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Le raisonnement inductif selon Gassend

1.7 Évidence immédiate, induction et démonstration mathématique

1.7.3 Le raisonnement inductif selon Gassend

Ce que Mersenne explique avec les termes de légère induction, de ravissement intellectuel et de connaissance instantanée ou immédiate pourrait être observé à la lumière de la conception du raisonnement inductif de Gassendi et de ses considérations du projet de Bacon. Si les premiers manuscrits du Syntagma philosophicum datent de 1634, comme le signale B. Rochot, il est possible d’établir des liens entre la position de deux philosophes à propos de la démonstration syllogistique et du rôle de l’induction. Dans la première partie de son Syntagma philosophicum, dédiée à la logique, Gassendi reprend la définition aristotélicienne d’induction et observe l’impossibilité d’avoir une énumération complète de tous les cas particuliers. Or une telle énumération accomplie ne saurait être une induction, car elle prendrait la forme d’une démonstration. Par conséquent, Gassendi considère la nécessité d’incorporer au raisonnement inductif l’hypothèse d’énumération complète pour garantir son utilité et compenser le manque de certains cas particuliers. L’induction est donc, selon Gassendi, un enthymème, c’est-à- dire un argument qui peut s’ériger en tant que syllogisme par l’ajout d’une prémisse qui

1 Ibidem, Appendice, pp. 596-7.

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reste occulte, quoique tenue pour certaine1. D’autre part, il distingue deux types

d'inférence inductive, à savoir l’argumentation au moyen des exemples et au moyen des témoignages, deux éléments présents chez Mersenne2. En effet, le Minime considère non seulement le témoignage des savants pour déterminer la certitude d’une proposition, mais aussi les arguments qui procèdent par des exemples, lesquels permettent de comprendre « plus clairement que tous les discours » qu’on pourrait faire3. Le

raisonnement inductif, selon Gassendi, permet qu’une proposition générale puisse attendre l’évidence et la certitude, car c’est du singulier que nous avons une connaissance en première instance et à partir de laquelle on construit nos raisonnements.

Cependant, la certitude que Gassendi attribue à l’induction est bornée à une connaissance probable des apparences, et non pas des causes ou de l’essence. Autrement dit, la connaissance scientifique, selon Gassendi, est aux antipodes du modèle démonstratif aristotélicien4. Le raisonnement inductif de Gassendi renvoie, en effet, à

une conception de la science tout à fait divergente de celle du Minime, bien que tous deux partagent l’idée des impressions des sens à l’origine de toute connaissance et d’une science physique incapable de connaître l’essence des choses, mais comme une construction collective perfectible5. L’entendement ne pourra jamais atteindre la

connaissance absolue et certaine de la réalité, mais seulement probable.

Gassendi établit que la connaissance trouve son origine dans l’expérience sensible et dans les images ou signes sensibles plus ou moins ordonnés. Les images sont produites par l’imagination à partir des perceptions sensibles - avec leur comparaison réalisée par la mémoire - et jouent un rôle crucial dans la connaissance, car les idées et

1 D’après Milton, Gassendi est le premier, avant Hume et Locke, à avoir signalé le caractère

d’enthymème du raisonnement inductif. J. R. MILTON, «Induction before Hume». The British Journal for the philosophy of science, 38, 1, 1987, p. 58.

2 Selon Milton, le terme épagogé est employé par Aristote dans deux sens, soit pour faire référence à

l’expérience et à l’observation, soit pour faire allusion à des exemples. Cf. ARISTOTE, Physique, 185a15 et 229b3 cité par J. R. MILTON, Op. cit., p. 52.

3 Marin MERSENNE, La vérité des sciences..., III, p. 487. Des réflexions semblables sont à trouver dans La vérité des sciences : « l’exemple suivant vous fera comprendre… » (p. 477) « …le 9. Exemple vous

apprendra comment diviser un nombre… » (p. 504), « j’ajouterais seulement un exemple pour vous faire comprendre la manière selon laquelle il faut disposer les nombres… » (p. 630)

4 T. Bedouelle confronte la position de Gassendi, dans les Exercitationes, à celle de Descartes, dans les Regulae, autour des questions aristotéliciennes sur la méthode scientifique et sur l’objet de la science,

comme une propédeutique aux objections aux Méditations métaphysiques. L’auteur considère que la philosophie de Gassendi reste dépendante aux catégories aristotéliciennes, «le reproduit comme en négatif», car son doute porte sur l’essence. Cf. Thierry BEDOUELLE, «L'unité de la science et son objet. Descartes et Gassendi: deux critiques de l'aristotélisme» in Les études philosophiques, 1, 2, 1996, pp. 49- 69.

