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Sans doute devons-nous l’œuvre de Louis Guilloux à ce qu’il ne pouvait connaître, ni dans sa vie, ni dans l’horreur de l’Histoire, ce silence heureux dont il rêve et qu’il ne saisit que très rarement. Plongé dans un pessimisme radical, il semble qu’il ait trouvé la clé de son cachot dans l’écriture de la dialectique du silence douloureux et de cette parole mensongère qui débouche sur le silence heureux de la création147. Pris à ce jeu, l’écrivain semble s’être détaché du monde et avoir donné dans ses dernières œuvres des textes surprenants, encore mal compris, et qui pourtant portent à la quintessence148 cette possibilité de l’écriture de se jouer de tous les malheurs et de toutes les illusions. C’est pourquoi les dernières lignes du dernier roman Coco perdu.

Essai de voix, publié peu avant sa mort, et dans lesquelles l’image de la « boîte »

pourrait constituer une métaphore idéale de son œuvre, voire de son inconscient, sont si émouvantes. Louis Guilloux aurait enfin vidé sa boîte et découvert la légèreté, ultime délivrance de la lourdeur du mal. Il pouvait donc « tirer sa révérence » :

« J’ai pris la boîte dans les mains et je l’ai soulevée. Comme elle était légère ! J’ai soulevé le couvercle mais… fallait pourtant bien s’y attendre ! Vide, parbleu, la boîte… Vide ! Légère ! J’ai quand même rabattu le couvercle avant de la reposer sur la table, et j’ai tourné la clé. »

Coco perdu. Essai de voix, 119.

L’œuvre de Louis Guilloux apparaît ainsi comme un univers en expansion149 qui à partir d’un noyau initial, qui met en fusion parole et silence, génère toutes sortes de

147 « J’ai surtout écrit ce livre pour me libérer » Louis Guilloux, Mars 1927, Brouillons des

Carnets, 1927, cité par Sylvie Golvet. Il s’agit de La Maison du peuple. 148 Voir le livre de Henri Godard, Une grande génération.

149 Le nombre des pages des romans est un indice clair de l’évolution de l’œuvre : travaillée par une seule écriture dominante jusqu’au Sang Noir, les romans sont assez courts (et ne sont même parfois que de longues nouvelles). Puis viennent trois gros romans qui combinent deux puis trois écritures : les romans sont épais. Ensuite, exception faite de Batailles Perdues qui constitue une anomalie dans le développement de l’œuvre, les romans s’amenuisent, pour ne devenir dans

réactions en chaînes qui déploient la tension initiale du schéma fondateur «se taire, parler, écrire» dans l’ensemble de l’activité créatrice de l’auteur, activité créatrice qui apparaît ainsi selon l’heureuse formule de Sylvie Golvet comme « une exploration tâtonnante. »150 On retrouve ce schéma à l’œuvre aussi bien dans la construction narrative que dans la création des personnages : c’est par la pulsion de l’écriture que se mettent en place tous ces éléments constitutifs du roman. Conformément à la nature tripartite du schéma fondateur, c’est à trois écritures différentes que le lecteur se trouve confronté. L’écriture du silence ne peut se confondre avec l’écriture de la parole, fût-elle mensongère, encore moins avec cfût-elle de l’écriture de l’écriture fût-elle-même. Nous voudrions dégager les forces qui commandent à cette poétique en observant, dans chaque pôle, l’écriture romanesque qui élabore des personnages aptes à relayer de nombreux schèmes de cet imaginaire. Ecriture, personnages et modes narratifs sont étroitement liés et nous nous efforcerons de montrer, dans chacun des pôles, l’interdépendance de ces éléments.

le dernier roman, Coco perdu, essai de voix, véritable chef d’œuvre de cette écriture réflexive, une véritable épure.

150 Sylvie Golvet, Louis Guilloux, l’ambition d’un romancier…, p. 447.

Dans l’univers romanesque de Louis Guilloux, l’évocation de tout ce qui touche à l’humain est premier : ainsi la description de la ville, de ses maisons ou de ses boutiques, la narration de l’activité humaine, du travail des artisans et le récit d’épisodes de guerre, prennent le pas sur l’évocation de la nature et de la paix. Le mouvement l’emporte le plus souvent sur le recueillement. De même, la parole domine l’œuvre et rejette à la marge ces moments où les hommes, seuls ou à deux, partagent une émotion intense dans un silence d’accord. C’est pourquoi dans cette œuvre tourmentée, fondée sur la création d’un univers social et familial, où les hommes entrent sans cesse en relation les uns avec les autres, avec beaucoup de difficultés et d’échecs, les passages textuels où apparaissent des moments d’accord151 sont de véritables havres de paix. Ces éclairs constituent comme de courtes illuminations perçant, sur deux plans différents, le bruit du monde et la trame narrative. Ils se lisent comme de brefs fragments qui sont autant de pauses insérées entre des scènes où les hommes sans cesse se parlent et s’opposent.

