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De façon très consensuelle tout au long de l’étude, la majorité des personnes interviewées qui ne portent pas le voile soulignent le malaise diffus que suscite chez elleux le fait que certaines femmes le portent90. Le voile les « dérange » mais les personnes interviewées ne savent la plupart du temps pas trop à quoi imputer ce sentiment ni comment se positionner face à ce que certain-e-s considèrent comme une augmentation du port du voile dans l’espace public et qu’illes perçoivent globalement comme menaçante. De façon assez consensuelle, le voile est malgré tout perçu avant tout comme une marque de la soumission de ces femmes au masculin, au culturel et au religieux. Cependant, deux autres types de positions émergent des discours : la position consistant à nuancer le phénomène et à le resituer de façon historico-contextuelle (par exemple, une professionnelle d’une MJC qui précise que dans son Auvergne natale sa grand-mère et toutes ses amies portaient le fichu) et enfin la position consistant au contraire à spécifier ce phénomène en accentuant sur la prégnance du voile intégral, le plus souvent perçu comme rattaché à un extrémisme religieux. Un malaise corolaire concerne les effets des voiles, à savoir l’image et le message que véhiculent ces femmes voilées, en lien avec l’actualité de la question concernant le cadre scolaire par exemple : nous avons été confronté-e-s à de nombreux discours portant sur les valeurs que transmettraient ces femmes aux enfants dans le cadre de l’accompagnement de sorties scolaires ou encore dans le cadre associatif de soutien aux adolescent-e-s. Certains points de vue très tranchés recueillis sur les

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Nous nous référons ici aux discours produits par certain-e-s professionnel-le-s, élu-e-s, personnes engagées dans le milieu associatif pour la défense des femmes ou pour l’égalité ou encore d’habitant-e-s qui ne portent pas le voile.

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terrains (entretiens individuels, réunions collectives, rencontres informelles individuelles et collectives) affirment notamment que la liberté des femmes (parfois même le « féminisme ») et l’islam sont incompatibles, ce dernier véhiculant une image rétrograde des femmes, ou encore que l’émancipation des femmes et le port du voile sont incompatibles, ce dernier étant perçu comme un signe ostensible et indiscutable de discrimination. Par exemple, une classification émerge dans les discours de nombreuses personnes concernant les jeunes filles des quartiers CUCS : elle seraient soit « normales » (habillées ni de façon trop masculine ni trop féminine ni « religieuse », on sent ici le poids des normes de l’apparence concernant les femmes), soit des « bonhommes » (ici sont pointées les jeunes filles qui s’habillent en jogging, parlent « comme des mecs », voire même « elles sont pires que les mecs, c’est plus des filles » (H_H_D), soit « voilées » (entendu comme « soumises », cachées, mais aussi « non intégrées »), soit « des putes » (habillement jugé trop provocant, ultra-féminin voire carrément vulgaire).

La question du voile est donc principalement perçue par ceux et celles qui ne le portent pas comme une marque de « soumission » des femmes ainsi que comme une « menace » aux valeurs et principes républicains mais aussi féministes, ce qui entraîne une perception du voile comme un « problème » qu’ il faudrait « régler » en « émancipant » ces femmes, et ce quel que soit leur âge.

Par ailleurs, le voile apparaît dans les discours comme un marqueur supplémentaire de l’Autre, la figure de l’Etranger qui semble être source de malaise pour une majorité de professionnel-le-s comme d’habitant-e-s.

Nous avons rencontré pendant l’étude-action des femmes portant le hijab (au cours de rencontres collectives informelles ou d’entretiens individuels). L’étude-action ne portant pas sur la question du/des voiles mais suggérant d’en saisir au passage certaines dynamiques et effets possibles, nous ne l’avons abordée avec ces femmes que lorsqu’elles en parlaient d’elles-mêmes. Il nous faut souligner ici que les femmes que nous avons rencontrées ne font pas état d’une contrainte culturelle, religieuse ni de la part d’un-e proche dans le fait de porter le voile. En revanche, elles soulignent unanimement la stigmatisation dont elles sont l’objet du fait de porter le voile : les remarques parfois virulentes voire racistes qui leurs sont adressées, les sentiments d’injustice ou encore d’inégalité de traitement qu’elles peuvent vivre (notamment face à l’emploi). Souvenons-nous de cette femme portant le hijab qui avait postulé pour être famille d’accueil. L’entretien est collectif, Mme A échange avec Mme B, portant elle aussi le hijab : « A : parce que moi j'avais une attestation famille d'accueil et ils m'ont donné l'attestation parce que j'ai fait l'entretien, ils sont venus chez moi, c'était génial. Et quand je me suis présentée avec le foulard c'était une croix rouge, j'étais rejetée. Franchement j'étais déçue. B : Moi je trouve que c'est pas normal parce qu'elle travaille chez elle. C'est pas normal. A : Depuis j'ai plus cherché de travail. B : Ça c'est une injustice je trouve. » (H_2F_40 ans et 51 ans_D). De nombreuses recherches sociologiques91 pointent en effet la cristallisation autour du voile (particulièrement active en ce moment, notamment au travers de la recrudescence des agressions

91 Voir Khosrokhavar F., L’Islam des jeunes, Flammarion, 1997, chapitre « L’islam au féminin », p. 117 à 142 et Gaspard F. (en collab. avec) Le Foulard et la République, La Découverte, 1995 ; Cesari J., Musulmans et républicains. Les jeunes, l’islam et la France, Complexe, coll. « Les Dieux dans la Cité », Bruxelles, 1998 ; Venel N., Musulmanes françaises. Des pratiquantes voilées à l’université, L’Harmattan 1999 et Ali Z. et Tersignif S., « Feminism and islam: a post-colonial and transnational reading », in Exchanges and Correspondence: The Construction of Feminism, dir. C. Fillard et F. Orazi, et Z. Ali, cahier religioscope "Des musulmanes en France:

