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Des processus de construction qui engendrent des besoins particuliers

un fondement philosophique qui conforte la réflexion sociologique

Chapitre 2 : Adolescence et jeunesse

2.2 Des processus de construction qui engendrent des besoins particuliers

Dans un contexte social peu stable au sein duquel les mutations sont nombreuses et rapides, la projection n’est pas simple pour ceux et celles qui ont encore à construire leurs parcours personnel, social, professionnel…

90Ibid p. 29.

Le chemin est forcément semé d’embûches, l’idée d’une société de plus en plus individualiste est véhiculée partout... Pour mieux comprendre la façon dont peuvent se construire les itinéraires de jeunes, nous allons tenter de regarder ici ce que nous savons aujourd’hui de la spécificité de leurs besoins.

La réflexion de Jacques Ion92 sur ces questions nous semble tout à fait intéressante. De façon très schématique et résumée, il dit qu’il est plus que temps de tordre le coup à cette idée d’un individualisme grandissant qui bouleverserait alors la construction même des individus et leurs comportements. Selon lui, il y a plus 200 ans que cette même idée est véhiculée. Pour Jacques Ion, c’est notre société qui est en profonde mutation et c’est bien le contexte sociétal qui engendre des constructions identitaires d’une autre configuration. En ce sens, ce ne sont donc pas les gens qui sont de plus en plus individualistes.

Ce que l’on peut constater en revanche, c’est qu’il existe aujourd’hui deux processus dont nous devons tenir compte dans les constructions des individus. Les travaux de Jacques Ion qui ne sont pas spécifiques à la jeunesse lorsqu’il évoque ces processus complémentaires, mais il donne néanmoins des éclairages intéressants pour nourrir la réflexion sur le sens des politiques jeunesse : d’une part un processus d’individuation, d’autre part, un processus de valorisation de l’autonomie, une sorte d’injonction à être soi-même.

Insistons bien sur le fait que ces mouvements n’ont rien à voir avec une montée de l’individualisme, mais ils participent du constat que la définition sociale des individus est de moins en moins fondée sur des appartenances ou sur des statuts et qu’il importe aujourd’hui de prendre en compte des dimensions individuelles non réductibles au statut des uns et des autres… des jeunes comme des moins jeunes.

« Dans la lignée des propositions de François de Singly, Jacques Ion décrit le processus d’individuation de notre époque comme le fruit d’un passage de " l’individu anonyme " issu des Lumières (individu abstrait caractérisé avant tout par un rôle et un statut) à " l’individu singulier " de la modernité (individu réflexif valorisé par ses spécificités) »93 nous dit Antoine Dore, dans une brève recension d’un récent ouvrage du sociologue.

Cette définition sociale des individus qui fait de plus en plus l’économie des critères d’appartenances ou de statuts reflète implicitement la distinction sociologique établie entre formes communautaires et formes sociétaires, distinction singulière qui met en relief les mutations sociales qui ont façonné le siècle dernier.

Dans son ouvrage «La crise des identités»94, Claude Dubar évoque cette nouvelle

92Jacques Ion est sociologue. Aujourd’hui retraité, il était au moment de nos travaux Directeur de recherches au CNRS, membre du Centre de recherches et d'études sociologiques appliquées de la Loire (Crésal).

93 DORE (Antoine), « Jacques Ion,S'engager dans une société d'individus »,Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2012, mis en ligne le 12 novembre 2012. URL : http://lectures.revues.org/9794

disjonction. Il explique que les groupements appelés «communautés» sont «considérés comme des systèmes de places et de noms pré-assignés aux individus et se reproduisant à l’identique à travers les générations.» Ainsi, chaque individu est principalement défini à travers son appartenance, via son statut de «membre» au sein de sa communauté. Le collectif s’impose donc comme le vecteur majeur de toute caractérisation identitaire individuelle. Les secondes formes en émergence sont nommées formes sociétaires. Selon Claude Dubar, «elles supposent l’existence de collectifs multiples, variables, éphémères auxquels les individus adhèrent pour des périodes limitées et qui leur fournissent des ressources d’identification qu’ils gèrent de manière diverse et provisoire.»95

