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Mouvement et Position

1.2. Schémas d’action

1.2.3. Mouvement et Position

Les rapports d’émergence et d’origine qui existent entre le mouvement et la position vont être abordés. Au sein des études gestuelles, ces rapports n’ont d’ailleurs jamais été envisagés comme des filiations (1.2.3.1). Les valeurs sémiotiques qui différencient le mouvement de la position installent des temporalités qui n’ont rien à voir entre elles. Elles ouvrent de nouvelles manières de combiner ces modes d’instanciation des valeurs sémantiques (1.2.3.2). Ces rapports seront illustrés à travers plusieurs exemples (1.2.3.3). En se concentrant sur la position et ses différentes modalités d’apparition, un paramètre manuel émerge : l’emplacement. La distinction entre la position et l’emplacement est faite en 1.2.3.4. L’emplacement, ce paramètre manuel qui constitue un des piliers formels des langues signées, n’est pas le seul à émerger de la position : l’orientation trouve également une émergence dans la gestualité (1.2.3.5).

1.2.3.1 La tenue, entre-deux entre le mouvement et la position

En premier lieu, définissons la position d’un point de vue cinématique. Une position résulte d’une absence de mouvement maintenue soit par l’absence de toute contraction musculaire, soit par une contraction de muscles antagonistes qui maintiennent un équilibre. Dans le cas d’une absence de contraction musculaire, on parle de position de repos. Dans ce cas la position n’est pas marquée au sein d’un degré de liberté quel qu’il soit ; au contraire, elle reste dans une position intermédiaire ou quasi intermédiaire. Dans le cas d’un équilibre qui se joue entre deux muscles antagonistes, la position peut être extrême.

Un mouvement dans une direction donnée est évidemment différent d’une position. Pourtant une position maintenue si elle contient une dynamique à l’œuvre dans un mouvement n’est pas si éloignée de celui-ci. Dans ce cas, une position revient à un mouvement suspendu ou maintenu. Ce mouvement maintenu est documenté dans la littérature sous la forme d’une tenue (Hold [Kendon 1972, Kita et al 1998). Kita et al définisse d’ailleurs le pre-stroke hold comme une période au sein de laquelle le geste est en attente de la parole pour établir une cohésion de sorte que la partie signifiante apparaisse de manière co-expressive avec la portion

de parole co-occurrente14. Après une période de préparation, la partie signifiante du geste est déjà là. Mais ce type de constat relève plus de la segmentation du geste que de son contenu sémiotique. D’autant que le geste est considéré dans son ensemble, et non pas pour chaque segment. Or ce qui nous intéresse ici relève non pas de l’ensemble mais de plusieurs segments.

1.2.3.2 valeur sémiotique et modes d’actualisation

La question posée revient à savoir comment une valeur sémiotique peut exister par-delà un mouvement dans une position extrême. Autrement dit dans quels cas la position a-t-elle la même valeur que celle portée par le mouvement ?

Une dynamique apporte des valeurs sémiotiques au sein d’un degré de liberté, à la manière d’une causalité matérielle aristotélicienne. Le mouvement est alors l’actualisation de cette dynamique — sa mise en acte — dont la valeur est actualisée de manière co-extensive au déroulé le long du pôle parcouru. Au fond une valeur gestuelle est atteinte par le

mouvement ; elle ne réside pas dans le mouvement sans quoi elle ne saurait être présente

dans la seule position finale. Cette valeur est donc bien coextensive au degré de liberté. Le mouvement est un moyen de l’actualiser. La position d’un segment sur l’étendue de ce degré de liberté en constitue un autre. Une position marquée parce que maintenue au sein du pôle suffit à actualiser une valeur. Dans le cas où les valeurs s’étagent le long d’un degré de liberté, le mouvement déployé et la position occupée sont deux manières d’actualiser une valeur. Les modes d’actualisation — mouvement ou position — n’ont pas les mêmes répercussions temporelles. Le mouvement ne saurait être considéré en dehors d’un déroulé temporel, il actualise donc une valeur dans une durée donnée. Une fois atteinte, la position, quant à elle, actualise la valeur pendant la durée où elle reste en place. On peut dire qu’il n’y a pas d’encours temporel à l’actualisation positionnelle.

1.2.3.3 Conséquences sémiotiques des modes d’actualisation

Ainsi le mode d’actualisation positionnelle des valeurs est persistant temporellement : il peut être atteint sans encours précis et sa valeur perdure tant que la position est en place.

