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Poétique de l’accord : le rôle de l’analogie

Les passages qui décrivent un moment d’accord s’élaborent le plus souvent à partir d’une double analogie : analogie entre la subjectivité d’un personnage avec la nature silencieuse d’une part, analogie entre différents éléments nécessaires à l’accord d’autre part (l’eau, l’air, la solitude, etc.). Dans tous les cas, le silence en constitue toujours le point culminant de ces évocations. Ces textes, rares et courts, nécessitent une trame narrative qui place ces personnages dans une situation favorisant l’expression de leur subjectivité. Ils expriment sans doute une obsession essentielle de l’auteur dont la constance même du processus d’écriture est la preuve : de roman en roman, quels que soient les personnages et les situations, c’est toujours dans les mêmes termes et selon le même mode d’écriture que ces moments sont construits. Les passages où les émotions et les souvenirs semblent s’intensifier impliquent divers motifs d’écriture qui entrent en vibration.

Les conditions nécessaires Le silence est indispensable

Cette possibilité que se donne l’auteur d’orienter sa fiction vers un tel moment de communion, moment sans doute vécu ou revécu par l’auteur dans l’acte même de l’écriture, en vue de le partager avec le lecteur, implique nécessairement une notation du silence. En effet lui seul permet de créer des scènes dans lesquelles un personnage est décrit au travers d’un sentiment de communion avec lui même, ou avec un ou plusieurs autres personnages, ou encore avec la nature.

L’écriture souligne l’entrée en résonance de la sensibilité d’un personnage, par ses sensations ou par ses souvenirs, avec ce qu’il ressent dans l’instant ou avec un moment du passé. Lorsque l’accord se fait avec l’instant présent, le texte décrit un personnage qui ressent un sentiment de bien être et de paix intérieure dont l’éclosion prend sa source dans une communion avec des éléments de la nature. Mais si l’accord se fait avec le passé, le texte se construit à partir de souvenirs et de rêveries, et même parfois de rêves. Il intègre aussi, le plus souvent, des éléments de la nature (l’air, les nuages, l’eau, la terre, etc.) qui constituent bien, avec le silence, le second élément fondamental de la création de ces passages.

On peut s’interroger sur la raison de la nécessité de l’inscription dans le texte du silence ou d’un équivalent sémantique pour créer ces moments d’accord. Prenons un

exemple dans Les Batailles perdues. Lady Glarner se souvient de son enfance pauvre. Lors d’un moment de paix intérieure, vécu au présent, elle « entre en accord », par le souvenir, mais aussi grâce à une atmosphère favorable créée par la nature :

« En attendant l’heure du dîner, Lady Glarner, au salon se reposait, en songeant qu’elle irait peut-être, le lendemain, faire visite à un certain moine. [...] L’air sentait déjà le printemps, elle pouvait laisser la fenêtre ouverte et regarder tomber le soir. C’était un grand repos, presque du bonheur, la paix au milieu de toutes ces choses tendres qu’elle aimait depuis si longtemps. [...] Porté par le vent, un appel lui parvint, venant de la vieille masure. Alors, elle se souvint : aujourd’hui, dans la masure, il y avait une petite fille qui portait comme elle le nom de Maria. C’était la mère qui appelait comme autrefois sa propre mère... »

Les Batailles perdues, 207-208.

Dans ce passage, l’accès au souvenir se fait parce que le personnage entend la voix de la mère qui appelle son enfant152. Le personnage est disponible : il se repose dans la solitude et « la paix », c’est à dire dans le silence, car la nature lui a préalablement apporté le repos. Ces liaisons entre le vécu du personnage et son passé, ou avec des éléments de la nature, le dotent d’une vie intérieure. Les moments d’accord nécessitent donc la présence dans le texte d’éléments narratifs ou thématiques favorables : retraite, solitude, bien-être physique ou sentiment de paix intérieure, bref, toutes notations s’approchant de la notion de silence.

Cependant, le silence ne constitue pas l’unique ressort pour que les personnages accèdent à ces moments d’accord : il n’est qu’une condition nécessaire qui permet au personnage de prendre du recul par rapport à une situation, et ainsi d’effectuer un retour sur soi justifiant une pause dans le récit. Mais cette nécessité n’est jamais suffisante. Il faut aussi que cet arrêt de l’action se double d’une forme de refus : le silence apparaît alors comme le moyen d’échapper à l’emprise des paroles mensongères. Il manifeste alors cette disposition intérieure des personnages, faite d’écart et de rejet. Ernst Kende, réfugié autrichien, ami de longue date du narrateur, souligne auprès de son ami les méfaits du nazisme. Puis il élargit son propos153 :

152 Grâce à une coïncidence romanesque, la petite fille s’appelle Maria, tout comme Lady Glarner. D’une certaine manière, elle avait créé les conditions de cette remémoration, en rachetant la vieille masure de ses parents et en l’attribuant à une famille pauvre. De plus, elle a décidé de partir revoir les lieux de son enfance dès le lendemain de cette scène ; cette décision prédispose aux souvenirs.