5 De même, il faut souligner que, chez Mersenne, la connaissance sensible n’est pas une véritable

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les jugements de la raison doivent être conformes à la perception des sens qui n’est jamais trompeuse1. La perception de ces images ou signes est une opération propre à l’âme matérielle que les humains partagent avec les animaux. Or, pour avoir accès à des notions plus générales, et pour rendre également possible l’opération d’induction, le raisonnement ou l’intervention de l’âme spirituelle est nécessaire. Les processus cognitifs ainsi compris attribuent clairement une place importante à l’évidence empirique dans la construction du savoir scientifique2. Par conséquent, et pour revenir à la certitude et à l’évidence des maximes établies par induction, il est nécessaire, selon Gassendi, de conduire nos raisonnements en ayant comme guide les évidences immédiates fournies par les sens.

Sur ce point, Mersenne et Gassendi possèdent des positions divergentes car l’évidence immédiate, chez le Minime, bien que fondée sur l’expérience, requiert le concours de l’entendement; sans lui il n’y aurait pas de connaissance, même sensible3.

Cependant, Mersenne et Gassendi utilisent une même proposition pour illustrer leur conception d’évidence immédiate. Pour Gassendi, l’origine de la proposition «le feu est chaud» est clairement sensorielle alors que pour Mersenne l’action de la raison est

1 Sylvie Taussig résume en quelques lignes la théorie gassendienne de la vision: « ...l’objet éclairé qui a une certaine contexture d’atomes émet un simulacre matériel qui, en frappant l’organe de la perception, crée une impression qui est transmise au sens commun – une faculté matérielle qui est localisée dans le cerveau –, ce qui provoque l’appréhension directe par l’esprit de l’objet de la perception. L’objet perçu laisse une trace dans le cerveau, ce qui rend possible la reconnaissance de l’objet fût-il absent : la vision peut donc se passer de la présence de l’objet, et dans ce sens on peut parler d’une idée, à condition de préciser que cette idée est l’inverse de l’idée platonicienne, qui préexiste à sa perception. Le simulacre chez Gassendi, dont la conception se nourrit du renouveau de l’optique depuis Kepler, est distinct de celui d’Epicure : ce n’est pas le simulacre de l’objet lui-même, mais des rayons de lumière, eux-mêmes faits d’atomes, des entités physiques et non pas mathématiques ; il n’y a donc pas de ressemblance entre la chose et sa représentation dans le cerveau. Les sensations sont traduites en images par l’imagination ; la raison travaille sur ces images et en tire des idées générales et abstraites. » Cf. Sylvie TAUSSIG, « Pierre Gassendi et l’iconoclastie scientifique. Un nouveau réalisme littéraire », p. 2.

2 Cependant, ce n’est pas le cas des illustrations dans les ouvrages imprimées. En effet, Gassendi ne fait

pas recours aux images pour expliquer une hypothèse ou une théorie. Il préfère, en revanche, se contenter de l’usage du langage, produit des conventions humaines. Ceci est confirmé lors de la controverse avec Robert Fludd, où Gassendi critiques les multiples représentations de sa cosmographie comme des et rejette certains aspects de son système par des expériences de dissection - en ce qui concerne la circulation du sang - et par des observations astronomiques et de la neige - qui touchent les proportions du monocorde. La conception du langage comme un artifice au service de la science qui doit satisfaire les critères de clarté et de transparence est mise en relief dans deux lettres à Valois du 5 et du 12 septembre 1642. Cf. Sylvie TAUSSIG, Pierre Gassendi. Introduction à la vie savante, Turnhout, Brepols, 2003.

