Jean-Louis Jacob, Louis Guilloux, romancier du peuple, où l’auteur voit en Louis Guilloux un « romancier du peuple » en lutte contre les forces de « l’Immonde ».

97

Mojgan Zareh-Motekhassess, Mauvaise fleur de rhétorique …, p.348-349. écrit : « De multiples dualités et contradictions l’habitent pendant toute sa vie et se reflètent dans tous ses écrits. Passé et présent, rêve et réalité, optimisme et pessimisme, « le moine » et « le laïque» se font, pour ainsi dire, guerre en lui et son dilemme l’accompagnera jusqu’au bout. En réalité, Guilloux est un déraciné, tant dans l’espace que dans le temps, qui n’a jamais entièrement coupé ses racines. En ne devenant pas un artisan comme son pèreet en se consacrant à la littérature,

Camus a rendu hommage à Louis Guilloux et a exprimé sa dette littéraire envers lui. Il a souligné que « Guilloux songe presque toujours à la douleur chez les autres et c’est pourquoi il est, avant tout, le romancier de la douleur. »98

Aucun roman de Louis Guilloux ne peut être réduit, sans risque de l’appauvrir, comme cela a été souvent le cas, à un simple témoignage sur son auteur ou sur son époque, pas plus qu’à un jeu formel obéissant à des lois qui lui seraient extérieures. Si l’on renonce aux catégories stéréotypées99 par lesquelles on a cru désigner tel ou tel roman, il est possible d’ouvrir une voie vers une prise en compte globale de l’œuvre, à la fois dans son étendue et dans sa poétique romanesque spécifique. En effet, des principes actifs de la création de cette œuvre se dégagent à condition de prendre en compte l’œuvre dans son ensemble et surtout dans sa diversité (un nombre élevé de romans publiés sur une période de plus de cinquante années). Selon nous, l’erreur de méthode commune à toutes les approches critiques proposées jusque-là réside dans le fait qu’elles n’ont pas tenté de dégager réellement la pulsion initiale, et fondamentale, qui habite le romancier tout au long de l’œuvre, et que l’on peut retrouver dans l’écriture de chaque roman.

En effet, chaque roman met en œuvre des tentatives de réponses à la question essentielle qui obsède l’auteur et qui peut se formuler de diverses manières : comment réconcilier les forces de la parole et du silence ? Comment parvenir à un silence d’échange ? Comment retrouver le silence de l’harmonie initiale ? Cette œuvre, riche de quatorze romans, se construit dans et par la manifestation de cette tension intérieure qui lui est propre, toujours semblable et toujours renouvelée. Par l’écriture, chaque roman élabore une réponse nouvelle à l’obsession originelle de l’auteur, réponse que l’on peut considérer comme une véritable thérapie au malaise intérieur. Mais chaque tentative tient compte des précédentes, soit pour s’en détourner, soit au contraire pour l’explorer

Louis Guilloux « s’embourgeoise ». Il fut ainsi constamment confronté à la question du double, partagé entre l’enfance et l’âge adulte, entre ces deux mondes si différents qu’il aimait différemment, tourmenté par un sentiment permanent de trahison : trahison de ses origines, de son père, de sa classe sociale. »

98 Albert Camus, préface à La Maison du peuple.

99 Comme par exemple « écrivain populiste », « écrivain régionaliste », « écrivain engagé, de gauche », « romancier traditionnel », « Louis Guilloux témoin de son temps », « romancier de la condition humaine ».

davantage100. C’est pourquoi, plus que d’autres (dont les techniques romanesques sont plus constantes), cette œuvre nécessite de retrouver le cheminement et la logique profonde de cette écriture qui recherche sans cesse la délivrance de cette tension intérieure.

Ainsi sur un axe central, véritable ligne de crête, ou ligne d’écriture, l’œuvre conjugue d’une part l’attention à l’humain, dont les manifestations les plus évidentes pour un romancier sont justement les paroles et les silences, et d’autre part les recherches sur les possibilités de constructions narratives : création de personnages, invention de situations, choix de modes énonciatifs. Chaque roman constitue un terrain exploratoire de cette tension originelle, ce qui permet de comprendre le déploiement de l’œuvre dans sa très grande diversité. En effet, face à cette double contrainte que constituent la nécessité de se taire et l’impossibilité de parler, Louis Guilloux a élaboré des réponses renouvelées : chaque roman constitue une tentative de résolution de ces contradictions, qui ne sont que la partie émergée des forces profondes révélatrices des tensions intérieures qui hantent l’auteur. Leur expression par l’écriture romanesque devient ainsi la condition même de leur résolution et de l’apaisement.