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La construction du personnage : une écriture du retrait

Nous avons mis en évidence que les romans débutent toujours par une mise en train de l’écriture fondée sur la tension entre silence et bruit créant deux espaces qui s’opposent et se dynamisent. Autour de l’impulsion initiale, s’agglomèrent d’autres éléments stylistiques et narratifs générant un texte qui prendra peu à peu la forme d’une fiction romanesque. Un bruit venu d’ailleurs fait irruption dans un lieu où un personnage le perçoit : le bruit constitue donc le point focal de l’écriture. En effet, Louis Guilloux adopte le plus souvent une narration subjective où le narrateur est acteur ou témoin des scènes rapportées. Lorsque le narrateur ne participe pas à l’action, le récit adopte de très près le point de vue du personnage principal de la scène. Dans cet univers narratif, où la subjectivité des personnages l’emporte sur l’omniscience du narrateur, la nécessité de faire apparaître dans le texte l’écriture d’un bruit entraîne la création d’un personnage capable de percevoir ce bruit perturbateur. Ce personnage devient ainsi non plus simplement un « point de vue narratif » mais aussi un « point de vue auditif » à partir duquel la narration va s’enclencher. Cette perception auditive subjective implique une situation du personnage dans un lieu déterminé, un « ici » narratif menacé par un « ailleurs » suggéré par des bruits. Le contraste entre le silence et le bruit produit donc

la double création d’un personnage et d’un espace, tous deux placés sous le joug de l’expression du silence.

La perception de ce contraste semble réservée aux personnages principaux que la narration suit dans l’intimité de leur vie intérieure, qui autorise une description de leur rapport au monde en termes d’oppression. L’espace dans lequel ils sont contraints de vivre constitue la première menace. En effet, ils évoluent dans un univers étouffant qui, par une sorte d’encerclement, les conduit à un repliement sur eux-mêmes et sur leur famille, et même les forces parfois à une rupture de la communication qui se traduit par un silence stérile. Le texte met ainsi en place de véritables lieux de relégation où la parole est interdite et le silence imposé. Les personnages habités de silence se sentent tous prisonniers là où ils vivent. Leur univers est cloisonné et, pour eux, tenter d’en sortir revient à conquérir la parole. C’est tout le sens de La Maison du peuple qui présente, à l’ouverture de l’œuvre, des personnages en proie au silence subi dont ils cherchent à se libérer : faire retentir le bruit d’un marteau de cordonnier est présenté comme une action positive par rapport au silence imposé par la bourgeoisie locale. Et il n’est pas étonnant que ce premier roman porte un nom de lieu : l’espace est le premier terrain d’affrontement entre une parole conquérante et un silence de repli.

Espace et silence dans La Maison du peuple

Le début du roman propose une géographie urbaine relativement simple qui oppose des lieux de paroles à des lieux de silence d’où le bruit est banni. C’est pourquoi les personnages perçoivent les espaces dans lesquels ils évoluent en fonction de la possibilité de faire du bruit ou de parler, ou au contraire de celle de devoir se taire. La vieille ville retentit du bruit et de l’activité des artisans : c’est un lieu de vie et de paroles, un lieu vécu comme un espace utile, immédiat et familier. L’école, l’hôpital, la caserne sont autant de lieux publics où le silence est imposé, la parole interdite. La domination de la bourgeoisie et de son silence impose une parole de combat qui ne peut pas prendre la forme du dialogue : on n’y trouve que cris, chants, tumultes, rumeurs et rixes.

Mais le récit apporte d’un bout à l’autre du roman des scènes où le personnage principal avec ses amis ouvriers transgresse ces interdits et refuse le silence :

« Il croisait les bras et ses yeux brillaient du même éclat qu’ils avaient brillé tout à l’heure.

Il allait dire : “Nous recommencerons aussi longtemps qu’il le faudra…”

La Maison du peuple, 115

En revanche, la ville nouvelle est plongée dans le silence, et ses boulevards encerclent la vieille cité ; elle est perçue comme hostile par le personnage principal du roman :

« Ce quartier neuf était comme un quartier étranger dans la ville, du moins pour mon père. [...] Et aussi les boulevards, ouverts à la limite de la campagne, boulevards déserts, où des nobles, des fonctionnaires et de nombreux petits rentiers vivaient en silence dans des maisons bourgeoises solidement bâties en granit. » La Maison du peuple, 27-28.

De plus la bourgeoisie voudrait imposer le silence à l’ensemble de la cité :

« La propriétaire interdit à mon père d’exercer son métier de cordonnier dans ces mansardes, à cause des coups de marteau. Il fallut se mettre en quête d’une échoppe. » La Maison du peuple, 24.

