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Utilisation de deux cadres de référence dans l’expression gestuelle du temps

INT EXTEN EXT

2.6. L’expression gestuelle du temps

2.6.4. Utilisation de deux cadres de référence dans l’expression gestuelle du temps

a/ b/ c/

Figure 2.18. Cas de mouvements inattendus. a/ [HIER] LS tchèque, le mouvement est effectué de haut en bas selon un axe frontal. b/ [HIER] LS estonienne, un mouvement de rotation autour de l’axe du pouce par un mouvement d’extension manuelle s’accompagne d’un mouvement vers le bas entre la base du nez jusqu’à la base du cou. c/ [HIER] LS islandaise, un mouvement de rotation du poignet de la flexion vers une extension, d’une position de supination complète jusqu’à un mouvement de pronation va de l’arrière de l’épaule vers l’avant.

Force est de constater que les 12,5% des signes [HIER] qui dérogent à un mouvement d’avant en arrière fait sur l’axe sagittal ou un mouvement de droite à gauche selon un axe transversal ne semblent pas répondre à une logique égocentrée commune.

Des inversions de direction, des repères non égocentrés et des directions inattendus, ces exemples montrent la diversité des cadres de référence et la pluralité des directions. La moyenne des quatre signes confondus qui ne répondent pas à un cadre de référence égocentré ou à la direction prévue dépasse les 11,5%.

2.6.4. Utilisation de deux cadres de référence dans l’expression

gestuelle du temps

Le cadre de référence intrinsèque porteur de la distinction flexion/extension manuelle et le cadre de référence égocentré porteur des directions avant-arrière, gauche-droite et de la verticalité, loin de s’exclure l’un l’autre, peuvent se combiner dans l’expression du temps. Finalement on peut relever trois critères : 1/ la verticalité du pointage ; 2/ la flexion/extension manuelle et 3/la direction avant-arrière ou gauche-droite. Le premier et le troisième critères peuvent être choisis concomitamment sans que le deuxième critère soit convoqué. Toujours pour exprimer le temps, le deuxième critère peut être préféré avec ou sans le troisième critère, mais avec la présence du premier. Il semble que la verticalité soit au sommet de la hiérarchie. Nous manquons d’éléments pour apprécier l’ordre des deux autres critères. Entre le critère égocentré de direction latérale ou sagittale et celui intrinsèque de flexion/extension, nous ne savons pas lequel implique l’autre. Après les figures 2.7 et 2.15 qui présentent la proportion des pointages verticaux et selon un axe sagittal, la figure 2.19 présente la proportion des flexion/extension seuls (cadre de référence intrinsèque) et son association avec les pointages verticaux.

Figure 2.19. Distribution des signes relevant de l’antériorité et de la postériorité pour 22 LS selon un cadre de référence relatif intrinsèque (Flexion/Extension) et associé à un cadre de référence égocentré (vertical et sagittal).

Flexion Extension Extension ou

verticalité et vers l'avant DEMAIN 13,04% 47,83% 86,96% APRES 13,64% 86,36% 86,36% AVENIR 4,35% 52,17% 95,65% Flexion ou verticalité et vers l'arrière HIER 45,83% 16,67% 83,33% AVANT 95,45% 4,55% 95,45% PASSE 100% 0% 100,00% Moyenne postériorité 10,34% 62,12% 89,66% Moyenne antériorité 80,43% 7,07% 92,93%

Les proportions des pôles d’extension pour les signes [DEMAIN] et de flexion pour le signe [HIER] ne permettent pas de dire qu’ils marquent la différence temporelle. Pour les signes [APRES], [AVANT] et [PASSE], soit 50% de l’échantillon, la flexion/extension explique plus de réalisations que l’axe avant-arrière (comparez avec la figure 2.15).

La combinaison des cadres de références apporte des proportions significatives pour les six signes. Cette combinaison apparaît pour presque chaque langue des signes. La complémentarité des cadres de référence n’est pas interlangue mais intralangue.

Ce constat de complémentarité intralangue des cadres de références dans l’expression gestuelle du temps relativise quelque peu la portée des conclusions sur les Tzeltal et sur les Aymara dans la mesure où sur un échantillon lexical de 15% des LS du monde (soit en proportion 600 langues vocales), on constate cette complémentarité de cadre de référence.

