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Une société dans laquelle tout peut faire sens

mutations rapides et profondes

Chapitre 2 : Une crise des valeurs

2.3 Une société dans laquelle tout peut faire sens

Reprenons ici les propos de Jean-Philippe Pierron197. Lorsqu’il tente de définir les raisons d’être et les modalités d’éducation partagée aujourd’hui, il met en évidence une sur-dimension des moyens au regard d’une « sous-prise-en-compte » des fins.

« Une culture marquée par une hypertrophie de la transmission des outillages (auto-école, maîtrise d’une langue, technique de dissertation…), c’est-à-dire en fait des moyens qui nous servent à, avec une absence de transmission des valeurs. On est parfaitement d’accord pour mettre en place la transmission des outillages de la modernité, mais l’est-on vraiment sur le pourquoi ? Est-ce qu’on ne prend pas les moyens de l’éducation pour la finalité de l’éducation ? »

Au-delà de cette question somme toute pragmatique, reviennent toutes nos interrogations précédentes, résumées par les travaux précités d’Hannah Arendt, sur la transmission éducative pensée comme le passage d’un passé vers le futur, comme la transmission d’un monde d’une génération vers une autre.

Ce que pose comme question Jean-Philippe Pierron relève bien de la capacité de notre société à se projeter vers son avenir : « Quel type d’hommes veut-on former ? Qu’est-ce que pour nous un homme, ou un humain ? Autour de cette question massive, une autre, qui est relative à ce qui se joue pour une société à travers de son activité de transmission : c’est la question de sa durée, quelle humanité veut-elle faire advenir ? Quand une société n’est plus capable de projeter quel type d’hommes elle veut faire advenir, ce que fait l’enfant c’est de se projeter contre le mur. »

Nous sommes finalement ici dans une dialectique connue de tous temps, celle de l’opposition entre l’innovation sociale d’un monde nouveau et le conservatisme sécurisant de modalités anciennes. Mais au-delà de ce principe fondateur de l’avancée d’une société, se pose cependant la question du champ des possibles pour construire du sens dans cette société nouvelle, dont les clés de lecture manquent bien souvent à ceux qui pourtant doivent en définir les règles.

Jean-Philippe Pierron parle d’une génération « Harry Potter », au sein de laquelle parfois, en l’absence de récits fondateurs qui orientent, ce seraient les plus jeunes qui guideraient les anciens… et qui édicteraient leurs principes de vie. La gestion éducative des nouvelles technologies et du vaste champ social virtuel qu’elles ont permis, constituent ici une illustration majeure.

Refaisons à présent le lien entre cette mutation des modalités et des contenus des transmissions, et la pluralité – l’éclatement nous dit Jean-Philippe Pierron – des valeurs. Les valeurs permettent, par définition, d’évaluer, de qualifier, de nommer une importance primordiale (du latin valor, dérivé de valere, c’est bien la force qui est ici de mise). Les valeurs, au sens de Walter Benjamin, sont celles qui laissent entrevoir ce qui devrait être… et qui permettent, de fait, de mesurer l’écart entre ce qui est et ce qui était aspiré.

La diversification quantitative et qualitative des valeurs dans notre monde contemporain implique une vision floutée de ce qui devrait être, une vision non partagée, une projection dans laquelle finalement, tout pourrait faire sens, à partir du moment où tout un chacun y applique une importance prioritaire.

Les valeurs promues au sein même de la famille ne sont pas forcément les mêmes que celles défendues par le système scolaire. Les valeurs promues dans une classe, dans une école, ne sont pas toujours identiques à celles que l’on évoque comme ligne de conduite dans l’établissement voisin. Les valeurs dictées par les espaces publics diffèrent radicalement de celles portées par les politiques publiques.

« A l’école on valorise la patience, l’effort, l’ascèse du concept, le livre, le temps lent. La société civile valorise la rapidité, l’immédiat, l’efficacité, le primat du sentiment sur le raisonnement : il y a donc un conflit de temps. » poursuit Jean-Philippe Pierron dans ses propos. Nous sommes ici dans un conflit de mondes, pourrait-on dire.