Dans l’espace public, le silence doit régner, et on ne peut lui opposer que des cris, des chants révolutionnaires, des tumultes et des rixes. La parole ne peut s’y développer :

« Dans la rue, sous le réverbère, la foule bouillonnait. Les pieds clapotaient dans les flaques d’eau. Il y avait des cris, de longs coups de sifflet, qui traversait le chant révolutionnaire. » La Maison du peuple, 50.

Même le grand-père, marqué par une vie d’ouvrier au service d’un patron paternaliste, conseille à son fils de se taire :

« Laisse la politique tranquille, disait-il. Ton docteur Rébal te fera du tort. Quand on a trois gosses à élever, il ne faut pas se mettre le monde à dos. »

La Maison du peuple, 25.

La ville constitue donc un espace où le silence est imposé :

« On lui avait laissé entendre qu’il avait “besoin de gagner sa vie” et qu’il devait se taire. Cela le mettait hors de lui. “Je ne suis l’esclave de personne.”

La Maison du peuple, 76.

Voici un autre passage qui souligne que silence et bruit correspondent à un contraste de classe sociale :

« Mais l’hiver, on ne devinait que des ombres à travers les vitres brumeuses de la porte. Parfois, un éclat de voix passait au dehors, brusquement couvert par la charge du marteau, battant le cuir sur la pierre. Le soir, le silence était si grand qu’au premier coup de marteau les gens tressaillaient dans le quartier. Mais dans l’échoppe, la discussion se poursuivait malgré le vacarme, sauf pourtant dans les cas trop graves, où mon père posait son marteau sur son genou et croisait les bras. » La Maison du peuple, 34.

Le personnage principal de La Maison du peuple, le père du narrateur, ne prend véritablement corps que dans cette volonté farouche d’opposer à l’oppression du silence la possibilité de parler, par tous les moyens. C’est par sa parole militante qu’il tente de sortir de cet espace et de ce silence persécuteur. Il croit en l’idéal d’une autre société qui ne ferait d’une certaine manière que recréer cette atmosphère idéale qui existait autrefois et qu’il s’agit de retrouver, en quelque sorte de commémorer. C’est pourquoi lui et ses camarades tentent d’édifier la Maison du peuple.

Chez un personnage dont la raison d’être est de porter une parole de révolte, cet encerclement de la vieille ville par le silence de la bourgeoisie, ainsi que l’étouffement qu’il entraîne, conduisent nécessairement à une crise. Le personnage connaît alors une crise intérieure parce qu’en espérant l’incertaine réussite du combat idéologique, le héros est en butte à l’hostilité de la bourgeoisie locale qui tente de le réduire au silence car le bruit de son marteau de cordonnier tout autant que sa parole de militant syndical perturbe le silence de la cité :

« Quand la soupe fut prête, mon père vint s’asseoir à la table, mais il ne dit pas un mot. Il avait passé la soirée assis près de la cheminée.

“Mange” dit ma mère. Il n’en avait pas envie.

“Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? - Attends demain.

- Ce sera bien la même chose.”

Sa voix était pleine de colère. » La Maison du peuple, 75.

C’est pourquoi, le texte s’oriente vers la création de scènes où le personnage se retrouve seul face à son propre silence : l’écriture capte le mouvement intérieur d’un retour sur soi-même, toujours synonyme de solitude, de stérilité, et pour finir, de mort réelle ou symbolique. Perçu de l’intérieur du personnage, ce silence oppressant, dont il est la proie, contamine tout l’espace romanesque. Ce malaise que génère le silence, pourrait être surmonté dans la vie intérieure du personnage par des souvenirs d’un temps où la ville semblait davantage laisser vivre. Mais de telles rêveries, associées à des souvenirs d’enfance, ne se développent pas véritablement car ce silence de refus impose de renoncer au mythe d’une période fondatrice idéale où tous vivaient en harmonie, comme le père en avait le sentiment dans sa jeunesse. Comme il ne se posait pas de questions, il percevait la ville comme un lieu idéal où il se sentait bien. Il ressent désormais cette période comme un âge d’or, un temps originel révolu :

« A quoi songeait-il autrefois, quand, l’été, il quittait son travail à six heures du soir, pour courir à la mer se baigner avec André ? [...]

Comme il ne connaissait pas alors d’autre ville que la sienne, il la trouvait à sa mesure. Elle était pour lui pleine de mouvement et de la lumière de ses vingt ans. » La Maison du peuple, 30-31.