Conclusion

La définition formelle du pointage proposée ici englobe des alignements transitoires au cours de gestes ou de signes et interroge les rapports entre forme et fonction. Réduit le plus souvent à une fonction déictique, le pointage en tant qu’alignement de phalanges distales auquel peuvent être associés un mouvement et une direction dépasse largement la seule valeur indexicale. Une typologie formelle émerge de l’association de ces éléments définitoires ou accompagnant le pointage ; à ces types sont associés des pointages dont les fonctionnalités enrichissent la seule dichotomie indexicale vs symbolique. Du pointage qui permet de viser au loin (pointage mire) et par exemple d’indiquer un chemin, au pointage qui trace des formes dans l’espace (pointage tracé) en passant par des pointages déictiques classiques (pointage direction avec et sans mouvement aligné) en passant par des pointages qui densifient l’espace en l’absence de tout objet (pointage toucher), jusqu’au pointage secondaire impliqué dans une caractérisation d’un élément pointé (recherche de mot par flexion des doigts) et aux pointages transitoires présents dans des Unités Gestuelles (geste de présentation par exemple), la diversification qu’offrent les caractéristiques associées comme le mouvement et la direction plaide largement en faveur d’une reconsidération de ce qu’est le pointage et d’une prétendue scalarité coverbale qui s’opposerait à une catégorisation du fait linguistique. En amont de ces caractéristiques successives, une différenciation formelle distribue le pointage dans deux catégories fondamentales : l’espace dans l’horizontalité de l’alignement et le temps dans sa verticalité. Si ces deux catégories sont présentées ici pour des raisons didactiques de manière séparées, dans les faits les frontières sont poreuses même si le pointage, à travers l’alignement sans mouvement, nous offre l’occasion de tester la robustesse de cette différenciation et encore une fois ici l’opposition formelle doublée d’une opposition catégorielle. L’espace avec son environnement objectal vectorise tout pointage, tandis que la verticalité avec son absence d’environnement différencié limite l’alignement à lui-même, arrêtant toute projection vers l’extérieur. Cette utilisation de l’orientation ouvre sur des catégories lexicales qui semblent être appariés à l’espace ou au temps. Ainsi le champ lexical temporel, du dénombrement, celui de l’attention, de la focalisation relèvent plutôt du pointage dans le temps et spécifiquement dans le présent (verticalité sans mouvement). Les raisons de cette appariement temporel doivent être interrogées ; quelques pistes de recherche en émergent.

Si le couple catégoriel verticalité versus horizontalité relève bien d’un cadre de référence égocentré avec ces raffinements directionnels associés (devant-derrière, haut-bas), l’expression gestuelle du temps a été analysés selon deux axes, l’un, transversal, distribue le temps de gauche à droite et l’autre sagittal dirige le futur vers l’avant et le passé vers l’arrière. Si bon nombre de gestes ont été étudiés de la sorte et si quelques langues de signes ont semblé confirmer cette approche axiale, une étude plus large menée sur 22 LS montre des comportements qui ne correspondent pas toujours à ces axes et à ces directions. Un cadre de référence intrinsèque offre une autre vision plus intégrative puisqu’elle propose d’associer les deux pôles d’un même degré de liberté à l’expression du temps : la flexion manuelle à l’antériorité et l’extension manuelle à la postériorité. Cette explication par un seul degré de

liberté réconcilie la dichotomie axiale — sagittale et transversale — liée à l’analyse égocentrée. Toutefois cette hypothèse de structuration intrinsèque du temps par la flexion/extension manuelle n’est pas plus confirmée que la seule explication égocentrée pour les 22 LS. Plutôt que de mettre en concurrence ces deux approches, les résultats de l’échantillon lexical pris parmi ces 22 LS confirment qu’elles sont complémentaires pour un peu plus de 91% des cas.