153 Il établit d’ailleurs peu après un rapprochement entre lui et Cripure, en qui il voit un « étranger » qui ressent de la distance entre lui et le monde qu’il ne peut pas combler par de la parole : « Oui, me dit-il. Il [Cripure ] se promenait comme moi, à l’écart... J’allais parfois de son

« Devant de telles expériences, il n’y avait plus à se mentir. Mais le malheur de l’époque était bien qu’elle était l’époque du mensonge de soi et aux autres ce qui déjà était plus grave, mais de soi à soi. Et peut-être finirait-on par ne plus s’y retrouver. “ Il faudrait un temps d’arrêt. Les hommes devraient se donner quelques années de...silence, pour reconsidérer toute chose, dans la bienveillance. ” » [...] Le Jeu de patience, 506.

Ainsi, le silence permet l’accord parce qu’il s’oppose au bruit du monde et particulièrement à la parole. Le mot lui-même apparaît le plus souvent à côté de celui de « solitude ». Symétriquement, dans les mêmes passages, les bruits et les « mensonges » sont souvent évoqués ensemble, et dénoncés par le texte.

Si le silence est indispensable c’est parce qu’il établit une communion entre l’homme et la nature mais aussi parce qu’il permet un passage entre deux temps, le présent et le passé. Lorsque le texte présente un personnage déçu par le présent, il le décrit alors souvent en train de se tourner vers l’expression du passé, non pas considéré comme un refuge où comme un âge d’or, mais comme un moyen de donner au moment présent une densité qu’il n’a pas. Il s’agit donc bien d’un rapport d’équivalence entre deux temps : toute variation dans l’équilibre entre les deux termes temporels entraîne l’impossibilité de créer cet accord. Si l’un des pôles, le passé ou le présent est trop pauvre, ou trop riche, la fusion de deux temps ne se fait pas. Le silence crée une analogie d’atmosphère qui va faciliter l’entrée en résonance de ces moments différents.

Cette perception d’une identité d’atmosphère dans des moments appartenant à des temps différents est la source la plus fréquente et la plus riche de la densité émotive. Un long passage du Jeu de patience constitue une sorte d’insertion d’une nouvelle autonome dans le roman : il s’agit de l’histoire de Momone. La perception par le narrateur du silence qui envahit la ville pendant la pause de midi, alors même qu’il

côté - j’avais le sentiment qu’il n’était pas moins prisonnier que moi... ou pas moins étranger. » Cripure : l’homme acculé. A un certain degré de retraite en soi-même, il avait perdu tout pouvoir de s’exprimer et c’était sans doute pourquoi il avait dû recourir au suicide. » Le jeu de patience, p.506.

déjeune avec sa nièce Jeanine, l’amène par analogie à se remémorer cette même pause, plus ancienne, du temps de l’enfance de Momone, vers le début du siècle154 :

« Je ne sais pas très bien pourquoi la pensée de Momonne m’est revenue en tête, dis-je à Jeanine pour commencer ; et c’était une sorte de mensonge, car si je ne savais pas très bien pourquoi, je n’ignorais en tout cas pas et j’aurais pu lui dire que Momonne était revenue, tout comme Félix Marmignon, et Ernst Kende. Mais je poursuivis en disant : je n’y vois pour l’instant d’autre raison que l’heure de la journée où nous sommes et le silence qui nous entoure. C’est le silence de la désertion. Mais dans un quart d’heure au plus tard, chacun sera de nouveau à son poste [...] Je n’ai pas besoin d’insister sur ce qu’est ce silence du début de l’après-midi en hiver, puisque c’est la saison où nous sommes et que l’heure est celle dont je parle. Tu y es en plein. Et il te faudra un peu d’effort pour te représenter ce silence à cette même heure de la journée, durant la saison d’été [...]. » Le Jeu de patience, 68-69.