Ainsi, le vecteur «appartenance» devient véritablement polymorphe supposant ainsi une variété de modalités d’identifications et de statuts définissant chaque individu et qui permet de comprendre en quoi l’appartenance collective n’est plus le pilier univoque d’identification individuelle. Economie inédite qui laisse une place nouvelle au «je» de tout un chacun, rejoignant ainsi l’idée de Jacques Ion qui met en lumière un processus d’individuation combiné à un processus de valorisation de l’autonomie.

Dans cette démonstration, ce qui nous importe ici, c’est de bien prendre en compte le fait que le jeune, quel qu’il soit, ne peut pas se définir uniquement par ses appartenances et par ses statuts : il est autre chose, autre chose de singulier, qu’il a besoin de construire, autre chose de singulier qu’il a besoin de pouvoir exprimer. Il est une individualité à part entière. Parallèlement à ce processus d’individuation, nous constatons, à divers niveaux sociaux et de façon incontestablement grandissante, un processus de valorisation de l’autonomie, dans lequel le jeune se perd parfois, parce la demande sociale a quelque fois tendance à oublier que l’autonomie ne se décrète pas, ne « tombe pas sur la tête des jeunes au matin de leur majorité »… que l’autonomie s’apprend, s’accompagne. Son apprentissage demande un cheminement qui n’est pas toujours aisé ; demande aussi peut-être d’accepter d’expérimenter l’échec.

Si, dans notre propos, nous estimons effectivement que la globalisation du terme jeunesse nuit à la construction de l’individu, donc à la construction de la singularité de chaque jeune, nous devons alors compléter cette posture par quelques éléments.

Le jeune a besoin de se construire une identité, mais cette construction nécessite un certain nombre d’étapes.

François de Singly publie en 2006, un ouvrage tout à fait éclairant, qui décrit ces étapes : « Les adonaissants »96. Il évoque spécifiquement cette classe d’âge préadolescente, difficile

95Ibid. La crise des identités

aujourd’hui à caractériser parce que d’un côté, on a de temps en temps le sentiment d’être auprès de très grands et que de l’autre on a parfois le sentiment d’être auprès de tout petits ! Dans son ouvrage, François de Singly explique la façon dont les jeunes vont passer par un entre-soi adolescent pour accéder, au final, à la capacité de devenir eux-mêmes. Ce cheminement suppose une distanciation par rapport à l’espace familial, une prise de recul, mais passe également par le besoin de se rattacher à un nouveau collectif, et notamment le groupe de copains, le groupe de pairs.

Tantôt perçus comme des enfants, tantôt comme des adultes, la place et le statut des jeunes adolescents dans notre société questionnent leurs parents en premier lieu, leurs enseignants et plus largement ceux et celles qui, via leurs fonctions éducatives, les côtoient et les accompagnent. Pour apporter au débat une contribution originale forçant les acteurs éducatifs à revisiter leurs projets en direction des 10/14 ans, François de Singly propose un concept nouveau : l’adonaissance, qu’il définit comme un mouvement centré sur la déstabilisation du primat de l’appartenance familiale primaire. Ce n’est pas par un bornage d’âges qu’il construit cette catégorie nouvelle, mais par l’accès à un nouvel espace de vie : le collège. Sa posture de départ est claire : « Les adonaissants ne se prennent pas pour des adultes et ne revendiquent pas ce statut. Ils ne sont pas pressés de le devenir. Ils veulent être reconnus comme « jeunes » et ils apprécient ce moment de l’existence. »97

L’auteur s’attache, dans la première partie de son ouvrage, à déconstruire bon nombre de représentations élaborées, selon lui, sur la base du traitement erroné de l’information observable. Ainsi, il invalide successivement la théorie de « l’enfant roi », celle de « l’enfance oubliée » qui mettrait en cause les adultes qui accordent des pouvoirs de grands aux petits, celle, enfin, d’une jeunesse rebelle en opposition systématique aux générations qui la précèdent.