Toute tentative pour retrouver sa propre liberté intérieure est vouée à l’échec tant que pèse ce silence imposé :

« Il étouffait pourtant dans sa petite ville, mais il ne l’aurait quittée pour rien au monde. L’idée même qu’il pût vivre ailleurs ne lui venait pas à l’esprit. »

La Maison du peuple, 30.

La mère du narrateur est le second personnage principal du roman. Elle aussi fera l’expérience d’un lieu hostile qui la plonge dans le silence. En effet elle est hospitalisée :

« Elle nous conduisit, dans les allées semées de gravier, de longs couloirs, où nos pas retentissaient si fort que nous étions gênés. Il fallut traverser deux salles et la religieuse ouvrit une porte vitrée ; nous nous trouvâmes devant le lit de fer où notre mère était couchée. […] La salle était petite et blanche et pleine de lumière. « Approchez-vous », dit ma mère d’une voix si faible qu’on l’entendait à peine. » » La Maison du peuple, p.101.

Ce sentiment de rupture avec sa propre vie, de silence intérieur, est une conséquence du silence subi. Le sens de sa vie sera justement pour lui de retrouver une possibilité de parole, malgré les obstacles extérieurs et la crise intérieure qu’ils déclenchent. Dès ce premier roman, une restriction de l’espace et une interdiction de parler imposent au personnage un retrait en lui-même. D’autres personnages, faisant la même expérience du silence subi, sont prématurément écartés de la narration : la mort les guette, c’est le cas de la grand-mère224.

Dans ce roman, l’action est dominée par la quête de la possibilité de s’exprimer. Elle admet cependant quelques pauses durant lesquelles les trajets incessants225 entre des lieux de paroles sont provisoirement suspendus. Mais il s’agit là, le plus souvent, de situations connotées négativement. S’arrêter, c’est déjà s’arrêter de vivre. Les

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Dans l’œuvre le personnage le plus typique de cette impossibilité de surmonter l’oppression du silence qui conduit à une disparition narrative est Loïc, personnage qui apparait dans Le Pain des rêves et dans Le Jeu de patience.

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Il arrive que mouvements et paroles s’emballent : on a trop couru, on a trop porté de paroles. Les chapitres consacrés à la maladie de la mère peuvent être analysés ainsi. La mère, à la sortie de l’hôpital, est désormais guérie d’une ancienne conception de la parole, trop liée à une perception individualiste. Elle peut donc naître à une nouvelle vie qui harmonise mouvements et paroles, unissant du même coup deux univers : l’univers familial et social. Du même coup, retrouver la capacité à se déplacer, c’est retrouver la capacité à s’exprimer.

mendiants, les malades, les mourants incarnent ce ralentissement. La séquence de la maladie de la mère226 illustre bien ce rapport entre l’incapacité à se mouvoir dans l’espace et l’incapacité à parler. Bouger, c’est vivre et parler, s’arrêter et se taire, c’est entrer en soi-même ou mourir. Guérir sera, comme le souligne l’expression, « être sur pied ». C’est par la parole que naît la vie, tandis que le silence la réduit en intensifiant les obstacles.

Ainsi une restriction de l’espace conduit à une expérience du silence qui permet d’ouvrir le personnage à une nouvelle dimension. Cet effet d’emprisonnement intensifie la restriction de la parole et crée un mouvement d’intériorisation de l’énonciation. Dès lors, les personnages pourront faire l’objet d’explorations subjectives justifiées par la crise qu’ils rencontrent. Ils s’installent dans un malaise psychologique, caractéristique des personnages du silence, dont les potentialités narratives sont très nombreuses.

Dans tout roman de Louis Guilloux, lorsque en raison d’une entrave cessent les déplacements au sein de l’espace décrit, le personnage principal est conduit à intérioriser sa volonté d’agir. Privé de mouvements, il ne peut parler. Ainsi, pour ce personnage, doté de cette capacité à intérioriser le silence imposé par cette privation d’espace, se taire équivaut à ne plus vivre. Il développe alors des conduites de sauvegarde qui passent toutes par une égale intériorisation de leur parole. C’est dans ces moments là que la narration place le lecteur au cœur des pensées du personnage : le récit le montre en train d’essayer de retrouver un mouvement et un espace. Il lutte contre l’inertie extérieure en maintenant une possibilité de penser, de réfléchir ou tout simplement de visualiser un mouvement. C’est le cas lorsque le père n’a plus de travail. Le texte crée une impression de ralentissement que le père essaye de refuser en repassant mentalement la succession des actions de la journée :

« Il se mit à repasser dans sa tête tout le travail qu’il avait fait dans les premiers jours de la semaine. L’un après l’autre, il nommait ses clients. [...]

