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C. CONCERNANT LE GRIEF N° 2

2. S UR LA GRAVITÉ DES FAITS

1212. Lorsqu’elle apprécie la gravité d’une infraction, l’Autorité tient compte notamment de la nature des pratiques qu’elle poursuit, des personnes susceptibles d’être affectées et des caractéristiques objectives de l’infraction (caractère secret ou non, degré de sophistication, existence de mécanismes de police ou de mesures de représailles, détournement d’une législation, etc.) (point 26 du communiqué sanctions).

1213. La détermination du degré de gravité d’une pratique implique donc d’en examiner les caractéristiques, à la lumière de ces critères.

191 a) En ce qui concerne la nature de la pratique

1214. Il ressort de la jurisprudence des juridictions de l’Union qu’une entente horizontale portant sur les prix futurs constitue une infraction très grave (arrêt de la cour de justice du 24 septembre 2009, Erste Groupe Bank e.a./Commission, aff. C-125/07 P e.a., point 103).

1215. De même, au niveau national, la cour d’appel de Paris s’est prononcée en ce sens dans son arrêt du 24 avril 2007, JH Industrie, ainsi que dans son arrêt du 25 février 2009, Société Transeuro Desbordes Worldwide Relocations, dans lequel elle a indiqué que : « Considérant, sur la proportionnalité, que, pour ce qui est de la gravité de l’entente sur les prix, le Conseil a rappelé à juste titre que les ententes ou actions concertées ayant pour objet ou pour effet d’empêcher le jeu de la concurrence en faisant obstacle à la libre fixation des prix par le jeu du marché sont de celles qui sont considérées injustifiables par l’OCDE dans sa recommandation du 25 mars 1998, qu’elles portent une atteinte grave au fonctionnement du marché et donc aux avantages que peuvent en attendre les consommateurs, peu important que certains parmi les clients victimes des pratiques disposent d’un fort pouvoir de marché […] » (soulignements ajoutés).

1216. Dans son arrêt Tate & Lyle, s’agissant de pratiques qui consistaient en « une communication des prix de British Sugar aux autres participants » à l’occasion de réunions bilatérales avec Tate & Lyle et multilatérales avec les négociants, le Tribunal a indiqué que « l’entente incriminée doit être considérée comme horizontale […] et qu’elle portait sur la fixation des prix. Or, une telle entente a toujours été considérée comme particulièrement nuisible et elle est qualifiée de « très grave » dans les lignes directrices » (arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 12 juillet 2001, Tate & Lyle plc. contre Commission, aff. T-202/98 e.a., point 103).

1217. Dans cette affaire, le Tribunal n’a pas exclu que les échanges entre concurrents aient pu porter sur des prix déjà adressés aux distributeurs. Il a toutefois noté que ceci ne faisait pas obstacle au constat d’une infraction à l’article 85, paragraphe 1, du traité CE, devenu 101, paragraphe 1, du TFUE. Cet élément n’a pas non plus été pris en compte, au stade de la détermination de la sanction, pour minorer la gravité de la pratique. Il s’en déduit que des pratiques comme celles relevées en l’espèce, qui portent sur les prix futurs, sont aussi graves que celles identifiées dans l’arrêt Tate & Lyle.

1218. Plus récemment, dans l’arrêt Fresh del Monte (affaire dite des « bananes »), le Tribunal de l’Union européenne a intégralement validé la position de la Commission européenne selon laquelle des échanges d’informations sur les prix constituaient une pratique très grave (arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 14 mars 2013, Fresh del Monte Produce, Inc. contre Commission, aff. T-587/08, point 778, confirmé par un arrêt de la Cour de justice du 24 juin 2015, aff. C-293/13 P).

1219. La Commission avait considéré dans cette même affaire que « les entreprises concernées avaient pris part à une infraction unique et continue par une pratique concertée, par laquelle elles coordonnaient leurs prix de référence des bananes en Europe du Nord et qui est donc relative à la fixation des prix, les pratiques relatives aux prix faisant partie, par leur nature même, des restrictions à la concurrence les plus graves étant donné qu’elles faussent la concurrence sur un paramètre principal de la concurrence ». Dans sa décision, la Commission avait relevé que les prix de référence, objet des échanges, ne reflétaient pas de façon tout à fait exacte les prix de la banane mais servaient « de signaux, de tendances et/ou d’indications pour le marché en ce qui concerne l’évolution envisagée des prix de la banane ».

1220. Enfin, dans sa récente décision relative à des pratiques dans les secteurs de l’hygiène et de l’entretien, l’Autorité a affirmé que« [l]es pratiques en cause peuvent être qualifiées d’infractions d’une gravité particulière alors même qu’il s’agit de pratiques concertées et non d’accords (voir en ce sens, à titre indicatif s’agissant de la jurisprudence de l’Union, les arrêts du Tribunal du 13 juillet 2011, Polimeri Europa SpA /Commission, T-59/07, point 225, et du 14 mars 2013, Fresh del Monte Produce, précité, points 771 et 772). De la même façon, et contrairement à ce que soutiennent la plupart des mises en cause, le constat de la gravité particulière d’une entente horizontale secrète de concertation sur les prix futurs s’applique également lorsqu’une telle infraction se matérialise par des échanges d’informations (voir en ce sens, également à titre indicatif, les arrêts du Tribunal du 12 juillet 2001, Tate & Lyle PLC, 12 juillet 2001, précité, point 103, et du 14 mars 2013, Fresh del Monte Produce, précité, point 778) » (décision n° 14-D-19 du 18 décembre 2014 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des produits d’entretien et des insecticides et dans le secteur des produits d’hygiène et de soins pour le corps).

