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La négation gestuelle et en Langue des Signes : état de lieux

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3.2. La négation gestuelle et en Langue des Signes : état de lieux

3.2.1. Les différentes approches de la négation gestuelle (coverbale

et LS)

La recherche de l’origine de la négation occupe une large part dans les études gestuelles. Pourtant elle oublie quasi systématiquement la forme des gestes. Ces études sur l’origine des gestes sont nombreuses : de schémas sensori-moteur d’actions sur le monde qui se décontextualisent (Werner & Kaplan 1963, Acredolo & Goodwin 1988), en passant par un couplage neuronal entre action manipulatrice et désignation/référence, (Rizzolatti & Arbib 1998). Darwin ([1872], 1998) interroge la négation gestuelle selon une approche formelle phylogénétique. Son principe d’opposition selon lequel une habitude prise et exprimée d’une manière particulière devrait voir l’expression de son contraire par un mouvement d’une

nature directement opposée, s’applique finalement à l’analyse que Spitz (1957) fait de la négation gestuelle. Pour ce dernier, son origine se trouve dans l’action. Un geste de négation éloigne ou repousse l’objet non désiré puis celui-ci pourrait voir son expression se grammaticaliser en un mouvement de recul de la main, paume face à la situation.

Sans la remettre en cause, l’origine actionnelle et objectale de la négation n’accentue-t-elle pas trop la question de l’origine au détriment d’autres formes gestuelles de négation, comme le shrug ou les analyses faites par Kendon (2004) sur les Open Hand Supine with lateral movement ? L’évidence des formes gestuelles relevant de la négation ne souffre-t-elle pas d’un trop plein « d’origine », nous amenant à rechercher quasi systématiquement l’objet rejeté ou la proposition refusée derrière le geste ? Cette évidence de la négation gestuelle est telle qu’on analyse plus souvent la fonction et la relation au discours que les formes qui la composent. Dans le domaine de l’acquisition, la négation gestuelle chez les enfants est étudiée selon une approche fonctionnelle (Choi 88, Colletta et Guidetti 2012, Guidetti 2005 ; Andrén et Zlatev 2010 ; Limousin 2011). On assiste même à un focus sur les head shakes pour la gestualité comme pour les langues signées (Kendon 2002, Andrén 2010, Beaupoil et al 2012, Beaupoil et al 2016, Morgenstern et al 2016, Antzakas & Woll 2002, Pfau 2008) ; ceci provient sans doute de la fréquence de ceux-ci. Pourtant même s’ils sont plus rares, les gestes manuels de négation nous renseignent avant l’apparition du langage sur la sémiotisation du monde que produisent les enfants en interaction avec les adultes.

Dans le champ des langues signées, l’étude de la négation occupe une très large part des travaux. Elle porte sur les relations morpho-syntaxiques que ces langues entretiennent avec les constituants dans la phrase. Dans ces travaux, il s’agit moins de définir les éléments constitutifs des formes portées par la négation que d’en repérer l’exacte distribution entre les traits manuels de la négation et ceux qui sont non manuels (headshakes pour l’essentiel). Ainsi, les travaux sur la négation manuelle dans les langues des signes rassemblés dans l’ouvrage de Zeshan 2006 portent sur les articulateurs utilisés (main, tête), leurs portées et la place syntaxique de leur distribution et peu sur la description de la forme manuelle des procédés de négation. Par exemple Pfau (et collègues) interrogent la nature morphosyntaxique des éléments de négation dans différentes langues des signes (DGS, CLS, ASL) qu’ils soient manuels ou non manuels (headshakes) (Pfau 2002, Pfau & Quer 2002, Pfau 2008). Une autre étude convoquant des dissociations neuropsychologiques montre que le statut syntaxique, prosodique et lexical des éléments de négation de la BSL sont en jeux que ces éléments soient manuels ou non manuels (Atkinson et al 2004).

Veinberg et Wilbur (1990) au cours d’une étude sur les headshakes en ASL signalent qu’alors que 70% des 78 des phrases enregistrées contiennent des headshakes, sur 13 phrases contenant 6 signes présentant une négation lexicalisée avec les signes suivants HEARING-CLOSED, FAIL, BAD, HARD-OF-HEARING, REMOVE, REFUSE) 10 sont sans headshakes.