Nous reviendrons à cette idée dans notre dernière partie, notamment pour tenter de trouver, à cette situation sociale nouvelle, des préconisations éducatives et sociales novatrices. Mais pour l’heure, notre conclusion provisoire est de penser que dans cette société où les valeurs sont plurielles et où les outils techniques ont surplombé les idéologies et les spiritualités, tout peut faire sens pour ceux et celles qui tentent de décoder leurs environnements. Nous avons

tenté de mettre en évidence notre conviction que l’universalité des valeurs était devenue chose impossible dans notre contexte actuel.

Nous affirmons ici que l’augmentation et la diversification des valeurs auxquelles peuvent actuellement se rattacher les jeunes, leur permet d’inscrire dans leurs choix de vie, des valeurs qui n’appartiennent résolument pas au même registre : si la valeur définit « ce qui importe », que peuvent avoir de commun ceux et celles pour qui c’est la possession de biens consommables qui prime, quand d’autres défendent la primauté de l’égalité. Qu’ont en commun des jeunes qui se définissent par les marques de leurs chaussures et vêtements et d’autres qui estiment que la réussite scolaire doit être leur seul objectif ? Peut-on réellement fédérer au sein d’une même catégorie sociale ceux qui pensent que l’argent est une valeur en soi et ceux qui affirment qu’il ne fait pas le bonheur…

En d’autres termes, si, bon an mal an, notre société trouvait jadis des boussoles partagées dans des valeurs quasi-institutionnalisées – liberté, égalité, fraternité…–, nous sommes aujourd’hui face à un constat d’éclatement de ces boussoles au profit de normes qui semblent avoir parfois remplacer les valeurs. Le fait de paraitre et de posséder parait, de ce point de vue, avoir surplombé à certains endroits le fait d’être et de penser…

Pour faire société, – et rencontre intergénérationnelle – il importe indéniablement de reconstruire du sens commun.

Nous avons choisi, pour illustrer cet enjeu contemporain, de nous pencher sur l’analyse que propose Joëlle Bordet, dans son ouvrage « Oui à une société avec les jeunes des cités ! Sortir de la spirale sécuritaire », où l’auteur tente, malgré les dysfonctionnements qu’elle observe dans les cités sensibles au sein desquelles elle œuvre, de réaffirmer la nécessité d’un « Vivre ensemble » co-construit.198

En dénonçant vivement les stigmatisations radicales dont sont victimes les jeunes des quartiers, et sans toutefois minimiser ou ignorer les dérives et les dysfonctionnements des cités, Joëlle Bordet élabore, au fil de son ouvrage, des propositions novatrices qui ferment définitivement la porte aux regards fatalistes et résignés parfois posés sur les banlieues.

L’objectif du propos est clairement énoncé : il s’agit de sortir de la spirale sécuritaire et des logiques de méfiance interindividuelle pour aborder autrement les principes qui régissent le « Vivre ensemble » dansles quartiers d’habitat social. La démarche adoptée pour parvenir à cette fin relève de la démonstration : partant d’éléments psychosociologiques et contextuels avérés ou ressentis – les histoires collectives et individuelles des habitants ; les appartenances idéologiques et spatiales ; les obstacles rencontrés par les familles ;

198 BORDET (Joëlle), Oui à une société avec les jeunes des cités ! Sortir de la spirale sécuritaire, Editions de l’Atelier, Paris, 2007.

les liens inter-générationnels ; l’urbanisme ; la « mise en place » des professionnels et des institutions… – , l’auteur invite en premier lieu à la prise de distance permettant l’analyse objective, puis elle décortique méthodiquement quelques illustrations porteuses de sens partagé.

« Faire grandir les enfants » dans un environnement au sein duquel tout un chacun est reconnu pour ce qu’il est, pour ce qu’il apporte et pour ce qu’il peut attendre de l’autre, telle pourrait être la proposition qui s’inscrit en filigrane du texte. Pour appuyer la démonstration, Joëlle Bordet ouvre quatre champs qui représentent, selon elle, des enjeux éducatifs primordiaux : l’école, la justice, la culture et le quartier.

A partir de ces quatre perspectives, elle dessine les contours d’un « Vivre ensemble » plus solidaire, plus partagé, plus démocratique… parce que défini et expérimenté de façon collective et concertée.

Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur pose les principes sur lesquels s’appuieront ensuite ses illustrations. Sont ainsi évoqués des éléments explicatifs qui échappent parfois aux intentions d’immédiateté ou d’efficacité de certains projets éducatifs : la nécessaire prise en compte des parcours de vie souvent douloureux des habitants des quartiers ; la difficile projection des jeunes dans un ailleurs qui supposerait de s’être préalablement forgé une autonomie solide ; la construction progressive d’une distance appropriée entre adultes et jeunes pour que chacun puisse tenir son rôle…

« Chaque génération d’adultes a la responsabilité d’accueillir les adolescents, de refaire" société " avec eux, d’être présents pour leur permettre d’exister. »

Etre en capacité de s’associer à une responsabilité éducative collective demande, pour tous lesadultes, d’être confiants en eux-mêmes et de se sentir légitimes à agir. Ce sentiment d’estime de soi – différent chez chacun selon son histoire de vie, son rapport aux autres, son appropriation des faits et des représentations… – est un préalable nécessaire à toute implication éducative collective. Joëlle Bordet insiste sur le fait que cette construction très personnelle est difficile dans un contexte de relégation et de rupture sociale et souvent spatiale.

Pour inscrire clairement son travail dans une perspective de redéfinition démocratique, Joëlle Bordet identifie, dans son second chapitre, les risques que prendrait notre société à laisser s’installer l’idée de deux mondes parallèles, régis par des règles différentes. Elle met en garde contre les politiques du « tout répressif » et « tout sécuritaire »qui ne peuvent que diviser, catégoriser, cloisonner, opposer…

Elle insiste sur l’impérieuse nécessité d’affirmer et de maintenir toujours le lien social qui unit les hommes et qui leur permet, au-delà de leurs différences – familiales, économiques, professionnelles, culturelles –, de générer des solidarités plus que de l’exclusion.«Renoncer

au développement social des quartiers serait lourd de conséquences. Cette attitude […] serait le signe d’une rupture du lien de solidarité entre les citoyens que doivent garantir l’Etat et les institutions… »

Dans la seconde partie du livre, les convictions et les principes sont soumis à l’épreuve du terrain. Le pragmatisme de l’auteur atteste de son expérience dans les quartiers. Nous ne viendrons pas ici dans le détail des études de cas proposées, mais force est de constater que, quels que soient les champs privilégiés – L’école, la justice, la culture, le quartier –, les conditions recherchées du sens et de la réussite du projet entrepris sont toujours de même nature.

La reconnaissance de l’autre se place en maître mot et n’est jamais présentée comme allant de soi pour celui qui en a le plus besoin. Ainsi, le facteur temps, qui permet le cheminement progressif, la confiance réciproque, la construction et l’appropriation, est toujours présent. On retrouve également, de façon constante, une oscillation entre la visée collective et la singularité des situations et des questionnements de chacun : la dimension collective est cruciale mais elle ne vise jamais à uniformiser les histoires de vie qui permettent à chacun de se construire.

Pour les Mouvements d’éducation populaire qui représentent notre terrain privilégié de recherche et qui, depuis quelques années déjà, s’interrogent de façon récurrente sur les modalités pertinentes d’intégration et de prise en compte des jeunes, l’ouvrage met en évidence au moins deux principes incontournables :

- D’une part, le rapport intergénérationnel ne peut plus se penser dans une logique de« transmission éducative par héritage » : le rôle des adultes en direction des plus jeunes n’en est pas moindre, mais doit être redéfini, réinventé.

- D’autre part, aucune institution n’est légitime à porter seule les questions éducatives, et l’accompagnement dont ont besoin les enfants et les jeunes pour grandir relève incontestablement d’une responsabilité collective.

Si elle s’exprime avec beaucoup d’optimisme, Joëlle Bordet ne verse cependant jamais dans une projection fictive ou irréaliste. On pressent derrière les lignes une femme engagée, mais surtout passionnée qui, par le récit de ses rencontres, par sa connaissance fine des gens et de leurs espaces de vie, par l’analyse de ses observations et expérimentations de terrain, réussit à convaincre le lecteur que la transformation sociale est non seulement nécessaire mais toujours possible si l’on se donne collectivement les moyens de réunir a minima deux conditions : un véritablement engagement éducatif co-porté par les adultes en présence pour faire grandir les enfants et un travail structurel de fond visant à optimiser les conditions de vie des personnes les plus précarisées.

Chapitre 3 : Une expérience inédite daccompagnement