1221. En l’espèce, les informations échangées ne se limitaient pas à des « signaux », des

« tendances » ou de simples « indications » : elles reflétaient des éléments tangibles des hausses tarifaires qui allaient effectivement être demandées aux clients. Régulières et suivant le déroulement des cycles annuels de négociation, les pratiques concertées ont pris la forme d’échanges d’informations relatives à des données individualisées, stratégiques et privées.

Plus encore, dans le cadre de ces pratiques, les entreprises ont échangé sur leurs hausses tarifaires futures, avant que celles-ci ne soient envoyées aux clients, ou dans certains cas, au moment ou peu après leur transmission, mais en tout état de cause avant l’achèvement des négociations tarifaires avec leurs clients, qui s’étalaient sur plusieurs mois.

1222. Ces pratiques concertées ont concouru soit directement, soit indirectement à la fixation de hausses tarifaires à un niveau supérieur à celui qui aurait résulté d’une situation de concurrence non faussée, en diminuant significativement l’incertitude lors de chaque campagne de négociation annuelle.

1223. In fine, les pratiques ont permis aux participants d’améliorer leur position de négociation individuelle en substituant au jeu de la concurrence une fixation concertée, directe ou indirecte, des revalorisations tarifaires des prestations de messagerie classique et de messagerie express.

1224. Les pratiques poursuivies par le grief doivent donc, en première analyse, être considérées comme très graves.

1225. Pour autant, il convient de relever que, si les mises en cause se sont concertées sur leurs intentions de hausses tarifaires et ont également échangé leurs circulaires tarifaires, elles ne se sont pas concertées, au moins de manière systématique sur le détail des négociations avec leur clientèle. Cette caractéristique est de nature à minorer la gravité des pratiques.

b) Sur les personnes susceptibles d’être affectées

1226. Les infractions poursuivies ont affecté, de façon directe, les clients des entreprises de messagerie classique et de messagerie express. Comme indiqué précédemment, les prestations de messagerie et d’express sont utilisées par un nombre très important d’entreprises, et ce à tous les stades de la production. Ainsi, les entreprises de messagerie transportent des matières premières, des composants et des pièces industrielles, ou encore des produits finis destinés à la consommation. C’est donc la quasi-totalité du tissu industriel et commercial français qui a été affectée par les pratiques.

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1227. Par ailleurs, si les clients les plus importants disposent d’un certain pouvoir de négociation et peuvent obtenir une hausse tarifaire plus faible, tel n’est pas le cas des plus petits clients, qui sont majoritaires en nombre. Ainsi, lors de la séance tenue le 30 septembre 2015, Heppner a indiqué que sur un portefeuille d’environ 9000 clients, 7000 à 8000 d’entre eux pouvaient être considérés comme de « petits clients », au motif que le chiffre d’affaires qu’ils généraient chaque année était inférieur à 50 000 euros. Pour ces entreprises de taille réduite, les revalorisations demandées dans les circulaires n’étaient pas négociées, et s’appliquaient automatiquement, comme le mentionne notamment Dachser dans sa présentation en séance : les clients des « classes E et F », qui représentent 70 % du total des clients étaient à la fois

« destinataires des circulaires de revalorisation tarifaire annuelle » et ne bénéficiaient d’aucune négociation tarifaire (« pas de négociation »). À cet égard, l’argument de Tatex selon lequel les « PME ne représentent qu’une minorité des clients » (page 46) repose sur une confusion entre l’importance des PME en termes de chiffre d’affaires et en nombre de clients.

1228. C’est donc une large majorité de petites et moyennes entreprises (PME) du tissu industriel français qui ont le plus souffert des pratiques poursuivies, puisqu’elles se sont vu appliquer directement les hausses tarifaires qui faisaient l’objet de la concertation. Cet élément est de nature à renforcer la gravité des pratiques.

1229. L’argument de Dachser, selon lequel les clients ne sont pas des consommateurs est inopérant, dès lors que le communiqué sanctions identifie bien les PME comme une catégorie de personnes susceptibles d’être négativement affectées par les pratiques.

