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Vécus discriminatoires liés à l’ethnicisation des rapports sociaux

Intéressons-nous maintenant aux discours des personnes désignées comme « ennemi-e-s » et « victimes » dans ces quartiers. Nous les avons rencontrées au cours de rencontres informelles et d’entretiens individuels ou collectifs.

Des adolescent-e-s ainsi que des adultes racisé-e-s pointent le racisme qu’ils/elles subissent de façon très contrastée : parfois avec beaucoup de retenue et de pudeur, parfois avec beaucoup de virulence et de révolte ; tantôt avec espoir d’un mieux-à-venir, tantôt avec un sentiment d’impuissance voire une forme de résignation acquise ; parfois dans une vision causale sociétale voire systémique, parfois dans une vision causale individuelle, mais cette dernière vision est rarement exclusive. Par exemple, les jeunes du Vergoin identifient massivement certaines personnes âgées du quartier et leur affiliation associative (le cas échéant) comme des personnes les stigmatisant sur le quartier, mais ne semblent pas s’attacher plus que cela au jugement de ces dernières.

Si les personnes non-racisées pointent parfois un racisme anti-blanc ou moins radicalement ressentent une « menace » culturelle ou religieuse des personnes racisées, à l’inverse les personnes racisées pointent un racisme anti-maghrébin et un « classisme » anti-précaires. Soulignons ici que le racisme décrit par les femmes racisées interviewées entremêle quasi-systématiquement les dimensions « sexe » et « origine culturelle » voire « religion », et ne parvient pas à isoler un facteur des autres, reflétant bien ici le caractère multifactoriel et consubstantiel des discriminations.

Les ressentis de racisme sont en effet très fréquents sur les terrains.

Par exemple, une femme racisée nous raconte que sa fille est dévalorisée au lycée et que les enseignant-e-s tentent de la dissuader de poursuivre des études de médecine. Sa fille étant bonne à l’école et travaillant très dur, la mère estime qu’il n’y a donc pas de raisons qu’elle n’y arrive pas puisque c’est, de plus, le rêve de sa fille. Cette mère est en colère contre l’institution scolaire qui d’après elle décourage son enfant parce qu’elle est d’origine maghrébine, ce qui ne correspond pas aux stéréotypes sociaux de la personne médecin. Elle dit qu’il faut se battre en permanence contre le racisme.

Un autre habitant du Vergoin racisé dénonce (et nous donne) un article paru dans le Progrès du 28 avril 2013 titrant « les rats ont investi la pelouse à proximité de l’auditorium ». En dessous du titre, deux photos sont accolées : une photo de l’auditorium avec un zoom de très mauvaise qualité sur quelque chose qui pourrait être un rat ou simplement une tâche sombre, et à droite une photo de meilleure qualité d’un groupe de jeunes hommes noirs en train de manger un sandwich sur une pelouse. L’homme nous dit, choqué : « comment voulez-vous que les gens aiment les autres ? » (H_H_V).

Ou encore nombre de ces jeunes gens (en majorité des hommes racisés) rencontrés à la Duchère qui témoignent d’un sentiment d’abandon sur le quartier. Ils pointent la rénovation urbaine comme un leurre qui a remplacé les immeubles dans lesquels ils nous disent qu’ils se sentaient pourtant bien, et regrettent les liens sociaux alors empreints de convivialité « bien que tout n’était pas rose non plus », au profit d’« encore plus de béton, du béton, du béton, du béton, y a plus que du béton » (H_H_D). Bien que cela puisse être transitoire, le ressenti général qui ressort de nos rencontres est une

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rénovation qui a dégradé leurs conditions de vie. Ils dénoncent ainsi une augmentation des loyers et soulignent la disparition, avec les barres démolies et les commerces fermés, de mémoires sociales et de lieux de convivialité. Leurs doléances sont très variées : ils dénoncent l’absence de lieux pour se rencontrer et échanger, mais aussi le manque d’espaces verts centraux, l’absence de travail, etc… la liste des revendications est longue). Ils parlent d’une errance non voulue dans le quartier « faut pas croire que ça nous plait de tenir les murs, mais on n’a pas le choix, on a rien à faire d’autre, on a pas de travail » et évoquent les trafics comme un moyen pour certains de s’en sortir, « de faire de l’argent, mais c’est parce qu’on a pas le choix, y en a plein d’entre nous qui sont diplômés, on préférerait travailler. (…) mais y a même pas une mission locale, y a rien » (H_H_D).