L’écriture de tels passages est rendue possible par la notation d’une analogiedéclenchée à partir d’une notation du silence qui se substitue à l’enchaînement causal de scènes. 1

C’est déjà le cas dans l’exemple précédent où Ernest Kende, à partir d’une situation concrète (les deux personnages prennent conscience du poids que va constituer l’occupation allemande) élève sa méditation au plan philosophique. D’une manière plus anecdotique, on peut se souvenir que Cripure profite de la période des oraux du bac pour fréquenter assidûment un bordel où il connaît des moments de bonheur :

« Il écrivait à l’avance à la patronne pour qu’on lui retînt une chambre et passait là trois ou quatre jours dans la compagnie des filles qui elles au moins avaient, n’est-ce pas, sur les autres femmes et en général sur l’humanité soi-disant civilisée un avantage primordial : celui d’être absolument vraies. Il couchait peu avec elles. Ce qu’il aimait c’était l’atmosphère, l’odeur du bordel, le rapport fraternel avec des femmes qui savaient ne pas se moquer de lui, ne pas avoir pitié non plus. Nulle part comme à l’Alcazar il ne trouvait le repos. C’était pour lui comme une sorte de Java à portée de la main. Une rupture avec leur ordre.» (Le Sang noir, p.142.)

La présence dans ce passage du mot « fraternel », en italique, montre bien que la situation narrative attendue « un homme au bordel » est complètement renversée : c’est

154 C’est un des récits les plus continus et, sans doute, un des plus émouvants du roman. Ce passage d’une trentaine de pages, placé au seuil du Jeu de patience, constitue une recherche manifeste du narrateur pour retrouver le temps dans sa continuité. En effet, Momone qui était enfant au moment du début du récit est devenue une vieille personne à la fin. Elle incarne la présence de l’existence humaine malgré la fuite du temps et les immenses difficultés du siècle. En racontant ce récit, le narrateur, l’oncle de Jeanine, vit un accord avec lui même et avec la ville, donc avec tous les êtres humains dont il se sent proche. C’est une manière pour lui d’entrer en résonance et de commémorer. Or ce récit, si significatif de la quête du narrateur, est justement déclenché par la perception du silence.

sa capacité à créer un moment d’accord qui est retenue. En effet le personnage, lassé de la vie quotidienne d’un professeur de philosophie en province, se détache chaque année de cette vie contrainte pour connaître des moments hors du temps. Le texte évoque un moment de communion où l’on attendrait l’expression du retentissement psychologique d’un acte physique sur un personnage. C’est ainsi que Cripure qui n’aurait dû vivre qu’une relation sexuelle vit une relation fraternelle. Cette situation est en quelque sorte redoublée. En effet le séjour au bordel apparaît dans le roman comme une préfiguration de la période de vacances d’été qui sont effectivement pour Cripure une période d’accord avec la nature tandis que l’école est considérée comme le lieu par excellence de la comédie, de la parole et du mensonge : « Combien de semaines avant les vacances ? Avant que d’aller se rouler dans le sable et chasser le courlis, il faudrait en faire des pas et des pas et débiter des mensonges ! Et pour couronner l’ouvrage s’envoyer la corvée du bachot, faire passer leur examen à ces petits messieurs, pauvres gosses volés, dupés scandaleusement. Il se prêterait à la comédie, toujours complice. »

Le Sang noir, p.141.

Des rapprochements, autres que temporels, favorisent ce phénomène d’enrichissement des moments : analogie de lieu ou de situation, de personnages, etc. L’écriture de ce silence d’accord se fait donc à partir de réseaux d’analogies qui mettent en œuvre un nombre limité d’éléments entrant en résonance, et qui semblent trouver un équilibre. Les motifs de l’analogie peuvent être variés mais tous ne pourront se manifester que dans le silence.

Ainsi l’évocation de ces moments d’accord est capable d’infléchir en profondeur l’écriture de Louis Guilloux. Le récit marque une pause et parfois l’enchaînement causal des actions semble même dévié de son cours au profit de d’un moment d’accord, à condition que la trame textuelle en mette en place les éléments nécessaires : silence ou solitude, bien-être et nature évoquée dans sa fluidité. Dans Dossier confidentiel,

Raymond vient d’apprendre la mort de son camarade de lycée. Où l’on attendrait la tristesse, on lit une forme de bonheur qui correspond à un moment d’accord :

« De cette journées, je me rappelle jusqu’aux détails les plus furtifs. Tout m’y frappa, la douceur du ciel qui se lavait de ses brumes sous le printemps, le goût d’un vent mou, plein d’espace et de liberté, le bruit de mes pas sur les pavés des rues, [...] le visage silencieux de l’oncle au déjeuner, grave, détendu, comme s’il avait, pour une fois, goûté un moment de repos. Tout m’est encore présent, jusqu’à une sensation d’aisance dans mon corps, le sentiment d’un bonheur et la façon dont je me répétais : “ je ne dirai rien à personne, je connais

seul le secret de cette mort et sa portée, je sais, seul, à quoi elle m’engage...” »

Dossier confidentiel, 48.

