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1.3. La relation de subalternation selon l’objet et la méthode des mathématiques

1.3.3 La vérité comme conformitas

Les conclusions à propos de la physique à la lumière de l’hypothèse du Dieu trompeur de Mersenne révèlent non seulement l’opposition au modèle aristotélicien, mais aussi une conception de vérité chez Mersenne basée sur l’idée d’adéquation ou de conformité de l’entendement à la réalité extérieure, ce qui s’avère aux antipodes de la réponse cartésienne. Claudio Buccolini signale la présence chez Mersenne de cette conception et l’interprète comme une utilisation scientifique de la conformitas, terme employé exclusivement en théologie morale pour faire allusion à la rencontre entre deux domaines de réalité très éloignés, à savoir celui de la volonté humaine et de la volonté divine1. Cependant, Francisco Suárez - philosophe et théologien, doctor eximius, qui

incarne l’idée de « scolasticisme » au XVIIe siècle telle que P. Dear la définit2 - conçoit déjà la vérité « réelle » comme une conformitas entre la réalité et l’intellect ainsi qu’entre une proposition signifiante et un objet signifié ; cette dernière relation d’adéquation impliquant la conformité de la signification à une chose res qui possède une existence réelle et non pas fictive.

Metaphysical Physics, les trois lois du mouvement des corps énoncées dans le chapitre VII de Le monde

(AT, XI, 38-44) et son exposé ultérieur dans les Principes, fondées sur Dieu. En tant que première cause du mouvement et en tant qu’être immuable, Dieu conserve la même quantité de mouvement et les lois physiques établies par Descartes dérivent de ce principe conservateur, n’introduisant aucun nouvel agent du mouvement, mais déterminant le comportement des corps particuliers dans des conditions particulières (Principes, 39, 42). Cf. Jean-Luc MARION, «La métaphysique comme transgression» in Sur le prisme

métaphysique de Descartes, pp. 14 sqq. Daniel GARBER, Descartes’ Metaphysical Physics, Chicago,

University of Chicago Press, 1992, pp. 197-239.

1 Pour exemplifier l’usage théologico-morale de cette catégorie, Buccolini cite la définition de Goclenius ou Rudolf Glöckel dans son Lexicon philosophicum. Cf. Claudio BUCCOLINI, Rem totam more

geometrico... concludas ». La recherche d'une preuve mathématique de l'existence de Dieu chez Marin

Mersenne, p. 283.

2 P. Dear met en avant la nécessité de considérer les mutations des notions généralement associées à celles de scolastique et aristotélisme, comme un ensemble de dogmes établis et acceptés depuis le Moyen âge. Dear et d’autres auteurs utilisent le terme «scholasticism» pour faire référence à la méthode d’enseignement mis en place à partir du XIIIe siècle qui détermine l’utilisation de la quaestio et du commentaire pour analyser les sources aristotéliciennes. Cf. Peter DEAR, Mersenne and the learning of

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…nous supposons, selon le consensus commun, que la vérité consiste en une adéquation ou en une certaine conformité entre les choses et l’intellect, soit une conformité de l’intellect avec les choses, soit des choses avec l’intellect... 1

La conception de conformitas est un sujet de discussion parmi les commentateurs de Coimbra, tels que Pedro Da Fonseca et Luis de Molina, qui abordent la question de la relation de conformité de l’entendement avec les choses extérieures pour déterminer comment l’on peut atteindre la vérité dans ce processus cognitif. La relation entre deux différents ordres de réalité reprend la signification théologique et morale qui est à l’origine de cette catégorie, signalée par Buccolini, car la possibilité d’une telle conformité pourrait être refusée si l’on soutient la thèse de l’incommensurabilité entre le monde sensible et l’ordre intellectuel. Pour que la conformité soit possible, la relation entre ces deux ordres de réalité peut être conçue, d’une part, comme une relation formelle ou une relation de raison - et non pas réelle - par le biais d’un concept formel qui s’identifie avec le nom au moyen duquel l’entendement conçoit une chose matérielle ou ses attributs. Et, d’autre part, l’on pourrait concevoir la conformité comme une relation entre une chose réelle et son concept objectif, c’est-à-dire la connaissance que l’on possède du concept formel. Le concept objectif peut être conçu comme la considération par l’entendement d’un concept formel ou la chose réelle en tant qu’elle est connue2. Chez Suarez, le concept

formel est toujours individuel ou singulier existant comme déterminé dans la pensée, tandis que le concept objectif n’a pas nécessairement une existence actuelle et peut acquérir une dimension commune, générale ou universelle3. La métaphysique a pour

1 «...supponimos, ex communi omnium consensu, veritatem realem consistere in adaequatione quadam

seu conformitate inter rem et intellectum, sive sit conformitas intellectus ad rem, sive rei ad intellectum… Hinc vero sumpta analogie el proportione, veritas rationis seu significationis consistit in adaequatione inter proporsitionem significantem et rem significatam...» Francisco SUAREZ, Disputationes

metaphysicae, Hildesheim, G. Olms, 1998, Fac-simile de l'édition de Paris, Opera omnia, Editio nova, ed. C. Berton, Tomes XXV-XXVI, 1866, VIII, prol. XXVI, Nous traduisons.