3 S. James remarque cet aspect qui sépare la perspective de Gassendi et celle du Minime. Tandis que, pour

le premier, les sens constituent le tribunal légitime pour juger à propos de l’évidence, Mersenne considère que ce rôle n’est attribuable qu’à la raison. Gassendi rejette cette position, car si la raison fonde son jugement sur un processus inductif qui renvoie à l’expérience, il est clair qu’en définitive ce sont les sens les juges légitimes, car l’évidence et la certitude dépend de l’observation des cas particuliers. Cependant, il faut prendre en compte que l’évidence immédiate, selon Mersenne, exige le concours de l’expérience et de la raison car il n’est pas possible de résumer sa position en termes dichotomiques, entre la raison et expérience, vu que toutes les facultés de connaissance sont impliquées. Cf. Susan JAMES, «Certain and Less Certain Knowledge». Proceedings of the Aristotelian Society, 87, 1986-1987, pp. 233-235.

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indispensable pour juger qu’il s’agit bien d’un certain type de perception sensible - autrement nous serions comme des animaux guidés par nos impressions-, pour écarter toutes les circonstances qui peuvent conduire à l’erreur et, finalement, pour confirmer l’évidence de cette maxime. Le même raisonnement s’applique pour la proposition qualifiée comme évidente « le tout est plus grand que la partie » au moyen de l’induction, ce que Mersenne ne serait pas prêt à refuser.

Mais une autre différence pourrait être établie si l’on tient compte de l’objet scientifique en question, car, d’après Mersenne, les mathématiques sont des sciences « très certaines » ayant comme objet la quantité intelligible. Si Mersenne considère que l’induction peut offrir des propositions universelles pour les démonstrations mathématiques, elle donne lieu rapidement au processus d’abstraction de la quantité sensible pour assurer leur vérité, ce qui expliquerait l’emploi de l’expression de «légère induction». En revanche, pour Gassendi, il n’y a pas de raison pour établir une césure épistémologique entre les sciences dotées de certitude par leur abstraction de la matière et les sciences probables, fondées sur l’expérience. Les limites de la certitude et de l’évidence sont identifiées aux limites de nos capacités sensorielles et les mathématiques ne représentent aucune exception. Toutes les disciplines scientifiques constituent une recherche à partir des inférences des signes sensibles. L’objet des mathématiques pures, tel qu’il est conçu par Mersenne, ne peut avoir, selon Gassendi, une existence réelle, car les mathématiques portent sur l’apparence.

La difficulté consiste à élucider comment on pourrait avoir des vérités mathématiques qui ne soient pas établies provisoirement1. Dans les Exercitationes, la somme des angles d’un triangle a lieu ainsi après que la figure soit construite et complétée par les angles extérieurs. Dans le Syntagma, les axiomes mathématiques sont considérés comme véritables en vertu de l’habitude et de leur emploi et les vérités qu’on peut établir à propos d’un triangle ne concernent que des observations pertinentes, présentes ou passées, et non pas un triangle intelligible2. Le temps joue un rôle dans la

certitude des mathématiques. Or, ce qui est établi dans le Syntagma, concernant l’emploi habituel de certaines notions mathématiques considérées comme véritables, élude la difficulté du besoin de la présence sensible de l’objet en question, comme dans

1 Cf. Bernard ROCHOT, «Gassendi et les mathématiques». Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, 10, 1, 1957, pp. 70-71.

2 «What remains to be specified - presumably a sizable task - is a normative account of the sorts of

sensible date that, although not bearing content directly regarding such objects of knowledge, nonetheless furthers our understanding of their nature.» Cf. Saul FISCHER, Pierre Gassendi’s Philosophy and

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l’exemple du triangle. Bien que Gassendi n’accepte pas la conception d’un triangle doté d’attributs essentiels, il reste possible d’établir des «vérités de raison» à propos du triangle sur la base de l’habitude et des observations pertinentes, assurées par sa théorie des signes qui informent sur des objets qui ne sont pas perçus. Ces vérités de raison sont basées sur la convention ou l’habitude et, dans un premier temps, ne semblent pas avoir une liaison avec les processus d’induction et ne pas requérir de l’expérience, mais elles sont en correspondance avec des processus physiologiques1. En effet, Gassendi développe une analyse physique des phénomènes de la perception, centrée sur la vision de la lumière, qui met en relief sa théorie atomiste de la matière et l’origine sensorielle des idées comme source première des jugements empiriques. Cette conception est mise en avant dans les objections à la deuxième méditation métaphysique de Descartes, où Gassendi considère que l’esprit qui pense avoir eu des sensations se sert nécessairement de ce qu’il a expérimenté2.