Le travail de recherche réalisé par le sociologue met l’accent sur des parcours de vie, sur des cheminements de jeunes : ce choix méthodologique procède d’une volonté claire de promouvoir « le droit à l’individualisation », également nommée individuation chez d’autres chercheurs. En effet, la ligne directrice du texte est bien celle-ci : les jeunes adolescents ne peuvent attendre leur majorité pour se construire en tant qu’individu. Ils revendiquent donc la création d’espaces d’autonomie au sein desquels ils peuvent être reconnus comme jeunes et non comme « fils de » ou « fille de ». « Il faut reconnaître au jeune des territoires personnels où il apprend l’autonomie».

Cette évolution statutaire du jeune génère incontestablement des transformations de son environnement social : ainsi, l’interprétation des besoins des jeunes mérite d’être revisitée, les modalités d’accompagnement d’être repensées, les définitions éducatives d’être reposées.

Dénonçant à plusieurs reprises les raisonnements qui confondent les parties et le tout, l’auteur met en évidence les natures doubles provisoires des jeunes grand et petit ;dépendant et

indépendant ; libre et protégé… . Pour accéder à un statut d’individu autonome, responsable, en capacité de parler en son nom, l’oscillation entre des appartenances et des reconnaissances différenciées n’est pas seulement concevable, mais foncièrement nécessaire pour la construction identitaire de chaque jeune, sans que cette alternance ne puisse être taxée de produire du laxisme éducatif, des pertes de repères, des lacunes d’autorités, des démissions parentales…

François de Singly s’attarde sur un point qui nous paraît particulièrement intéressant pour alimenter aujourd’hui le débat autour de ces questions dans le champ de l’éducation populaire: il met en évidence l’importance du collectif dans la construction de chaque jeune. Pour être en capacité de penser « je », les adonaissants s’impliquent dans un double mouvement : ils prennent leurs distances par rapport au « nous familial », qui jusqu’alors induisait leurs comportements et leurs modes de pensée, et parallèlement, cherchent à être englobés dans un « nous générationnel »au sein duquel ils vont se confronter à un nouveau collectif. C’est au sein de cet espace nouveau que chacun va alors pouvoir construire son image de soi et son rapport aux autres. En ce sens, l’entre-soi générationnel que promeut François de Singly n’est pas un espace d’opposition, mais bien une sphère de construction, d’expérimentation, de confrontation…

Dans ses seconde et troisième parties, la recherche présentée dans l’ouvrage croise le modèle conceptuel de l’adonaissance tel que nous venons de le reposer – aux milieux dans lesquels évoluent les jeunes qui le traversent milieu cadre ; milieu populaire , insistant fortement sur la nécessité, pour les adultes éducateurs, de savoir s’emparer de nouvelles clés de lecture, pour être en capacité de décrypter des besoins émergents chez les jeunes, et pour éviter des réponses qui ne seraient pas en phase avec le projet éducatif souhaité.

Pour les acteurs contemporains de l’éducation, professionnels, parents et politiques, comme probablement pour tous ceux qui sont convaincus de la richesse que représentent les jeunesses pour notre société, cet ouvrage permet de mieux saisir le sens des paradoxes au sein desquels se construisent les adolescents. L’enjeu essentiel de la démonstration réside dans le fait de réussir à faire bouger les lignes éducatives de ceux qui ont l’ambition de former, d’accompagner, de valoriser…

Au-delà de cette nécessité, l’ouvrage est riche d’enseignements pour rendre pertinentes des politiques jeunesse parfois en mal de réels positionnements éducatifs. Les convictions qui nous animent, qui privilégient les conceptions co-éducatives évitant ainsi les juxtapositions d’approches sectorisées, peuvent aisément se nourrir des éléments fournis par les analyses de du sociologue. Les monographies qu’il nous propose croisent incontestablement les propos recueillis de façon informelle par tous ceux qui côtoient des préadolescents et offrent des prolongements explicatifs à leurs propres ressentis. En d’autres termes, le choix fait par

l’auteur d’exprimer la traversée de l’adonaissance par des « paroles d’acteurs » associées à des analyses psychosociologiques fait largement écho aux façons de fonctionner des professionnels que nous rencontrons dans nos démarches de recherches appliquées : en allers retours perpétuels entre le terrain et l’analyse.

