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La réputation, un des puissants outils de régulation sociale

B. L’ESPACE PUBLIC comme évènement de rituels d’interactions et d’évitements

II. La réputation, un des puissants outils de régulation sociale

Nous allons aborder maintenant l’un des outils spécifique sur ces quartiers de la régulation sociale généralisée des relations femmes/hommes dans la société française. Cette partie constitue l’un des carottages de l’étude exploratoire, autrement dit l’un des aspects que nous avons creusé de façon ciblée, au vu des enjeux qui l’entourent, soulignés tant par les professionnel-le-s que par les élu-e-s et les habitant-e-s elleux-mêmes.

Si quelques jeunes filles avouent ne pas sortir de chez elles le soir de peur d’être vues par des garçons et de se faire « coller une réputation », les relations entre filles et garçons sont loin d’être monolithiques pour autant et s’éloignent sensiblement de la caricature portée par certains discours d’habitant-e-s voire de professionnel-le-s sur les quartiers. Il existe en effet une certaine flexibilité contextuelle : les relations filles/garçons obéissent à un cadre strict régissant les rôles de chacun-e-s, mais peuvent y prendre des formes assez variées, comme on peut le voir au cours de cet extrait d’entretien collectif conduit avec des adolescent-e-s à Mermoz. L’intervieweuse leur demande s’il arrive que les filles se fassent embêter dans la rue.

« Fille X : ça dépend comment elles sont. Fille 7 : non ça va.

Fille X : enfin y a des groupes c’est pas facile

Fille 7 : y a pas beaucoup de filles de notre âge qui restent sur le quartier mais celles qui restent s'entendent bien avec les garçons. Moi je joue avec eux au foot, les grands je les connais, quand je les vois place Latarjet je leur dit bonjour.

Fille 8 : oui mais moi avec c’est les potes de mon frère, quand je les vois je passe vite quand même. Fille 7 : Avec les grands on se serre la main, il y en a on leur fait la bise mais la plupart on les check. » Cette question de « respect » est très liée à la notion de réputation des filles évoquée par beaucoup d’adolescent-e-s. Mais les garçons, eux, n’ont pas de « réputation ». Ainsi, qu’il se passe quelque chose ou qu’il ne se soit rien passé entre un garçon et une fille, si un bruit court, c’est la fille qui sera blâmée. La réputation agit ici comme un puissant outil de contrôle sur les jeunes femmes :

- de leurs fréquentations de l’espace (contrôle sur les déplacements) - de leur tenue vestimentaire (contrôle sur les corps)

- de leur sociabilité (contrôle sur les liens affinitaires)

Les mécanismes de la réputation obéissent aux mêmes règles que celles des autres outils de régulation des rapports femmes/hommes dans la société. En effet, la notion de réputation n’est pas utilisée que par les hommes. Elle agit aussi comme un puissant outil d’auto-contrôle des filles vis-à- vis d’elles-mêmes pour éviter de contrevenir aux règles, ce qui les exposerait au risque d’avoir une réputation. Enfin, la réputation représente aussi un outil de contrôle des filles et des jeunes femmes sur les autres filles et jeunes femmes, ce qui constitue la forme ultime des rapports de domination. En effet, les bénéficiaires de ce contrôle sont finalement les hommes qui, eux, ne sont pas entravés dans leurs déplacements, leurs corps ou leurs liens affinitaires par le risque de réputation. Forme ultime car le phénomène est si bien intériorisé par les un-e-s et les autres qu’il s’auto-régule de lui- même et notamment via la participation des entravées à leur propre entravement.

Cela n’est pas sans évoquer une recherche de psychologie sociale conduite en 2004 à propos du risque de viol. Dans cette recherche, des hommes et des femmes visionnent des photos d’une femme dans un bar, tantôt habillée avec un pantalon tantôt avec une jupe (retouches Photoshop de la même photo). Elle discute avec un homme. La chercheuse évoque que la femme en sortant du bar s’est fait suivre par l’homme en question, et qu’il l’a violée. Les sujets de l’expérience ont pour tâche