1230. De même, l’argument de GLS selon lequel, même en l’absence des pratiques, les PME auraient été davantage affectées que les grands groupes par des demandes de hausse tarifaire est inopérant : en effet, cet argument concerne l’ampleur du dommage à l’économie et non la nature des personnes affectées, qui relève de la gravité des pratiques.

c) Sur les caractéristiques objectives des infractions

1231. En premier lieu, les pratiques constitutives du second grief ont revêtu un caractère secret.

1232. Quand bien même les réunions du Conseil de Métiers intervenaient dans un cadre statutaire, les pratiques concertées sur les hausses tarifaires étaient tenues secrètes à l’égard des clients, contrairement à ce que soutiennent plusieurs mis en cause. Elles n’étaient pas prévues à l’ordre du jour et n’étaient pas retranscrites dans les comptes-rendus de réunions réalisés par les permanents de TLF. Cet élément est confirmé par l’échange de courriers électroniques du 10 septembre 2009 entre M. Christophe M… (Sernam) et Mme Laure I... (TLF). L’objet de ce courrier électronique était « Concerne : ordre du jour de la Commission « Messagerie-Express » et était rédigé de la manière suivante : « Je suis surpris de ne pas voir à l’ordre du jour, la hausse tarifaire 2010. Nous avions convenue en juin, d’aborder ce sujet […] » (soulignement ajouté) (cote n° 55224). Mme Laure I... a répondu : « Comme vous le savez, je me dois d’être vigilante dans l’intitulé des points visés à l’ordre du jour. Ceci pour éviter à la fois à TLF comme aux entreprises membres du conseil présente les risques de contrôles et de sanctions financières de la part du conseil de la concurrence d’où ma prudence. cet aspect est traité dans un point 1 dit conjoncture...etc. à l’oral les participants évoquent les thèmes qu’ils souhaitent » (soulignement ajouté) (cote n° 55224). Ainsi, l’argument de Geodis et de Chronopost selon lequel le cadre statutaire dans lequel se déroulaient les pratiques d’entente conduirait à leur ôter tout caractère secret est inopérant.

1233. Par ailleurs, les différents contacts bilatéraux ou multilatéraux entre certains participants étaient tenus secrets et n’étaient pas communiqués aux clients. Ainsi, le 22 juillet 2008, le président de Graveleau, M. Philippe X..., a envoyé à certains de ses salariés un courrier

électronique comportant des informations tarifaires obtenues de concurrents et qui portait la mention « Information confidentielle ».

1234. Ces différents éléments factuels démontrent la nature secrète des pratiques mises en œuvre, témoignant ainsi, dans une certaine mesure, de leur caractère délibéré et rendant plus difficile leur détection.

1235. En deuxième lieu, s’agissant de la question de la sophistication des pratiques, celle-ci était en l’espèce relativement limitée. En effet, les pratiques poursuivies se déroulaient pour l’essentiel dans le cadre de « tours de tables » au début des réunions du Conseil de Métiers.

Les échanges d’information étaient purement oraux durant ces réunions. Il n’existait aucun système formalisé de récapitulation des informations données et chaque participant devait donc prendre des notes s’il souhaitait conserver la trace des éléments entendus.

1236. En troisième lieu, concernant la question de l’existence de mesures de police et de représailles, il convient au préalable de rappeler que le processus d’entente et de négociation tarifaire s’est agencé, pour chaque campagne tarifaire annuelle, en plusieurs étapes. Une première étape portait sur les intentions de revalorisation tarifaire à demander aux clients. Une deuxième étape concernait les hausses tarifaires effectivement envoyées aux clients par le biais des circulaires ; une troisième étape était relative au suivi et au bilan des négociations tarifaires annuelles.

1237. Les membres de l’entente se sont ainsi concertés au travers d’échanges d’informations lors des deux premières étapes du processus de négociation, à savoir sur leurs intentions de hausse tarifaire mais également sur les envois de circulaires aux clients. À cet égard, une forte correspondance entre les hausses annoncées lors des tours de tables du Conseil des Métiers et les hausses tarifaires envoyées aux clients a été relevée. À titre subsidiaire, et comme indiqué par les mises en cause elles-mêmes, les entreprises du secteur étaient également capables de récupérer, dans un délai certes plus long que celui permis par l’entente, les circulaires de leurs concurrents auprès de leurs différents clients. Cela leur permettait de mettre en place, en sus des échanges d’information avec leurs concurrents une veille concurrentielle et donc de vérifier que les surcharges et/ou les taux de hausses figurant dans ces circulaires étaient bien les mêmes que ceux annoncés en réunion du Conseil de Métiers ou lors des échanges bilatéraux et multilatéraux.

1238. En quatrième lieu, concernant les représailles durant ces deux premières étapes, le dossier relève un cas de menace de rétorsion, au mois de décembre 2004, à la suite du non-respect par l’entreprise Mory de ce qu’elle avait annoncé en réunion (voir notification de griefs, paragraphes 491 à 498). Il faut noter que le conflit entre Mory et les autres membres du Conseil de Métiers portait à la fois sur les hausses tarifaires et sur la surcharge gazole (paragraphe 497 de la notification de griefs). Cette menace a eu les effets escomptés, puisque l’entreprise concernée a ensuite transmis en interne des instructions incitant à plus de fermeté dans les négociations avec les clients.

1239. Enfin, pour ce qui concerne la dernière étape du processus de négociation, si les mis en cause procédaient bien à un suivi et bilan global des hausses tarifaires obtenues à l’issue de chaque campagne, il est constaté qu’il n’existait pas à proprement parler de véritable système organisé de surveillance et encore moins de police.

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