Des associations d’autres valeurs sont possibles autour de cette persistance. Elles peuvent prendre la forme d’associations positionnelles de plusieurs segments voire de plusieurs degrés de liberté ou bien être associées avec un mouvement et donc un encours. L’association avec une autre position pour un autre segment ou pour un autre degré de liberté maintient ensemble les deux valeurs tant que les positions sont en place. Par exemple un pointage ou bien le ‘V’ de la victoire ou encore le pouce tendu alors que les doigts sont refermés dans le

14 « … a pre-stroke hold is a period in which the gesture waits for speech to establish cohesion so that the stroke co-occurs with the co-expressive portion of speech. » ibid. p. 6.

poing constituent pour chacune de ces configurations une valeur particulière qui va prendre sens dans une orientation de la main, c’est-à-dire dans une position particulière des degrés de liberté. Le ‘V’ de la victoire n’est avéré que lorsque la main est en extension maximale et en position de pronation très importante. Ces deux pôles à leur maximum constituent une forme de présentation de toutes les configurations valant pour elles-mêmes : l’ensemble des valeurs dactylologiques dans les langues signées, les impositions des mains, la numération (comput digital) en sont des illustrations. Le pouce en l’air par une position intermédiaire de la main (ni pronation, ni supination, ni flexion, ni extension) signifiant « super », voit sa signification changer si la main est en pronation complète avec une rotation intérieure complète également, l’avant-bras étant totalement étendu. Rappelant le signe romain de mise à mort, le pouce se retrouve alors orienté vers le bas. Les positions associées au pouce sont multiples puisqu’elles concernent à la fois la main, l’avant-bras et le bras.

Le signe [ARBRE] en LSF (première image de la figure 1.37) relève de ce type d’instanciation positionnelle multiple sans qu’on puisse parler de composition ici puisque ni la position de l’avant-bras, ni celle de la main et des doigts n’ont une valeur en soi.

L’autre association possible rassemble une position et un mouvement. Une position manuelle, celle du schéma d’action 11 en fin de déroulé présente une pronation maximale et une extension non moins marquée, les doigts pointant vers le haut et légèrement vers l’extérieur (abduction maximale), paume vers l’avant (deuxième image de la figure 1.37). Cette position manuelle peut être combinée avec un mouvement d’adduction et d’extension portée par le bras et un mouvement de rotation extérieure marquée et d’extension de l’avant-bras, comme dans le schéma d’action 30 (troisième image de la figure 1.37). La position de la main porte une valeur de ‘refus’, les mouvements du bras et de l’avant-bras mettent en place un geste exprimant ‘l’impuissance’ ou l’incapacité’. La combinaison des deux instanciations s’apparente à une composition de ces deux significations glosables par ‘refuser sans pouvoir rien y faire’ (ligne du bas de la figure 1.37).

Figure 1.37 Illustrations des compositions de mode d’actualisation positionnelle. L’image en haut à gauche figure le signe [ARBRE] en LSF pour lequel l’association positionnelle de la main, de l’avant-bras et du bras donne toute la verticalité au référent ‘arbre’ à présenter. La deuxième image en partant de la gauche dans la ligne du haut figure une position de ‘refus’ dont la position de la main et des doigts peut être combinée avec la troisième image exprimant ‘l’impuissance’. On voit cette composition d’ailleurs dans la ligne du bas au cours d’un geste qui peut être glosée par ‘refuser sans pouvoir rien y faire’, composant ainsi par-delà les formes, les deux significations.

1.2.3.4 Emergence du paramètre de l’emplacement

Les associations positionnelles lorsqu’elles mettent en jeu le bras et l’avant-bras créent des emplacements qui peuvent être réifiés dans un cadre de référence égocentré (haut bas, gauche droite, avant arrière) dès lors qu’un repère existe à proximité. C’est le cas d’un geste rendu par le schéma d’action 9 qui, en fin de course, amène la main dans une position proche de l’épaule et au-dessus d’elle (voir l’analyse en 1.2.2.3). Ainsi lorsque la main se trouve dans cette position particulière donnée par plusieurs degrés de liberté sur le bras et l’avant-bras, la valeur associée à cette position infuse toutes les réalisations manuelles qui peuvent être faites. Par exemple, le schéma d’action 1 réalisé seulement sur la main (première image de la figure 1.38) dans la position brachiale finale du schéma 9 (deuxième image de la figure 1.38) donne une composition dont la glose peut être « négliger » (ligne du bas de la figure 1.38). La valeur de « désintérêt » de cette position composée avec le mouvement de la main du schéma 1 ayant pour sens « rejeter » se compose bien (au sens morphologique) en une nouvelle unité gestuelle ayant pour sens « négliger ».

