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Le projet de restitution de la sagesse des Anciens en matière musicale: la subalternation de la musique à l’arithmétique du point de vue rythmique

1.8 Le rôle de la musique et la notion de subalternation

1.8.1 Le projet de restitution de la sagesse des Anciens en matière musicale: la subalternation de la musique à l’arithmétique du point de vue rythmique

La distance temporelle entre Antoine de Baïf (1532-1589) et Mersenne n’a pas empêché l’admiration commune de la musique ancienne, considérée comme étant capable de produire des mouvements agréables et des merveilleux effets dans l’esprit humain, tels que se délier de la masse grossière du corps et des passions qui l’attachent servilement. Mersenne considérait que, pour que la musique contemporaine puisse se rapprocher de la perfection, il fallait « rétablir ce que pratiquaient les anciens en leur chants 1» et connaître la rythmique pour déterminer « quel est le plus excellent air de

tous ceux qui peuvent être faits 2». Il ne mettait pas en doute la capacité de la musique

1 Marin MERSENNE, La vérité des sciences, III, 10, Théorème I, p. 559. 2 Ibidem, III, 10, Théorèmes II-IV, pp. 560-569.

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de son temps à produire ces effets puisqu’il jugea possible d’utiliser tous les modes et les genres ainsi que de chanter toute sorte de vers dans la mesure où le français a des pieds métriques et des syllabes longues et brèves comme le grec et le latin. De même, les critiques adressées par Mersenne à la musique de son temps semblent ne pas trop différer de celles que l’on peut entrevoir dans les statuts de l’Académie de Poésie et de Musique. Or, un élément absent du projet de l’Académie auquel Mersenne attribua pourtant une importance capitale est sa portée religieuse. En effet, Mersenne interprétait le besoin de l’Académie de récupérer les effets éthiques de la musique avec un sens religieux. Pour le Minime, l’on ne devrait suivre le modèle de cette académie que pour viser la louange de Dieu, « maître du grand chœur de l'univers 1». C’est pourquoi il mit

l’accent sur la mise en musique des psaumes en vers mesurés français dans les Quaestiones in genesim2. La lecture des devises de Baïf et Courville avec un sens

religieux n’est pas étrangère à l’entreprise apologétique de Mersenne car elle prétendait récupérer l’utilité de la musique - et des sciences en général - pour la vie en société et pour la religion, laquelle était ignorée par ses contemporains3. Pour Mersenne, la

musique devait avoir pour but de régler les mœurs des citoyens et de les guider vers le chemin de la foi. Mersenne distinguait trois types de musiciens: ceux qui avec une mauvaise volonté et qui abusaient des intervalles chromatiques et enharmoniques pour un usage de la musique « profane et lascif », ceux que Mersenne appelait « des musiciens ordinaires », qui offraient cet art comme un passe-temps pour entretenir leurs familles et, finalement, ceux qui dédiaient leur art au Créateur et qui s’efforçaient d’élever les mortels à la contemplation des choses divines, c’est-à-dire, ceux qui cultivaient la musique intellectuelle, dont la fonction principale consiste à élever notre esprit et le détacher des objets matériels. Manifestement, pour Mersenne, seule cette musique était apte à stimuler des actions vertueuses puisqu’elle était en accord avec la raison et en louange de Dieu.

Dans une lettre du 2 mars 1622, le musicien et théoricien Jean Titelouze répond aux inquiétudes de Mersenne à propos de « la puissance de la musique des Anciens sur toutes sortes de passions dont leurs livres nous disent des merveilles » et raconte que

1 Marin Mersenne, Les préludes de l’harmonie universelle, Question VII, p. 179.

2 En effet, Mersenne transcrit un nombre considérable des psaumes mesurés tout en respectant l’alphabet

phonétique de Baïf grâce à l’aide de Mauduit: le Psaume 23 « Est Deus Pastor Mihi », le 67 « Dieu se lèvera soudain », le 150 « En son temple sacré », le 42 « Juge le droit de ma cause », le 100 « Pardon et justice il me plaît de chanter », le 116 « Louez le seigneur » et le 133 en latin « Eia verba dicite » le Psaume « Ô ciel, ô mer, ô terre, armez vous de colère ».

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Claude Le Jeune avait exécuté un air mesuré qui avait mis en furie un soldat « par des mouvements musicaux qu’il avait joints aux paroles selon leur propriété 1». L’air mesuré ou la musique mesurée dont Titelouze fait référence ici est un type de composition qui revêt la forme d’une chanson à quatre ou cinq voix. Elle résulte de la combinaison de différents mouvements établis par la métrique des vers à la manière d’une homophonie structurée sur chaque syllabe, comme un bloc harmonique. Chaque voix prononce une syllabe simultanément mais avec des hauteurs différentes et cette simplicité harmonique vise l’intelligibilité des paroles de la chanson. Or ce mélange des mouvements et des temps prétend imiter les actions humaines et provoquer ainsi la modération des auditeurs.

L'une des grandes perfections du chant consiste à bien prononcer les paroles, et à les rendre si distinctes, que les auditeurs n'en perdent pas une seule syllabe; ce que l'on remarque aux récits de Baillif, qui prononce fort distinctement, et qui fait sonner toutes les syllabes, au lieu que la plupart des autres les étouffent dans la gorge, et les pressent si fort entre la langue, les dents, et les lèvres, que l'on n'entend quasi rien de ce qu'ils récitent, soit faute de n'ouvrir pas assez la bouche, ou de ne remuer pas la langue comme il faut. C'est à quoy les Maistres se doivent étudier, afin que leurs écoliers leurs fassent de l'honneur, et que les Pages et autres enfans qui doivent chanter devant le Roy, et dans les Églises, prononcent aussi bien en chantant, comme s'ils parlaient simplement, et que leurs récits aient mesme effet qu'une harangue distinctement prononcée2.

Mersenne soutient que Baïf et Courville avaient fondé l’Académie dans le but d’éliminer la barbarie en France, de récupérer les effets que les anciens étaient capables de provoquer à travers sa musique et ainsi cultiver la modération et susciter diverses passions. Le but des musiciens de l’Académie était de rendre les auditeurs capables de plus haute connaissance et de le dépouiller de leur barbarie. En effet, ils proposaient une transformation de l’auditeur à travers les effets d’une lettre bien composée, bien chantée et bien écoutée ; des effets que Baïf résume en trois : retenir, exciter et calmer les passions provoquées par la chanson. Cette « barbarie » dont parlent les fondateurs et Mersenne peut être interprétée au sens moral comme une barbarie de moeurs en temps de guerre civile et de conflits religieux. Il s’agirait de mesurer non seulement les vers

1 De même Titelouze discourt sur la force des modes sur l’esprit mais il finit par mettre l’accent sur les

paroles de la musique comme celles qui peuvent émouvoir les passions et plus précisément sur la combinaison des syllabes longues et courtes. Cf. Marin MERSENNE, Correspondance, I, lettre 10 du 2 mars 1622, pp. 73-75.

2 Marin MERSENNE, Harmonie universelle, Livre sixième de l’art de bien chanter, Proposition IV,