2 P. Dear, qui analyse en détail cette discussion, conclut avec une description de la position adoptée parmi

les jésuites pour résoudre les difficultés signalées: «the standard solution to this problem among the Jesuits held that truth ultimately resided in the conformity of the objective concept with the formal concept (...) The objective concept, in other words, play the part of the thing, because the thing itself could not be brought into relation with the formal concept except ‘insofar as it is known’». Peter DEAR, Op. cit., p. 51.

3 Un objet ou une chose res chez Suarez partage une même étymologie avec le terme ens dans la mesure où tous deux peuvent être considérés comme noms. Lorsque l’ens est considéré comme un nom, il est identifiée avec la res ou la chose, ce qui implique une référence à la quiddité ou à l’essence. L’attribution d’une même signification pour ens et res ne conduit pas pour autant à une identification ou à une relation de synonymie car il peuvent être employés de manière équivoque pour faire référence à des objets qui existent actuellement et d’autres qui manquent de cette existence. En effet, la res exprime uniquement et simplement l’essence ou la quiddité de la chose tandis que l’ens exprime l’existence de l’être qui est en

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objet le concept objectif car l’essence réelle est celle qui existe en acte mais, en même temps, celle qui possède une aptitude à exister et, par conséquent, qui « peut être produite par Dieu 1». L’objet de la métaphysique se différencie des êtres de raison, conçus objectivement, mais dont l’existence n’est pas celle qu’il possède dans l’entendement et, par conséquent, leur essence pourrait être fictive si elle n’avait aucune liaison avec l’existence actuelle ou avec l’existence possible2.

Pour déterminer la notion de conformitas chez Mersenne dans le cadre de cette discussion, il est à proposd’aborder une autre notion employée dans le raisonnement du Minime - et étudiée également par Buccolini - qui est celle de la ressemblance. Elle est mise en avant dans un passage de La vérité des sciences concernant l’imposition des noms, de la prononciation et de la grammaire, où Mersenne analyse la façon dont les noms et leur prononciation, employés dans les discours pour exprimer les notions de l’esprit, peuvent approcher la signification des choses signifiées. Dans ce discours, le Minime laisse entrevoir en lignes très générales son modèle scientifique, lequel - comme nous l’avons souligné - est en tension avec le modèle démonstratif de la physique aristotélicienne, qu’il juge incapable de certitude, mais qui aspire, tout de même, à une connaissancenon pas de la substance mais de ses effets, de ses accidents, de ses actions. Et, sous cette perspective, les questionnements des conimbricenses et des jésuites perdent leur signification dans la mesure où une conformité du type « essentialiste » entre un concept formel / concept objectif et un objet physique ne pourrait pas avoir lieu. Sur ce point, il est assez révélateur que les paraphrases de Mersenne des écrits de Biancani excluent les passages où le philosophe italien attribue des définitions essentielles aux objets des mathématiques3. Néanmoins sa propre

acte. La vérité conçue en tant qu’adéquation entre un nom ou proposition avec une chose est, par conséquent, une vérité métaphysique dans la mesure où la signification du nom est celle d’un être réel et non pas fictif, c’est-à-dire, qui a l’aptitude pour exister. Nous avons choisi de laisser de côté ici la considération de la notion d’aliquid qui, selon certains, auteurs est de grande importance pour discuter la Disputatio XXXI. Cependant, elle est une notion qui est associée et privilégié dans le domaine de la métaphysique au détriment du concept de res, par son indétermination et son imprécision qui lui permettrait de jouer le rôle non seulement d’un nom mais aussi d’un participe, parmi d’autres raisons. Cf. J.-F. COURTINE, «Le projet suarézien de la Métaphysique». Archives de Philosophie, 42, 1979, p. 242. DOYLE, «Suarez and the reality of the possibles». The modern schoolman, 46, 1967, pp. 25-26.

1 L’aptitude à exister de l’essence est intrinsèque à chaque créature et elle est cruciale pour comprendre la conception de possibilité qui exerce une grande influence dans la pensée de Mersenne, comme l’a indiqué le travail de J.-L. Marion. Cf. Jean-Luc MARION, Sur la théologie blanche de Descartes : analogie,

création des vérités éternelles et fondement, Paris, Presses Universitaires de France, 1981, pp. 174-178.