Il continua de chercher dans sa tête pour qui il avait travaillé les jours derniers. Il arriva bientôt au bout du compte, et c’est alors qu’il se souvint que plusieurs

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Emmenée dans la civière des pauvres qu’il faut acheminer péniblement (tirer, pousser, suivre) et qui finira dérisoirement sa course devant une auberge, la mère participera à la marche triomphante du 1er Mai, au lendemain de son retour à la maison, à pied cette fois. Si la narration avait rapidement décrit le spectacle de désolation que donne le logement familial sans la présence et l’activité de la mère, la guérison est présentée comme une reconquête du mouvement et de la parole.

de ses clients, qui lui avaient promis de l’ouvrage, ne lui avaient rien apporté. [...]

Depuis le lundi, il n’était venu personne à la boutique. [...]

Il aurait pu nettoyer ses outils, mettre de l’ordre sur son veilloir, ranger ses formes, il n’en avait pas le courage. Il sentit tout à coup une espèce de courbature dans tout le corps. Et brusquement, il s’habilla, ferma la boutique et sortit. » La Maison du peuple, 61-62.

Le retrait de l’activité conduit à un mutisme que chaque personnage tente de repousser par un effort de pensée qui permet d’imaginer le mouvement. C’est ce que fait la mère à la maison, lorsqu’elle garde le narrateur, encore enfant, et qu’elle lui raconte les voyages et déplacements de ses oncles et parents. En effet, penser le mouvement donne l’impression de maintenir la vie de la parole, du moins pendant un certain temps. Cependant cette stratégie trouve rapidement ses limites car, dans des situations exacerbées, l’impossible dialogue peut conduire à la violence. A l’issue d’une longue séquence qui nous montre la dégradation de la situation sociale et familiale en raison du chômage du père, on assiste à une série de scènes où la parole lui est systématiquement refusée. Le père n’a plus que la violence comme langage. Cette séquence narrative est faite de scènes paroxystiques qui mêlent paroles violentes et mouvements brutaux. La séquence de la mort de la grand-mère fournit un bon exemple de ce fonctionnement de l’écriture. C’est en pensée que l’on peut tenter de prolonger un mouvement qui s’arrête. Mais cette stratégie est toujours vouée à l’échec. Cette scène où l’enfant se remémore cette marche séparée de sa grand-mère va être reprise peu après sous une variante : l’enfant a honte de porter la croix qu’il allait chercher à l’église pour placer aux côtés de la défunte. Le silence auquel se trouve confronté le narrateur va le placer momentanément hors jeu : il se couche et pleure de chagrin caché sous ses draps, restreignant son espace au maximum. Quoi qu’il en soit, une oppression verbale ne peut que déclencher un resserrement de l’espace. Seuls des mouvements de soutien et des paroles d’aides peuvent contrecarrer de telles agressions.

Un personnage, dont les mouvements et les paroles cessent de concorder, ne peut plus vivre non plus. La grand-mère pratique, tout au long du roman, la marche infatigable, mais aussi le refus de se plaindre et d’avouer sa véritable situation. C’est un personnage qui se définit par un double refus : celui d’une parole de faible et celui du silence statique de la ville. Elle incarne donc des valeurs fortes de vie, mais fondées sur une résistance personnelle, ni familiale, ni sociale. La grand-mère est totalement

l’emblème d’une catégorie de personnages qui permet le développement d’une écriture du silence.

Dans ce premier roman les personnages principaux en lutte contre un silence oppressif tentent de reconquérir une liberté de parole. Mais leur perception de l’espace qui semble se resserrer autour d’eux intensifie cette oppression : ils ont le sentiment de vivre dans un temps présent dégradé. C’est pourquoi ils vivent dans l’utopie, ce que traduit bien ce projet de construction de Maison du peuple, véritable abbaye de Thélème sociale. Cette perception d’un ailleurs idéal entre en conflit avec ce qu’ils vivent réellement de sorte que naît une autre tension ne faisant que relayer la tension initiale entre bruit et silence.

Dès ce premier roman, le silence joue le rôle de déclencheur d’un malaise intérieur en raison de la tension qu’il engendre entre ce qui est là, « ici et maintenant », et ce qui pourrait être « ailleurs dans un autre temps ». L’espace encercle ces personnages au point de les étouffer si bien que le récit évoque une crise qui les place en position de rupture par rapport à leur idéal. Dans ce premier roman, pour prendre vie, ces personnages ne peuvent donc que manifester une quête d’espace et de mouvement