Le pointage constitue un enjeu épistémologique dans le débat linguistique/coverbalité, révélé par Liddell (2003). Le pointage montrerait la nature gestuelle de certaines productions de signes, notamment les verbes indicatifs ou directionnels (dans la dénomination française). Nous avons vu que cette affirmation repose, de fait, sur l’étude de la direction des pointages soit pour un trait sur sept d’un seul paramètre sur quatre paramètres manuels en ASL. Le mouvement, paramètre incriminé ici, constitue d’ailleurs le point central de l’article de Susan Goldin-Meadow et Diane Brentari (2017) : ‘’ More generally, does motion in sign display a characteristic signature that distinguishes it from motion in gesture? If so, there may be more categorical structure in motion (and perhaps location) than meets the eye.’’ (« Plus généralement, est-ce que le mouvement pour les signes constitue une signature caractéristique qui la distingue du mouvement présent dans les gestes ? Si c’est le cas, il y aurait plus de structures catégorielles dans le mouvement [et peut-être dans l’emplacement] qu’il n’y paraît. »). Nous avons montré ici que c’était le cas pour la gestuelle, notamment pour la direction du mouvement envisagée non pas de manière absolue dans un cadre de référence égocentré mais selon un cadre de référence intrinsèque. La gestualité coverbale dans le corpus étudié répond à un fonctionnement structuré dès lors qu’on étudie le mouvement plus en profondeur. Si le mouvement est perpendiculaire à l’alignement des phalanges formant le pointage, alors le pointage est secondaire et prend plusieurs fonctions possibles : pointage anaphorique, pointage tracé, pointage mire ou unités gestuelles. Quand une accélération accompagne ce type de mouvement perpendiculaire à l’alignement du pointage, alors le pointage devient une unité gestuelle. Lorsque le mouvement est parallèle au pointage alors plusieurs types sémantiques sont convoqués : le pointage toucher vient activer une épaisseur dans l’espace, comme un point suspendu dans l’espace, ou bien un pointage déictique orienté vers des objets. L’orientation horizontale ou verticale du pointage vient distinguer des pointages effectués dans l’espace ou des pointages effectués dans le temps. De nombreux exemples présentés ici tant pour la gestualité que les LS l’attestent. Les transformations sont profondes puisqu’en l’absence de mouvement on a une vectorisation de l’espace horizontal tandis que le pointage (la forme alignée d’au moins trois phalanges), quand il est vertical, instancie sans aucune projection spatiale. La capacité de la forme pointage à désigner dépend donc de son orientation spatiale dans un cadre de référence égocentré. Enfin, nous avons donné quelques indices que l’expression temporelle gestuelle et signée emprunte aux deux cadres de références, intrinsèque et égocentré. En somme, nous avons montré ici que Goldin-Meadow & Brentari ont raison de considérer le mouvement comme un paramètre central dans cette dichotomie geste/signe. Nous avons apporté des éléments de réponse qui vont dans le sens d’une vision catégorielle du pointage dans la gestuelle coverbale, brouillant cette dichotomie supposée entre catégorie et signe d’un côté et variation et geste de l’autre.