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d’argumenter sur les éléments ayant contribué à ce viol. Les résultats indiquent que ce sont surtout les femmes qui responsabilisent la victime par rapport à sa tenue. En gros, le raisonnement est le suivant : « elle l’aurait cherché en portant une jupe », « On sait bien que la jupe est un appel au viol » ou encore « Il faut éviter de porter une jupe le soir dans un bar avec un homme ». Ici on voit bien la fonction protectrice de l’identité qui agit au travers du rejet de la faute sur la victime : si cette femme s’est fait violer, c’est qu’elle n’a pas eu la bonne conduite d’habillement, qu’elle n’a pas respecté les règles implicites, et non pas que l’homme a commis un délit qu’ils n’aurait jamais dû commettre quelle que soit la tenue de cette femme. La conclusion tirée par certaines femmes est donc la suivante : « Donc si moi je m’habille correctement au vu de la situation (donc avec un pantalon), ce genre de situation ne peut pas m’arriver ».

Une autre façon pour les jeunes femmes de mettre à distance un risque potentiel pour leur intégrité physique et/ou psychique consiste à se désolidariser d’une personne qui s’est fait une réputation. Blâmer cette personne permet d’éviter le risque de contagion des conséquences de la réputation d’une fille sur l’ensemble du groupe de filles. Ainsi, lors d’une séance d’entretien collectif avec un groupe d’adolescent-e-s, la question du respect est mise sur le tapis, entraînant immédiatement celle de la réputation. L’échange suivant s’ensuit :

« Intervieweuse : c’est quoi respectable ?

Fille8 : ça dépend de comment elle parle avec sa bouche, ce qu’elle dit aux garçons. Fille 7 : nous on se fait respecter. Et puis c’est qu’elles ont une réputation

Intervieweuse: c’est quoi avoir une réputation ? Garçon 2 : ben c’est les filles qui sont pas respectables Fille 7 : qui ne fait pas n'importe quoi.

Fille 8 : c’est celles qui ont couché quoi (rires)

L’intervieweuse demande si ça dépend de l’habillement Fille 7 : pas forcément non,

X : non,

Fille X : mais si elles ont une réputation c’est qu’y a un truc aussi X : non les gens ils parlent aussi

Fille 7 : ouais mais moi je vais pas dire bonjour à une fille qui a une réputation, même si c’est peut- être pas vrai ».

Ce refus de saluer la fille qui a une réputation s’apparente fort à un effet brebis galeuse (Marques, Yzerbyt & Leyens, 1988) : une personne déviant des normes d’un groupe sera d’autant plus stigmatisée qu’elle appartient à ce groupe. La stigmatisation et l’exclusion permettent ainsi de préserver l’identité sociale positive du groupe.

Pour finir, soulignons que cet outil de régulation sociale que constitue la réputation trouve son équivalent ailleurs dans certains sous-groupes de ces quartiers mais aussi et surtout ailleurs dans la société française en général, et notamment dans les contrôles accrus des sorties et des relations des filles par les parents (Lieber, 2008, op. cit), contrôles liés aux craintes d’agression elles-mêmes liées à un sentiment de vulnérabilité perçue comme « naturelle » des femmes et de potentiel d’agression perçu comme « naturel » des hommes. C’est donc bien en tant que mécanisme de régulation parmi beaucoup d’autres dans une société profondément patriarcale qu’il nous faut appréhender la question de la réputation et non pas comme un mécanisme d’oppression unique et spécifique à ces quartiers dans une société totalement symétrique. Cette contextualisation est absolument indispensable afin d’éviter les biais culturalistes qui en faisant un focus sur une pratique jugée

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« rétrograde » prêtée à un groupe spécifiques d’individu-e-s notamment racisé-e-s, contribue à deux dynamiques aux conséquences lourdes :

- invisibiliser les ressorts profondément sexistes de la société française de façon structurelle et ainsi contribuer à pérenniser les inégalités entre femmes et hommes en déplaçant le problème structurel à un problème qui serait spécifique à une poignée d’individu-e-s et qui pourrait se résoudre par la répression et l’émancipation ciblée de ces individu-e-s. Ce faisant, les inégalités et les rapports de domination femmes/hommes sont dépolitisés et le système patriarcal ne risque pas d’être remis en question, ni les inégalités d’être combattues.