Une littérature abondante existe sur les procédés morphologiques d’expression de la négation notamment manuels (Woodward & De Santis 1977, Zeshan 2004, Tang 2006) par dérivation d’affixes de mouvements contraires (en LSQ) ou par ajout de suffixe de négation comme [PAS] toujours en LSQ ou NOT en ASL ou en HKSL dans une position préverbale ou postverbale ou

bien encore par incorporation d’un morphème négatif dans le verbe en particulier pour des modaux [NE PAS VOULOIR] en LSF, [CAN’T] en [WON’T] en ASL ou dans quelques autres langues. Parmi les illustrations présentes dans ces différents cas, on retrouve les invariants de la négation qui seront présentés à la section suivante (invariants de la négation gestuelle). Plus proche des gestes que nous avons étudiés, Bonnal [Bonnal 2004], dans un travail étymologique à partir de dictionnaires de LSF du 19e et du 20e siècle, passe en revue les différentes formes d’expression de la négation (Headshakes, mouvement latéral et alterné de l’index vertical, mouvement transversal de la paume, mouvements en ciseaux des avant-bras s’entrecroisant) et les mets en regard de différentes traditions européennes d’expression gestuelle (entendante) de la négation moins connues (pouce mordu, clic de l’ongle du pouce aux incisives, souffle sur la palm up, chiquenaude du pouce sous le menton, non grec avec la tête qui se relève et le dos des doigts qui marque une chiquenaude sous le menton). Elle montre comment ces formes moins attestées émanant de la gestuelle coverbale se composent pourtant dans des signes de LSF. La porosité entre gestualité et LS est importante et l’emprunt de formes gestuelles à d’anciennes traditions entendantes est avéré pour la LSF. Dans cette veine étymologique ou génétique, Shaffer (2002) analyse l’évolution de la forme comme du sens du signe [CAN’T] en ASL à partir d’un ancien état de la LSF du signe [IL FAUT] et trace ainsi l’évolution sémantique de la nécessité à l’incapacité.

Les travaux sur la négation dans des langues de signes plus éloignées ou moins connues de l’aire occidentale révèlent souvent une singularité dans chaque langue (tilt Greek Sign Language pour Antzakas & Woll 2002, B-Hands-Sweep, B-Hands-Clap for VGT pour Van Herreweghe & Vermeerbergen 2005, Pinkie extension for HKSL Tang 2006 et for CSL Yang et Fisher 2002). Ces particularités formelles manuelles relèvent toutes néanmoins d’une dichotomie palm up (autrement dit supination), palm down (ou pronation) réalisées ou en puissance notamment en HKSL ou en CSL avec la main avec le petit doigt étendu qui répond à l’un des traits ou avec le mouvement vers l’avant du pouce sous le menton de la négation (adduction manuelle), comme nous allons le voir.

Similaires par ces deux types de formes (palm down ou forward d’un côté et palm up de l’autre) les négations manuelles des LS et de la gestualité ont beaucoup en commun. Nous allons voir que les transferts de mouvements le long du membre supérieur permettent de relier des formes porteuses de négation « en ciseaux » au cours desquelles les avant-bras se croisent avec les mouvements latéraux vus plus haut. En somme, nous allons exposer les éléments kinésiologiques qui relient les variations entre elles. Pour cela nous exposons d’abord les éléments de cette approche kinésiologique

3.2.2. Focus sur deux approches : Calbris et Kendon

Nous présentons successivement deux modèles descriptifs de la négation gestuelle : le modèle d’Adam Kendon et celui de Geneviève Calbris.

Adam Kendon répartit la négation gestuelle manuelle selon deux catégories : Open Hand Prone et Open Hand Supine (Kendon 2004 p. 248 et suivantes, Harrison dans son étude de 2009 suit la même répartition et Bressem et Müller 2014). Ces deux types de position que l’on

peut distinguer avec beaucoup de précautions en paume vers le bas (Open Hand Prone) et en paume vers le haut (Open Hand Supine) présentent des types de négation différente. La première présente «…a common semantic theme, that of interrupting, suspending, or stopping a line of action » (p. 262, Kendon 2004). Kendon poursuit « Can we regard Open Hand Prone gestures as gestures of negation? We have suggested that, in all the situations in which we see these gestures being used » (ibid p. 263). Dans la catégorie Open Hand Supine, une sous-famille associe cette position à un mouvement latéral. Celle-ci relève soit d’ « Unwillingness or inability to interven in a situation », soit parce que « Something is declared ‘obvious’. There is nothing further that can be added ». Pour ces deux familles de gestes on a donc un rapport à l’assertion négative ou à la négation épistémique et à l’expression de l’incapacité.

Geneviève Calbris a développé une catégorisation précise de la négation gestuelle française. Sa description basée sur des manifestations physiques établit cinq catégories. Les deux premières — activ et passiv refusal — déclinent les gestes pour la plupart manuels auxquels nous nous intéressons (pp. 199-211, Calbris 2011). La quasi-totalité des instances manuelles restantes présentent une position ou un mouvement de pronation associé parfois avec un mouvement/position d’adduction manuel, une instance est celle du shrug, apparenté pour nous à la Open Hand Supine de Kendon. Calbris et Montredon par l’entremise de Zaü illustrent l’attitude de l’impuissance en la commentant comme suit : « l’attitude consiste à montrer un effort physique sans résultat, celui de soulever l’épaule, le bras et la main, qui finissent par retomber, relâchés. Le geste est souvent réduit à une esquisse : le mouvement ascendant est suspendu, arrêté par impuissance. » (Calbris & Montredon 1986, p. 80). On voit assez clairement dans la figure 3.1, une Open Hand Supine, associée à un Shrug, montrant ainsi au moins un appariement fonctionnel.