Mais, encore que vous vous trompiez, de ce que sans vous servir de l’œil il vous semble que vous sentiez ce qui ne peut sentir sans lui, vous n’avez pas néanmoins toujours éprouvé la même fausseté ; et puis vous en avez usée autrefois ; et c’est par lui que vous avez senti et reçu les images dont vous pouvez à présent vous servir sans lui3.

L’idée que toute pensée est pensée de quelque chose, évoquée ici par Gassendi, s’avère présente chez Mersenne dans sa notion de légère induction et dans les rôles attribués aux facultés humaines de connaissance. Bien qu’il soit possible de séparer, au moyen de l’abstraction, l’intelligible du sensible, la perception est à l’origine de toute connaissance. En outre, le fait que Gassendi envisage, aussi dans ses objections aux Méditations de Descartes, l’idée de la corporalité de l’esprit a un impact direct sur Mersenne qui n’hésite pas à explorer cette hypothèse malgré le caractère problématique de ses implications théologiques.

Il est par conséquent manifeste que la réponse de Mersenne au sceptique à travers la défense de la vérité des sciences est le résultat d’une théorie de la connaissance qui attribue le privilège à la raison, par sa capacité à s’élever vers l’intelligible au moyen du processus d’abstraction, mais qui nécessite de l’expérience

1 Les vérités religieuses sont, en revanche, connues par la révélation, par la lecture des Écritures Saintes,

par la fréquentation des institutions religieuses. Cf. Ibidem p. 29.

2 Cf. Sophie ROUX, «Les recherches métaphysiques de Gassendi: vers une histoire naturelle de l’esprit»

in Gassendi et la modernité, pp. 105-140.

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pour connaître. Les sens sont «les portes des objets» et la raison, «la porte des conclusions». Sous cette perspective, Mersenne établit des critères de vérité basés sur l’évidence immédiate des propositions dont l’origine est une légère induction - c’est-à- dire un processus qui permet d’établir une certitude universelle et qui contraint l’esprit à la reconnaître - et sur la conformité ou la ressemblance des conclusions des démonstrations avec la réalité extérieure, même si ces démonstrations sont réalisées au moyen de l’abstraction.

D’ailleurs, la réponse de Mersenne au scepticisme prolonge, tel que nous l’avons anticipé, le débat initié à la Renaissance à propos de la certitude mathématique. Cette position a la particularité d’être exposée à travers de multiples références explicites et implicites aux réflexions qui nourrissent la pensée du Minime pendant la rédaction de La vérité des sciences. D’une part, l’intertextualité des écrits de Biancani et de Clavius montre incontestablement le développement de cette discussion. Les vérités mathématiques, et plus particulièrement celles de la géométrie euclidienne, sont exprimées sous la forme syllogistique. Cette assimilation entre vérité mathématique et syllogisme, résultat d’influences historiques complexes, révèle les procédés au moyen desquels les géomètres ont recours à la notion d’espace pour construire leurs objets et la façon dont le rassemblement des unités matérielles constitue l’origine de la connaissance dans le domaine de l’arithmétique. De sorte que le processus de «légère induction», défini comme l’accès aux objets extérieurs par la connaissance sensible, est à l’origine des certitudes immédiatement évidentes qui constituent le point de départ de toute démonstration. Or la conception du syllogisme de la part du Minime se distingue de celle de Biancani en ce que ses définitions ne portent pas sur l’essence des choses, jugée inaccessible à la connaissance humaine. Il est pourtant doté de certitude, établie sur les critères déjà mentionnées; Précisément, l’établissement de ces critères, qui délimitent la gnoséologie de Mersenne, fait écho des critiques du syllogisme des philosophes contemporains. En effet, les références à l’Organum de Bacon mettent en avant l’importance de l’expérience dans la construction de la connaissance scientifique. La notion d»une «expérience réglée par la raison» est également présente dans la pensée du Minime. Finalement, le lien intellectuel avec Gassendi marque indéniablement la conscience des critiques au modèle syllogistique et l’adoption d’un nouveau paradigme scientifique, basé sur la connaissance des effets et non sur celle des essences.