- invisibiliser les ressorts profondément racistes de la société française de façon structurelle et ainsi contribuer à pérenniser les inégalités entre individu-e-s racisé-e-s et non racisé-e-s en instrumentalisant la question des droits des femmes et de leur statut asymétrique pour justifier une politique de stigmatisation et de traitement spécifique d’une partie racisée de la population. Le tout au nom de la défense de l’égalité femmes/hommes dans un pays profondément patriarcal depuis des siècles, et qui continue de l’être de façon systémique. Ainsi, comme le note Sylvie Tissot : « Le féminisme est devenu une des "métaphores du racisme" : il alimente des représentations et des pratiques racistes, mais sur un mode euphémisé et par conséquent "respectable". Il est devenu légitime en effet, paré de la caution féministe, de stigmatiser "l’islam", désigné comme religion sexiste, de renvoyer les femmes musulmanes, a fortiori voilées, à leur aliénation. Ce discours n’a pas seulement libéré la parole raciste, mais il a aussi été mobilisé concrètement, à l’occasion de lois restreignant les droits humains, c’est-à-dire aussi bien des hommes que des femmes. »130

Larzillière et Sal (2011)131 soulignent la nécessité de dénoncer les offensives idéologiques actuelles et de mesurer les effets de cette instrumentalisation (ce à quoi cette étude-action apporte des éléments). D’après eux, elle conduit à « casser la solidarité entre femmes, en mettant d’un côté les femmes musulmanes, avec ou sans foulard, victimes soumises et jamais considérées comme actrices de leur émancipation, sauf si elles manifestent leur adhésion aux « valeurs occidentales », de l’autre la société occidentale, voire le féminisme occidental, capable d’édicter les normes de l’égalité hommes-femmes et les chemins de la libération ».

Enjeux, préconisations et pistes d’action

Enjeux : Le propre de la domination étant de rendre ses mécanismes invisibles, il est plus aisé de condamner les pratiques de paille de certains groupes (sans en saisir tous les ressorts par ailleurs, comme par exemple la pratique de la réputation) que de constater les pratiques de poutre de la société française dans son ensemble, au risque de stigmatiser plus encore certain-e-s citoyen-ne-s. Pour autant, la poutre ne doit pas non plus invalider la paille : certains effets des régulations sociales asymétriques peuvent être très difficiles à vivre pour certain-e-s adolescent-e-s et il convient de prendre également en compte cette souffrance.

130

Sylvie Tissot, « Bilan d’un féminisme d’État », février 2008, LMSI.net 131

107 Préconisations :

- Former professionnel-le-s, élu-e-s et associatif/ves aux enjeux sous-tendant l’usage de biais culturalistes et à leur effets. Voir la partie deux du rapport dédiée à cette question et les préconisations l’accompagnant.

- Accompagner les adolescent-e-s en souffrance par rapport aux règles structurant les rapports filles/garçons dans les structures, comme c’est déjà en partie le cas. S’interroger alors (voir partie I) sur les fonctions des offres et activités socio-éducatives et de loisir. - Par ailleurs, s’appuyer sur l’existant et notamment sur le riche tissu associatif « transversal »

aux quartiers pour soutenir et orienter les jeunes en souffrance vis-à-vis d’enjeux et de contraintes liées à la crainte de la réputation notamment.

- Organiser des visites et des présentations des associations transversales spécialisées sur certains thèmes liés aux violences conjugales, à l’éducation à la sexualité, aux droits des femmes, etc. afin que les professionnel-le-s repèrent mieux ces structures et puissent y orienter des jeunes et adultes en souffrance. En effet, si la Ville a édité une plaquette recensant ces associations, force est de constater que cette communication n’est pas suffisante, car nombre de professionnel-le-s nous déclarent ne pas savoir où orienter les jeunes dans certaines situations, et sont très en demande d’interconnaissance. La présente étude-action a favorisé cette interconnaissance par les réunions du comité de suivi et par les échanges informels entre les chercheur-e-s et les professionnel-le-s, mais ce travail doit être poursuivi et probablement « incarné » par des rencontres réelles entre acteurs/trices. - Former les professionnel-le-s à l’éducation à la mixité et à l’égalité des sexes (voir partie I).