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commises envers des femmes voilées) comme une forme d’islamophobie héritée d’un imaginaire colonial toujours vivace, et font état de multiples motifs dans le port du voile qui dépassent largement la question religieuse. Ces motivations à porter le voile peuvent revêtir la forme de véritables stratégies identitaires de résistance, de contestation et d’affirmation de soi face à un modèle français d’intégration assimilationniste qui renie ou a conduit leurs parents à renier certaines parties de la culture d’origine à l’arrivée en France. Il peut également s’agir de retournement du stigmate face à l’échec de l’intégration et à la discrimination (« raciale ») vécue quasi- quotidiennement, à l’image du slogan historique des black panthers « black is beautiful » qui deviendrait ici comme nous l’évoquions dans la partie précédente « islam is beautiful », permettant de revendiquer le fait d’être française comme compatible avec l’islamité, et une islamité dont on peut être fier-e. Certaines femmes peuvent ainsi porter le voile alors que leurs mères ne le portait pas, peuvent le porter contre l’accord des parents, peuvent le porter pour cacher leurs corps à l’adolescence, peuvent le porter par contrainte, peuvent le porter de façon revendicative contre la société marchande qui impose l’exposition des corps des femmes-corps-objets-de-désir, etc…. Dans son ouvrage Beauté Fatale92, Mona Chollet évoque le dévoiement de la libération sexuelle, son instrumentalisation pour justifier l’injonction au plaisir l’envahissement de la nudité des femmes dans les médias, les publicités, et d’une nudité qui plus est souvent érotisée et même sur-sexualisée. Cet envahissement résonne comme une pression normative auprès des femmes et comme une injonction quasi-permanente au « dévoilement » des corps. Il faut montrer son corps, tout en respectant des codes ou standards très précis et quasiment inatteignables étant donné que les corps médiatisés sont très largement retouchés soit par la chirurgie esthétique soit par des logiciels de retouche de photos sur ordinateur, et que la base de référence servant de modèle pour retoucher les corps est puisée dans l’imaginaire masculin et non dans la moyenne des corps dits féminins.

En ce sens, le voilement du corps correspond ainsi pour certaines femmes à une protection face à cette surexposition des corps-marchandises-sur-sexualisés pour le plaisir des hommes, donc à une protection et à un refus d’une forme très occidentale de la domination masculine.

Or, comme le souligne la sociologue Zarah Ali (2012)93, la demande de justification de la tenue vestimentaire et de dé/voilement du corps est asymétrique : « on va aller demander aux jeunes filles musulmanes de justifier le port d’un bout de foulard, mais on ne demande pas aux autres filles de justifier l’achat d’un jean moulant, de telle ou telle tenue qui fait du corps un corps très sexualisé, etc. Selon moi, toutes les femmes devraient s'interroger sur leur manière de se vêtir, en lien avec les questions de capitalisme et d'économie, de marchandisation et de sexualisation du corps : tout ça, ce sont des questions que toutes les féministes, que toutes les femmes – hommes et femmes, en fait – devraient se poser (…). Finalement, on se trouverait beaucoup de choses en commun, parce qu'il y a aussi cette idée chez beaucoup de musulmanes qui portent le foulard de dire : ‘’moi je porte le foulard parce que c'est aussi un refus de cette érotisation du corps, de cette forme de féminité imposée’’. On aurait des choses à s’apprendre mutuellement ».

féminisme islamique et nouvelle forme de l'engagement pieux" sept 2012 :

http://religion.info/pdf/2012_09_Ali.pdf

92 Mona Chollet (2012). Beauté fatale : Les nouveaux visages d'une aliénation féminine, Paris, Zones 93

Zahra Ali (2012) « Les femmes musulmanes sont une vraie chance pour le féminisme ». Contre-temps.

http://www.contretemps.eu/interviews/les-femmes-musulmanes-sont-vraie-chance-feminisme-entretien- zahra-ali

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Par ailleurs, le voilement du corps peut aussi s’entendre de façon particulière à l’adolescence, période critique du rapport au corps pour toute les jeunes filles, comme le souligne Mona Chollet94 : « J’ai été frappée par un article de Alain Badiou : sa thèse est de dire que la loi sur le voile à l’école revenait à obliger, à exposer la marchandise, une marchandise sur laquelle on ne pourrait pas mettre un foulard. Et que cette loi est une loi capitaliste pure. Je pense que c’est assez juste. On prend très au sérieux la dimension religieuse alors que, surtout chez des ados, il est très fréquent d’avoir envie de se camoufler, un désir qui est loin d’être idiot à un âge où on est très cruel les uns avec les autres, et où on n’est pas forcément à l’aise avec son corps. (…). Je sais bien que, dans le voile, il y a tout un aspect de revendication identitaire et de retournement du stigmate. Mais je pense qu’on peut aussi le prendre comme un réflexe de protection et camouflage parfaitement compréhensible à cet âge ». Si le voile apparait comme un « problème » dans les discours et pratiques de nombreuses personnes non-racisées mais aussi plus rarement de personnes elles-mêmes racisées mais ne portant pas le voile, en revanche du côté des personnes racisées portant ou non le voile, c’est majoritairement cette vision du voile comme un « problème » qui pose justement « problème » et peut être vécu comme source d’injustice voire de discrimination (notamment à l’embauche ou dans l’engagement citoyen).