Nous citons ici J. F. COURTINE, «Le statut ontologique du possible selon Suárez». Cuadernos salmantinos de filosofía. Simposio Francisco Suárez VII, 1980, p. 248.

2 Robert DOYLE, Op. cit., p. 29-30. 3 Claudio BUCCOLINI, Op. cit., p. 310.

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conception de science est mise en relief, dans La vérité des sciences, avec des catégories orthodoxes qui sont encore rattachées au paradigme épistémologique aristotélicien et aux discussions évoquées, non pas parce que Mersenne veut éviter de se montrer comme un novateur - comme le signale P. Dear1 - mais plutôt parce qu’il s’agit de mettre en relief sa propre position dans le cadre d’une discussion où ces catégories opèrent dans la construction d’un modèle d’épistémé.

L’art de la Grammaire n’est pas fondé dans l’air, mais dans la nature des choses (...) et au

lieu que nous ne pouvons fonder les noms sur l’essence, nous le fondons sur les effets, sur l’action, sur la ressemblance et sur les autres accidents… lorsque la ressemblance a été

prise de quelque proportion qui se trouve entre deux choses, comme entre le pied d’homme et d’un arbre, ce nom a été dit analogue; enfin quand divers nom ont servi pour signifier une même chose on leur a donné le nom de synonyme2.

Ce passage - qui répond aux critiques des sceptiques3 - pourrait faire écho à la

troisième conception de conformitas suarécienne, à savoir, celle qui permet d’attribuer une vérité lorsqu’il existe une adéquation entre un nom signifiant et un objet signifié, bien que cette conformitas soit fondée sur les accidents et les effets, et non pas sur l’essence des choses. Le peu de certitude que l’entendement humain peut atteindre dans le domaine de la physique - ainsi que dans toutes les autres sciences - se fonde sur la conformité entre la réalité et ce que Mersenne appelle un être de raison, à savoir ce que l’entendement conçoit objectivement indépendamment de la réalité actuelle.

Il suffit donc que les sciences et toutes leurs notions aient un être de raison, à ce qu’elles soient véritables, pourvue qu’elles soient conformes aux objets extérieurs et à leurs

propriétés : il suffit que la ligne ou le cercle que je conçois, et duquel les Mathématiciens

discourent, soient tellement conçus, que tout ce qu’on en dit soit véritable: par où nous pouvons conclure que toutes les sciences sont les ouvrages de la seule raison4.

Les sciences procèdent par des êtres de raison, par des notions conçues par l’entendement indépendamment de l’existence réelle et individuelle de la réalité

1 DEAR, Mersenne and the learning of the schools, p. 52.

2 Marin MERSENNE, La vérité des sciences..., II, 5, p. 72. Nous soulignons.

3 Ibidem, I, 6, « Chapitre VI. Dans lequel le Sceptique est contenté sur l’imposition des noms et sur ce qui est de la vraie Religion », p. 67

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physique1. Tel que Suárez le signalait, un être de raison peut être pensé par

l’entendement comme existant bien qu’il ne soit pas, effectivement, une entité2. Mais la conception mersenniene d’être de raison ne se voit pas confrontée au problème de l’incommensurabilité entre la spiritualité de l’entendement et la corporalité des objets physiques individuels et matériels, dont l’existence n’est pas mise en question. Au contraire, la notion de vérité scientifique comme adéquation ou conformité évoque la relation entre l’entendement et la réalité; une relation qui, dans le cas de la physique, pourrait être conçue comme la confirmation des hypothèses par le moyen de l’expérience scientifique et non pas par des démonstrations syllogistiques avec définitions essentielles. Sous cette perspective, l’expérience scientifique qui porte sur les objets extérieurs et sur leurs propriétés serait réglée par la raison3 et ne viserait pas la

connaissance de l’essence, mais de ses accidents. Par conséquent, dans un contexte où l’hypothèse mersenienne d’un monde des apparences, créé par Dieu, conduit à l’impossibilité de la science démonstrative conçue sous le modèle aristotélicien, les notions scolastiques d’être de raison et de conformitas jouent un rôle crucial au moment de comprendre le statut des vérités mathématiques dans son propre modèle scientifique. Il est à propos de se demander, sur ce point particulier, si la confrontation de Mersenne aux tropes sceptiques, loin d’être une partie propédeutique destructrice qui servirait à établir les bases de son modèle scientifique, résulte plutôt de sa propre conception touchant la nature des objets étudiés par les différentes disciplines et des capacités cognitives humaines qui définissent et limitent leur champ d’étude. Mais la considération de l’épistémologie mersennienne sous l’influence du scepticisme sera analysée par la suite.