A l’instar des personnes non-racisées du Vergoin mais en quelque sorte « à l’envers », elleux aussi opposent un « eux » (les nouveaux/elles habitant-e-s) à un « nous » (les ancien-ne-s) et expriment une nostalgie certaine d’un avant probablement idéalisé et présenté comme convivial, où tout le monde se connaissait, mais « ça a changé depuis une dizaine d’années, et là avec la rénovation c’est pire, franchement le quartier c’est pire qu’avant » (H_H_D). Une désespérance non dissimulée pointe dans leurs discours et leurs expressions. Ils se sentent souvent floués, « roulés » par les politiques publiques, par la rénovation urbaine (concernant surtout la Duchère mais aussi marginalement Mermoz avec la rénovation en cours de Mermoz nord qui suscite des angoisses mais aussi des espoirs), par la police, contrôlés et dérangés par les agents de sécurité privés (les « ZEUS sécurité » notamment) jusque dans les coursives des immeubles où ils sont locataires et où ils aiment à se retrouver le soir à défaut d’un autre endroit dans le quartier nous disent-ils : « on fait rien de mal, on a le droit d’être là, on paye notre loyer (…) On dirait qu’ils font exprès, pour nous foutre la haine » (H_H_D).

D’autre part, le quartier peut aussi être vécu par ces personnes comme un refuge dans lequel on revient même lorsqu’on n’y vit plus, pour revoir les ami-e-s, et/ou comme un ancien refuge où on ne se sent plus désiré, ni soutenu (Duchère) « les nouveaux ils ont tout, nous on a rien. Ça fait 30 ans qu’on vit là, et eux ils arrivent on leur donne tout (…) tout ça c’est pas fait pour nous, c’est pour faire venir des gens, c’est leur mixité sociale, mais de toute façon les gens ils se mélangent pas ». Ils se sentent donc rejetés, parfois découragés : « j’avais tout pour monter un commerce, ils ont refusé parce que j’ai un casier.(…). On n’a pas le droit à une deuxième chance ? Comment tu veux t’en sortir ? En plus ça aurait marché, je connais tout le monde ici » (H_H_D_33 ans). Un autre homme (la trentaine également) lui rétorque « ben justement, c’est parce que tu connais tout le monde. Ils ont peur que les gens ils squattent ». Le quartier de la Duchère apparait ainsi, pour de nombreux adultes rencontré-e-s (hommes et femmes de 20 à 50 ans), un lieu qui fut convivial « tu sonnais chez ton voisin pour du sel » (H_H_D_25 ans), « on faisait des méchouis où on invitait les juifs, les cathos ils nous invitaient pour fêter noël, on s’entendait tous très bien, on était différents mais on se respectait et on échangeait beaucoup beaucoup » (F_H_D_51 ans), un lieu qui avait aussi une fonction de refuge par rapport au climat social ambiant difficile, et qui maintenant apparait comme un lieu où la discrimination s’exerce aussi fortement, où de nombreux liens sociaux ont été cassés. Beaucoup d’entre eux pointent le désir de partir du quartier, de « vivre à la campagne ». Inversement, les nouveaux/elles arrivé-e-s soulignent leur contentement de vivre à la Duchère « c’est très calme, on se croirait pas à la Duchère » (F_H_D). C’est peut-être justement parce que « ce n’est plus vraiment La Duchère » (F_H_D) comme le pointent certain-e-s habitant-e-s historiques. Un sentiment d’abandon, de relégation et d’exclusion est palpable dans l’ensemble des entretiens avec les personnes racisées en particulier sur le quartier de la Duchère.

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Si sur l’ensemble des trois quartiers, le problème pointé par les personnes non-racisées concerne beaucoup les personnes racisées elles-mêmes, en revanche les problèmes pointés par les personnes racisées concernent avant tout les inégalités sociales et économiques, le non-accès à l’expression publique ou la non-prise en compte des revendications, l’anxiété liée à la précarité, au chômage ou à l’emploi précaire, au prix du logement. Concernant la Duchère, les nouveaux arrivés, généralement non racisés, peuvent être perçus par nombre d’habitant-e-s historiques comme bénéficiaires de conditions plus favorables que les habitant-e-s historiques, ce qui relance au sein du quartier lui- même un fort sentiment d’injustice et de discrimination, et un fort clivage eux/nous. Nous retrouvons ce sentiment sous forme de crainte dans certains discours d’habitant-e-s de Mermoz qui pensent que la rénovation en cours n’est pas vraiment faite pour eux, là où d’autres discours sont au contraire pleins d’espoirs. Chez les habitant-e-s du Vergoin, ce sont surtout les personnes âgées qui pointent un « problème » avec les jeunes hommes racisés, mais l’ensemble des habitant-e-s semble plutôt entretenir de bonnes relations mutuelles.

Les ressentis d’injustice, de menace voire de discrimination s’organisent donc plutôt autour des oppositions jeunes/âgé-e-s ; racisé-e-s/non racisé-e-s et enfin habitant-e-s historiques/nouveaux arrivant-e-s (surtout sur la Duchère et au Vergoin) que d’oppositions femmes/hommes.