De toute évidence, la construction narrative n’obéit pas à la mise en place d’une psychologie traditionnelle. Ils éprouvent des sentiments ou des émotions qui ne sont pas directement dictés par le retentissement d’actions. Au contraire, ils disposent d’une disponibilité intérieure les portant à considérer l’ensemble des comportements humains (leurs actions, mais aussi leurs paroles) comme une tromperie, un mensonge, ou même une hypocrisie sociale. C’est pourquoi le texte s’oriente plutôt vers la notation de leurs perceptions d’éléments étrangers à la sphère sociale, notamment grâce à l’évocation de la nature qui offre le silence ou la solitude155. La trame narrative place donc ces personnages face à des événements qui autorisent une écriture de leur intériorité au sein de laquelle ils prennent de la distance : le texte creuse un écart entre eux et le réel. Ce sentiment « d’étrangeté », qui est une forme de disponibilité du personnage, est bien être une condition d’accès au moment d’accord :

« Pourtant, au fur et à mesure que les heures passaient et que je m’éloignais de l’instant où j’avais appris cette mort, quelque chose en moi se relâchait. A plusieurs reprises, vers la fin de l’après-midi, j’éprouvai l’irritante sensation, d’une distance devenue soudain plus grande du monde à moi. »

Dossier confidentiel, 48.

Cependant, le silence n’est pas une garantie absolue de l’enrichissement du moment par un processus de commémoration. Certains silences sont négatifs et ne préparent pas à ces « épiphanies156 ». Le silence, lorsqu’il constitue une absence de réponse, un refus de communiquer de la part de l’autre, entraîne un appauvrissement du temps. Nicolas Mesker attend des nouvelles de Rachel : plus rien ne l’intéresse. Dans ce moment d’ennui, le silence joue contre le personnage : « Temps mort. Temps neutre. Tout n’était qu’attente et poussière, lenteur. » (Les Batailles perdues, 131). Le silence qui naît d’un manque ou d’une frustration ne peut contribuer à construire l’accord. De

155

Mojgan Zareh-Motekhassess dans sa thèse Mauvaise fleur de rhétorique… souligne : « L’isolement, la solitude, la vaine tentative d’entrer en communication avec autrui, et le désespoir sont le lot inévitable des personnages de Guilloux. Incapables de communiquer, de se parler, de se comprendre et de se satisfaire, la solitude s’impose aux personnages comme la véritable condition de leur existence. » p.165.

156 Le concept d’épiphanie textuelle, emprunté à Dominique Rabaté, est défini et expliqué en introduction. Ces moments sont « épiphaniques » dans un sens non religieux : ils apportent au personnage le surgissement d’une émotion qui transforme provisoirement le temps historique profane en un temps sacré et mythique.

même, le silence qui sépare des êtres de leur pays n’apporte qu’une tristesse supplémentaire au présent :

« Elle ne devait jamais plus prononcer son nom devant personne pas plus que lui le sien. Et les autres, trop au courant, se taisaient aussi. Tout finissait dans l’affreux silence de l’exil. » Les Batailles perdues, 392.

Ce silence négatif permet en effet de s’écarter des paroles et des mensonges à condition de ne pas figer ou arrêter l’élan de vie. Raymond, dans Dossier confidentiel, subit la tutelle de son oncle autoritaire. Après la mort de son ami Laurent et le départ de Lucie, il tente de s’assumer. Il constate un grand changement en lui même :

« Un grand silence se fit en moi, et il est probable que je changeai d’une manière visible, car l’oncle déclara que je « voulais devenir un homme ». Parole sarcastique. Jamais, sans doute, il ne m’avait autant méprisé.

Il ne s’agissait pas, pour moi, de devenir un homme, mais au contraire de cesser d’être un homme comme les autres, de refuser ma part de honte commune. » Dossier confidentiel, 115.

La subjectivité des personnages

Un personnage ne peut atteindre cet état psychologique d’accord que si l’écriture le dote d’une vie intérieure le présentant en crise de défiance à l’égard de son univers familial et social. Ce critère définit dans l’œuvre une distribution des personnages : les personnages principaux sont ces personnages en crise, tandis que les personnages perçus par l’extérieur, principalement par leurs paroles, et par leurs gestes, restent des personnages secondaires, qui servent de repoussoirs aux autres, et même de persécuteurs. En effet, l’accès aux souvenirs, et à ce temps passé revivifié, ne se fait que dans l’expression d’une douleur qui seule permet de déboucher sur l’écriture de moments de bonheur. Cripure constitue le parfait exemple du personnage en crise. Par ses pensées intérieures, il fuit le monde qu’il vit de manière conflictuelle. Le Sang noir

le présente dans l’ultime phase de sa crise. Dès l’ouverture du roman, il oppose à un présent insupportable de nombreuses images recomposées de son passé avec Toinette :

« Des mots que disaient les autres, des chansons, venaient comme des flèches marquer des points qu’il avait crus oubliés sur les étendues du souvenir. Ce