Il n’y a évidemment pas de parole sans silence. Mais dans l’œuvre de Louis Guilloux, il n’y a pas non plus de silence qui ne soit perturbé par des paroles. En effet, il semble que pour son écriture ne puisse jaillir que si la fiction entraîne le texte vers

151 Parlant des personnages de Louis Guilloux, Henri Godard dans son livre Louis Guilloux, romancier de la condition humaine (p. 403) souligne ce rôle de l’accord : « Ils ont même connu ici ou là dans leur existence, si peu que ce soit, des instants bénis où le temps n’existait plus ; où le langage n’était plus nécessaire pour atteindre à la transparence des esprits et des cœurs ; où, si pourtant on y recourait, ce langage se faisait de lui-même chant ; où chacun le temps d’un éclair, se sentait en accord avec lui-même, avec autrui et avec le monde, empli enfin de la plénitude de son être, souverain et libre. La barre une fois pour toute s’est trouvée fixée à cette hauteur. »

l’expression conjointe de la parole et du silence. Un roman ne prend véritablement son essor que lorsque du discours affleure dans l’écriture, et s’inscrit dans le récit par l’intermédiaire de personnages qui peuvent le porter. Or les personnages principaux de l’œuvre de Louis Guilloux, ceux qui sans nul doute lui tiennent le plus à cœur, sont ceux pour qui le silence importe le plus, parce qu’il leur apparaît comme une nécessité, un temps avant ou après les mots, ou même entre les mots.

Le silence prend dans cette œuvre une valeur ambivalente, dont la signification est mal aisée à dégager. Il semble parfois un idéal en ce qu’il exprime un moment de plénitude. Le personnage qui le vit ressent alors un sentiment de communion, c’est « un moment d’accord » qui obéit tout au long de l’œuvre à une poétique nettement repérable. D’autres fois, le silence peut être aussi le signe d’un refus de l’oppression de la parole dominante, un refuge où l’on s’isole des bruits du monde.

En réalité, il convient de distinguer deux types de silence. Tout d’abord un silence « absolu » qui est porteur de sens par lui-même. Ces passages qui évoquent le silence pour lui-même, en dehors d’un contexte d’oppression par la parole, sont rares dans les romans de Louis Guilloux. Le silence peut être considéré comme la forme ultime de la communion d’un personnage avec son environnement, avec lui-même, ou même avec les autres. La quête de ce silence là oriente l’écriture de Louis Guilloux, même si le prix à payer pour l’atteindre est la mise en œuvre de toutes les paroles du monde, de tous les conflits et de toutes les oppressions.

Nous montrerons que l’accord peut prendre des formes variées. Communion, échange, fraternité, compassion : les mots sont nombreux pour qualifier ces scènes, relativement rares et brèves, et dénuées d’action, où le texte met en place quelque personnage qui éprouve un sentiment d’harmonie, sans avoir besoin de s’exprimer pour manifester cette union. L’écriture romanesque de Louis Guilloux cherche à créer ces moments intenses en émotions et en sentiments que les personnages éprouvent dans le moment présent ou, plus souvent, en se remémorant des temps passés, vécus ou imaginés. Ces moments constituent l’utopie de l’œuvre, sa fascination et son moteur.

L’autre silence, plus « relatif », se définit par son interaction avec le bruit et avec la parole apparaît comme le moyen d’expression des pauvres soumis à la loi de la parole des plus forts. Il y a des silences « qui en disent long » car ils signifient à eux-seuls la négation d’un discours oppressant et mensonger. Parfois le silence semble une parole

non formulée, hésitante, ou déjà épuisée. Bien loin de s’opposer symétriquement à la parole, et de n’en être que la forme en creux, ce silence possède sa propre écriture, faite de retrait et de ruptures.

Ainsi, à l’exception des rares moments d’accord, le silence manifeste le refus d’une oppression. Il sera donc nécessaire de nous interroger sur le rapport entre la parole et le silence. Comment l’un et l’autre peuvent-ils cohabiter ? On pourra ensuite observer que les premiers romans, fortement marqués par les silences de refus, mettent en scène des personnages principaux conduits à se réfugier dans le silence. Tous quêtent des moments d’accord, comme le fera Cripure. Cripure constitue le type parfait du personnage oscillant entre une parole oppressante et un silence de refus. En lui, le combat fait rage entre ces deux instances. C’est pourquoi il cherche désespérément à échapper à cette dialectique infernale par la quête d’accord où tout son être trouve la paix. Le Sang noir constitue bien le point d’aboutissement de cet univers du silence oppressé et, paradoxalement, s’ouvre à l’écriture d’une parole dominatrice et mensongère.

Enfin, nous établirons que les textes de tous les moments d’accord sont engendrés par des motifs d’écriture obéissant à une logique semblable tout au long de l’œuvre. En effet, décrire un personnage « en accord » ne peut se faire que si un certain nombre d’éléments textuels sont présents. Ils sont constants et surtout en nombre très limité. Parfois les conditions semblent réunies pour un tel moment, partagé et silencieux, mais finalement l’accord ne se réalise pas. C’est que l’équilibre entre tous les éléments d’un accord est toujours fragile et que la seule absence d’un élément fondamental peut empêcher sa réalisation malgré des conditions propices.