Figure 3.1 Attitude de l'impuissance. Illustration tirée de Calbris & Montredon, Des gestes et des mots pour le dire, 1986, Clé International, dessin de Zaü.

Ces deux principales classifications des gestes manuels de négation se recoupent l’une l’autre et, pour la Open Hand Supine de Kendon se complètent. Si les points de départ et les perspectives ne sont pas les mêmes, les descriptions délimitent un périmètre commun. Les gestes manuels relevant de la négation montrent bien : 1/l’importance d’une classification reposant sur des positions centrées sur le segment considéré21 ; 2/ l’importance de cette dichotomie positionnelle et sémantique en pronation, d’une part, et en supination, d’autre part.

3.2.3. Négation en LS

On s’intéresse ici à l’expression manuelle de la négation et non pas à celle des headshakes. La recherche d’invariants repose ici pour l’essentiel sur trois constats développés dans le chapitre 1, sur l’approche physiologique de la gestualité et de son sens, présentés ci-dessous et à portée plus large que la seule négation mais dont l’étendue pourrait être anthropologique et inclure les langues signées.

1/ La physiologie articulaire et la biomécanique associée participent fortement à la constitution, à la diffusion, à l’identité et à la variation ; en somme, à l’organisation des formes gestuelles (voir sections 1.1.2.2. et 1.1.4.2.).

2/ Plus le segment organisateur des schémas d’action est proximal (bras) plus le sens des unités gestuelles relève de l’attitude de la personne dans le monde (puissance, impuissance, intérêt, désintérêt, engagement…). A l’inverse, plus on se rapproche d’un segment organisateur distal (main) plus le sens s’achemine vers une interaction vis-à-vis d’un objet, d’une situation particulière ou d’une proposition (refuser, rejeter, apparaître, présenter, accepter…). Le bras distribue l’attitude générale voire ontologique face au monde, la main ancre la portée des comportements ou des jugements dans la situation.

3/ Enfin, la présence de valeurs de sens dans les degrés de liberté mis en mouvement ou en localisation propre22 (voir sections 1.1.3.2 et 1.2.3.) fait rentrer le substrat gestuel de plain-pied dans l’élaboration même du sens. L’alternance polaire de la pronation versus de la supination, à position identique dans les schémas d’action, qui débouche sur des antonymes (« rejeter » versus « passer » ou « refuser » versus « accepter » rend caduque une argumentation référentialo-praxique qui ancre le sens du geste dans l’action, puisque l’alternance polaire/antonymique est entièrement portée par un trait physiologique interne au corps. Il ne peut pas y avoir d’ancrage référentiel iconique à ce si bas niveau à moins de

21 En dehors de la configuration (saisie de précision, open hand…), le critère de

sous-classification de la famille des Open Hand est bien centré sur la main par la distinction entre le pôle de pronation et celui de supination. Les nuances apportées à un niveau infraliminal reposent sur des critères variant du mouvement (PA OHS) à l’orientation (VP OHP ZP OHP, PP OHS).

22 Nous entendons par localisation propre, la position momentanément suspendue d’un des degrés de liberté d’un segment dans son propre cadre de référence centré sur le segment étudié et servant une signification. Ainsi une localisation propre dans un cadre de référence centré sur le segment considéré inclut la localisation au sens égocentré.

penser que le monde est lui-même organisé de manière antonymique suivant de plus une alternance formelle (hypothèse whorfienne appliquée à la gestualité praxique).

La base kinésiologique de l’organisation formelle et sémantique de la gestualité permet de dégager les traits de la négation parmi des Unités Gestuelles (pour une définition, voir la section 1.3.1.1). Deux centres d’organisation apparaissent, l’un manuel, l’autre brachial. La démarche, comme nous allons la voir, consiste en une opération purement linguistique de commutation. Les Unités Gestuelles ayant deux parties, l’une formelle dont les contours sont bien définis et circonscrits, l’autre, sémantique grâce à laquelle, dans une étude antérieure, on a pu proposer un choix d’étiquettes validé en guise de reconnaissance (Boutet 2008 et notamment Boutet 2010 pour les résultats) (pour un résumé, voir la section 1.4.2.). La validation de la correspondance entre ces deux types d’instance par Unité Gestuelle permet la mise en œuvre de l’opération de commutation. On a des paires minimales formelles (variation polaire des degrés de liberté dans la même position du schéma d’action) et des distinctions possibles (étiquetage différencié des UG).

3.3. Invariants gestuels (manuels) de la négation : PRO