Figure 1.38 Illustrations des compositions de mode d’actualisation positionnelle. La première image en haut en partant de la gauche illustre le ’refus’ (pour la décomposition de ce geste, voir la figure 1.33), tandis que la deuxième montre la position finale du geste exprimant ‘s’en fiche’ (la décomposition se trouve dans la figure 1.35). La composition du mouvement manuel du refus dans la position finale du bras et de l’avant-bras pour le geste exprimant le désintérêt (‘s’en fiche ‘) rassemble la composition du ‘refus’ et du ‘désintérêt’, soit le fait de ‘négliger’.

Un autre type de position apparaît bien ici : celle d’un emplacement, c’est-à-dire une place

affectée à quelque chose. Ces endroits ont ceci de particulier que le segment qui y prend place n’est pas celui qui crée la valeur positionnelle associée. Ainsi lorsque la main se

retrouve au-dessus de l’épaule et compose la négligence, la valeur de désintérêt n’a pas été forgée par la main mais par le bras et l’avant-bras. La main instancie une position en dehors d’elle-même ; cette position particulière du bras droit et de l’avant-bras droit par exemple devient un emplacement avec une valeur singulière au sein duquel une main droite, ou gauche d’ailleurs, prend cette valeur particulière de désintérêt.

D’autres origines sont possibles pour le paramètre de l’emplacement. Elles ne seront pas exposées ici. Certains auteurs ont évoqué des origines probables, notamment iconiques ou métaphoriques (Cuxac 2000). Le point important, montré ici, est que ce paramètre de l’emplacement aisément lisible dans un cadre de référence égocentré peut parfaitement dériver de la notion de position qui relève d’un cadrage dit intrinsèque, dépendant en fait de l’ensemble des segments du membre supérieur. Un des quatre paramètres manuels des langues signées émerge donc pour la gestualité.

Quelles sont les limites à l’émergence d’un emplacement ? Un schéma d’action de flux distal-proximal, initié sur la main, peut-il créer un emplacement qui serait alors instancié au niveau de l’avant-bras par exemple ? Dans une première approche, il semble difficile que la main, segment très mobile, puisse constituer un lieu de cadrage égocentré. Le buste, le bras et l’avant-bras peuvent le porter plus aisément. Toutefois la question reste ouverte.

1.2.3.5 Emergence du paramètre de l’orientation

L’orientation de la paume — autre paramètre manuel des LS — n’a-t-elle pas également une origine gestuelle ? Peut- on considérer que l’orientation émerge de la position ? On a défini la position d’un point de vue cinématique et d’un point de vue sémiotique. Dans les deux cas une position se conçoit au sein d’un degré de liberté. Sur le plan cinématique, une position apparaît lorsque des muscles antagonistes maintiennent le segment dans une position particulière. Une des conséquences sémiotiques de cela réside dans la persistance temporelle de la valeur associée à une position. On a vu un exemple avec la position finale du schéma d’action 11 qui lui confère une valeur de ‘refus’ dans une orientation particulière de pronation et d’extension complètes de la main. Dans un cadre de référence égocentré, la paume est orientée vers l’avant. Cette orientation de la paume porte une signification.

Une autre orientation émerge d’un autre schéma d’action. La position finale du schéma d’action 25 qui place la main dans une position de supination et de légère extension relève d’une forme de ‘présentation’ ou ‘d’introduction’. Cette position seule suffit à évoquer cette

valeur (Kendon 2004 P. 265). Dans un repère égocentré, on parle d’une orientation en palm up. Notons toutefois que cette valeur peut être identique avec des positions du bras et de l’avant-bras telles que la paume n’est plus orientée vers le haut.

Si l’orientation à l’œuvre également dans les langues signées émerge dans la gestualité, son repérage dans un cadre de référence égocentré ne suffit pas à rendre compte de l’ensemble des orientations que peut prendre une seule valeur, pour la gestualité en tout cas. La valeur de ‘présentation’ peut être rendue par une orientation de la paume vers le haut, vers l’intérieur ou vers l’avant, la position — supination complète et légère extension de la main — est la même, seules les positions de l’avant-bras et du bras changent. On voit ici encore combien un cadre de référence qui dépend des segments du membre supérieur offre le cadre idéal de lecture et d’analyse des phénomènes gestuels.

Les schémas d’action montrent des fonctionnements différenciés. Rappelons que seuls 2 pôles sont mis en mouvement de manière volontaire dans chaque schéma d’action. Le statut de ces pôles selon qu’ils sont en mouvement volontaire ou non change bien évidemment. Nous allons exposer le statut de ces segments selon qu’ils génèrent ou non la signification des gestes.