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Comme le souligne Henri Godard, pour Louis Guilloux, il ne peut être question de se priver des ressources traditionnelles du roman. La question centrale du

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Henri Godard établit un parallèle qui oppose les deux romanciers tout en manifestant la proximité de leur conception de l’homme, ibid. p.23-24.

romanesque au début du XXè siècle porte sur le statut du personnage. Après avoir lu Dostoïevski, et plus généralement le « domaine russe », mais aussi Proust et Faulkner, comment pourrait-on créer des personnages à la manière de Balzac81, de Flaubert ou même de Zola ? Un personnage tel que celui de Cripure ou bien encore tel que celui du narrateur anonyme du Jeu de patience ne peut être cerné dans sa psychologie comme peut l’être le Père Goriot ou Etienne de Germinal. Ces derniers obéissent à un déterminisme narratif quasi absolu qui les rapproche davantage du « type » au caractère nettement défini.

Rien de tel chez Louis Guilloux. La caractérisation de ses personnages porte avec elle comme une sorte de principe d’incertitude qui les prédispose au questionnement du lecteur. Aucune voix narrative omnisciente82 ne nous livre définitivement les tenants et aboutissants de leurs pensées et de leurs actes. Un personnage, chez Louis Guilloux, n’existe vraiment que s’il chemine dans la pensée intérieure du lecteur au-delà même de sa fonctionnalité narrative : il devient ainsi une extension de sa propre conscience et de ses interrogations. Tout au long de l’œuvre, les choix successifs de voix narrative chercheront à privilégier le lien étroit entre le lecteur et la pensée intime du personnage.

En effet, chez Louis Guilloux, la découverte progressive du sens tragique de l’histoire remet en question, d’œuvre en œuvre, toute certitude et tout déterminisme social ou psychologique de ses personnages. Seuls des personnages en devenir83, en questionnement, pris dans leurs doutes et leurs incertitudes ont quelque chance d’éveiller la curiosité du lecteur et d’être crédibles, à condition toutefois que leur créateur ne se montre pas trop derrière eux. Louis Guilloux s’efforce donc de créer des personnages dotés de vie intérieure, des personnages inquiets et en évolution84. Pour lui,

81 Henri Godard souligne à maintes reprises l’admiration, voire la fascination que Louis Guilloux avait pour ces deux romanciers.

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L’énonciation dominante de l’auteur est celle d’un narrateur à la première personne qui est donc réduit à avoir des autres personnages une perception externe. Mais, Louis Guilloux délaisse très souvent ce mode énonciatif trop strict, ce « behaviourisme » qu’il a pu découvrir chez les romanciers américains, au profit de focalisations internes. C’est d’ailleurs le mode d’énonciation dominant dans Le Sang noir qui est toutefois rédigé à la troisième personne. Cette question centrale de l’énonciation sera longuement reprise plus loin.

83 Ce qui n’est évidemment pas le cas de personnages caricaturaux, dignes de Molière, tels que Babinot ou Nabucet dans Le Sang noir. Voir l’étude de ces personnages dans la seconde partie. 84

Nous pensons que le personnage est un vecteur de l’imaginaire qui agglomère des éléments constitutifs des schèmes à l’œuvre dans les trois pôles de l’écriture que nous avons définis en

la crédibilité de sa fiction et le succès de sa création sont à ce prix. L’évolution au cours de l’œuvre sur cette question de la nature du personnage débouche dans les deux derniers romans sur l’idée qu’un personnage n’est plus qu’une conscience, un discours, une voix en proie à ses tourments intérieurs. C’est bien de ce type de personnage en crise dont parle Henri Godard lorsqu’il écrit :

« L’invention des personnages, des situations, des histoires est à la poursuite de ces fêlures propres à rendre l’être à un étonnement qui est en réalité fondamental, mais qui reste presque toujours enfoui sous la routine et l’anesthésie de la vie au jour le jour. »85

Ce type s’impose peu à peu dans l’œuvre de Louis Guilloux : aux militants carrés86 et déterminés de La Maison du peuple succèdent des personnages hantés par le doute : Cripure ou encore le narrateur du Jeu de patience, Cantoni et Frantz des Batailles

perdues et surtout Coco du dernier roman Coco perdu. Essai de voix. Tous sont habités

de « fêlure » et même de « déchirure ». De fait, ce motif littéraire trouve les situations narratives les plus propices à son développement dans la thématique de la condition humaine, aux prises avec l’Histoire saisie dans la vie ordinaire, ou bien encore avec l’histoire quotidienne de l’autre.

Cependant des personnages plus « réalistes » ou « naturalistes », et en nombre ils sont majoritaires, cohabitent avec ces personnages plus « subjectifs ». C’est pourquoi il faut élargir l’analyse de l’ensemble de l’œuvre de Louis Guilloux au-delà de l’étude de ces personnages fondés sur des crises intérieures existentielles. En effet, à côté d’un personnage tel que Cripure, on trouve nombre de personnages extravertis à l’image de Babinot ou de Nabucet. Dans l’univers de Louis Guilloux, les personnages inquiets sont en permanence confrontés à d’autres, beaucoup plus monolithiques, qui ne varieront jamais dans la vérité qu’ils incarnent. La comédie humaine que dessine Louis Guilloux se joue avec des personnages de stature et de statut différents. Beaucoup semblent tirés

introduction : se taire, parler, écrire. D’un point de vue théorique, notre conception du personnage s’appuie largement sur les travaux de Philippe Hamon Pour un statut sémiologique du personnage, dans Poétique du récit, ainsi que sur le livre de Vincent Jouve L’effet-personnage dans le roman. Sur la notion de « vie intérieure », nous devons beaucoup à Dorrit Cohn, La transparence intérieure.

85 Henri Godard, Louis Guilloux, romancier de la condition humaine, p.15. 86

d’un roman du XIXè siècle, tandis que d’autres bénéficient d’une vie intérieure qui doit peut-être un peu à Proust, et sans doute beaucoup à Dostoïevski.

On ne peut donc pas enfermer l’œuvre de Louis Guilloux dans la création de personnages sensibles à la condition humaine : en tant que romancier, il a rencontré la nécessité romanesque de créer des personnages dotés d’une vie intérieure qui entrent en réaction avec d’autres personnages, davantage déterminés et enfermés dans des types, parfois à la limite de la caricature. Ainsi, la confrontation de la souplesse des uns à la raideur des autres autorise tant de scènes d’opposition, d’incompréhension, de refus qu’il sera possible d’écrire « cette fêlure » dont chacun pressent qu’elle est le ferment de l’œuvre. Cette opposition entre les personnages « déterminés » et les personnages « incertains » n’apparaît en définitive que comme une des formes de l’opposition majeure qui traverse l’œuvre de part en part : les bavards monolithiques sont nécessaires aux silencieux inquiets afin que de la parole oppressante puisse naître un silence de refus.