La démonstration est intéressante parce qu’elle montre bien le paradoxe dans lequel se construit le jeune. C’est le propre de toute la crise adolescente. A un moment, le jeune a besoin de se distinguer, de prendre du recul, mais cette prise de recul se doit d’être sécurisée, il faut qu’elle ait lieu dans un cadre où l’on sait que l’on peut toujours faire machine arrière. Petit à petit, l’envie de se marginaliser, de se différencier, pour pouvoir dire qui l’on est, est forte. Mais avant de se singulariser réellement, le jeune a surtout besoin de ressembler le plus possible au groupe de copains.

C’est pour cela que l’un des besoins des jeunes adolescents relève avant tout de la volonté d’être respecté en tant que groupe de jeunes. Le groupe, la bande de jeunes sont très étonnants dans la façon dont ils sont regardés, parce qu’ils ont souvent tendance à faire peur : cette bande fait peur parce qu’il y a regroupement, elle fait peur parce qu’elle est stigmatisée par la presse, elle fait peur du fait de ces phénomènes de globalisation dont on a parlé… Elle fait peur aussi parce que nous sommes clairement aujourd’hui dans une société qui a tendance à regarder un groupe d’individus toujours en opposition par rapport à un autre.

Or, ce groupe, pour le jeune, constitue un espace de construction absolument essentiel, un espace de construction au sein duquel l’adulte n’a pas à siéger, au sein duquel, le jeune, par lui-même va se construire en rapport à l’image qu’il a ou qu’il veut avoir dans le groupe. Il est tout à fait envisageable alors de voir des jeunes appartenir à des groupes au sein desquels ils vont se construire une image que leurs parents auront du mal à reconnaître. Ce n’est pas facile pour la famille de voir ce jeune prendre le large, de voir ce jeune appartenir ou être englobé à un moment dans un petit groupe qui va l’aider à se construire. Or, c’est fondamental que l’adulte puisse à un moment s’effacer au profit de cela…

De façon très complémentaire, pendant cette construction, le jeune a aussi besoin d’être reconnu et d’être valorisé. Il ne s’agit pas ici d’une spécificité de la jeunesse mais si l’idée est communément admise chez les adultes, il s’avère qu’elle est souvent banalisée chez les enfants et chez les jeunes.

Le jeune, si l’on admet qu’il a besoin de se construire sur ce qu’il est, a aussi besoin de voir que l’adulte a confiance en lui, de voir que la collectivité est susceptible de l’écouter pour ce qu’il a à dire, de voir qu’il a le même droit d’expression que d’autres, de savoir que même si son expérience est moindre de par son jeune âge, ses propositions sont aussi légitimes et « entendables » que celles de ses aînés.

De la même façon, il a besoin d’être contré aussi, de savoir que s’il y a impossibilité de poursuivre son projet, il aura des explications et pas uniquement une fin de non-recevoir.

Ne confondons pas : nous ne sommes pas ici dans un espace de démagogie dont la collectivité pourrait entourer le ou les jeune(s) : ce n’est pas de leurre dont il s’agit.

Mais en revanche, le jeune, si l’on prend soin de l’écouter de façon objective et pour ce que sont ses propos, il importe également de prendre soin de penser qu’il est en capacité de comprendre pourquoi on lui dit non. Il est en capacité de comprendre l’argumentaire, il est en capacité de débattre, de se positionner dans un rôle d’interlocuteur au même titre que ses aînés.

2.3 Des façons dagir et dêtre peu conformes à celles des