3. Négations

Derrière la rupture qualifiée de cataclysmique entre la gestuelle et les signes de langue des signes (Singleton et al 1995) qui constitue actuellement sans doute l’option privilégiée qui régit les rapports entre gestes et signes (Liddell & Metzger 1998, Liddell 2003, Goldin Meadow & Brentari 2017) se pose la question de ce qui relève du langage ou de ce qui en est exclu. Les rapports entre geste et signe peuvent être déclinés entre les tenants d’une intégration progressive de la gestualité dans le langage à travers les langues signées par une grammaticalisation (Janzen et Shaffer 2002, Wilcox 2004) ou bien par le fait que présent comme phénomène gestuel à côté des signes (Liddell 2003), le tout participe au langage vu de manière élargie comme le clament McNeill (1992) ou Kendon (2004). La question finalement revient à savoir si on choisit soit d’inclure certains gestes sans modifier les critères de ce qui relève du langage (gestes grammaticalisés en signes) soit d’inclure les gestes dans un phénomène langagier en élargissant la notion de langage sans changer pour autant les critères de ce qui relève de la linguistique (McNeill, Kendon) ? Dans les deux cas, on maintient une différence de nature entre geste et signe : d’un côté le geste idiosyncrasique (non régi par des standards de forme), global (au sens indécomposable), synthétique (rassemblant sur un seul geste des sens différents de la parole) (McNeill 2000), de l’autre le signe correspondant à une organisation language-like révèle une forme composée de paramètres (Stokoe 1960), de la redondance (lexicalisation d’objets, c’est-à-dire l’incorporation de la forme d’un objet dans une configuration et l’utilisation d’un autre paramètre pour son déplacement par exemple, Goldin-Meadow & Mylander 1995) et une combinaison des signes entre eux. Ce chapitre tend à montrer que ces dichotomies entre geste et signe ne sont pas si fortes. En particulier le fait que les gestes seraient idiosyncrasiques et qu’ils seraient indécomposables contrairement aux signes sera revisité en regard de ce qui se passe pour la négation gestuelle. Nous montrerons que les gestes et les signes partagent les mêmes invariants formels pour la négation manuelle et que leurs traits communs se situent à un niveau infra-paramétrique. Les formes manuelles de la négation en langues des signes constituent un bon révélateur de la structuration et de la stabilisation des gestes. L’expression manuelle de la négation a priori n’a pas recours à l’iconicité pour la simple raison que ces formes gestuelles ne renvoient que très rarement à des référents. Indépendants de référents, les signes ou les formes négatives à l’intérieur de ces signes ne renvoient donc qu’à eux-mêmes et à leur structuration et répondent peut-être au principe d’opposition de Darwin [1872]. Ainsi, interroger leur structuration revient à vouloir déterminer les invariants formels de la négation, leur constitution même, comme les traits sémantiques auquel chaque type de forme s’associe. Cette association sémantique n’est peut-être pas référentielle. Elle ne serait pas iconique au sens où elle ne renverrait à aucun référent extérieur (Cuxac 2000, Perniss & Viglioco 2014). Elle relève alors d’une iconicité qu’on qualifie de formelle, au sens où c’est la forme gestuelle qui apporte cette valeur sémantique en raison d’une distribution elle-même organisée ; elle est in-formée. Il convient donc de décomposer ces formes gestuelles de la négation en petites unités phonétiques ou phonologiques qui révèlent les mouvements et les positions non pas en fonction de l’orientation propre du corps (cadre égocentré) mais, au plus près des gestes, dans une série de cadres de référence intrinsèques centrés sur chaque segment. Il s’agit moins de situer les invariants formels par rapport à soi que de se donner les moyens de les décrire.

Pour cela nous aurons recours à une description physiologique articulaire de signes de négation sélectionnés dans 11 langues des signes.

Le suivi du déroulé des mouvements à travers les segments du membre supérieur permet de comprendre comment les mouvements se déploient sur des segments/supports qui en changent leurs formes visuelles à mesure qu’elles s’y épanouissent. Ce déploiement gestuel des signes et leur génération dessinent en creux la stabilisation des invariants de négation tant pour les mouvements que pour les positions.

Dans un premier temps les éléments saillants de la forme de la négation manuelle dans la gestualité coverbale seront présentés (section 3.2.). La négation gestuelle coverbale peut être jugée comme plus informelle que celle des langues signées, on verra qu’il n’en est rien (Kendon 2004, Calbris 2011, Boutet 2015). Nous verrons que les formes de négation manuelle relativement peu explorées pour les LS ne montrent que des différences minimes avec la gestualité coverbale.

Une deuxième partie consacrée à une approche physiologique du sens détaillera les traits manuels et brachiaux invariants de la négation qui sont attendus pour les langues signées (section 3.3.).

Après avoir exposé le corpus et le codage en troisième partie (3.4.), les résultats seront présentés pour les traits de négation (3.5.). Pour les positions finales de ces traits de négation, une étude phonologique et phonétique montrera que la négativité est distribuée le long d’un gradient (3.6.). Le mouvement et son amplitude des deux traits de négation sera étudié pour leur valeur (3.7.).

En partant des études antérieures sur la forme de la négation gestuelle (Calbris 90, Kendon 2004, Harrison 2010) nous déplaçons le point de vue vers un type de cadre de référence peu exploité par les études gestuelles : un cadre de référence intrinsèque multiple (voir section 2.). Nous montrons qu’il est possible de dégager des traits invariants qui caractérisent la forme de ces gestes et qui en spécifient le sens.

A travers des hypothèses, nous voulons faire entrer le lecteur de plain-pied dans un déplacement de point de vue sur la gestualité : non métaphorique, formel et physiologique, s’intéressant avant tout aux invariants (avant d’aborder les variations), faisant cas du corps non comme d’un véhicule du sens mais en tant qu’il le structure.