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CHAPITRE 7 – ANALYSE GÉNÉRALE ET DISCUSSION

7.2 Une saillance abstraite, une technicité certaine

Notre deuxième sous-hypothèse prévoyait une dynamique « bruyante » pour l’exercice du pouvoir politique des entreprises réclamant les APS. Or, nos recherches ne supportent pas vraiment l’hypothèse. Elles ne nous permettent d’exclure ni le modèle de Quiet Politics de Culpepper ni celui des Noisy Politics de Keller, bien qu’aucun des deux n’explique bien le cas des APS du point de vue de la saillance. Voilà qui indique peut-être une opportunité de raffiner sa conceptualisation, dans l’esprit du « cas d’orientation ».

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S’il nous fallait trancher, nous pencherions même vers une application partielle du modèle de Culpepper. Rappelons évidemment la distinction entre la grande saillance du thème des scandales de corruption de SNC (1812 mentions depuis 2011, en date du 16 mai 2018) et la relativement faible saillance des APS comme solution de politique publique que l’on pourrait importer au Canada (que 59 mentions pour la même période). Plus encore, et conformément au modèle de Quiet Politics, la controverse autour des APS a augmenté –bien que légèrement- lorsque le débat s’est formalisé à la Chambre des communes, et surtout au Comité permanent des finances. Des députés, y compris un représentant du parti au pouvoir, ont soulevé des doutes quant à la transparence du processus pour changer le Code criminel en plus de mentionner spontanément tous les arguments défavorables aux APS. Les médias ont même explicitement rapporté cet épisode en pleine période d’adoption de budget comme une tentative d’adoption « silencieuse » d’un enjeu controversé (Blatchford 2018). Cependant, même si les principaux journaux ont accueilli quelques débats sur les risques des APS en 2015, la grande majorité de la couverture relayait les arguments corporatistes destinés aux lecteurs des pages économiques.

Malgré cette saillance modérée et le potentiel de controverse d’un changement du Code criminel à l’avantage des entreprises, le lobby corporatif a obtenu la politique publique de son choix. À la défense du modèle de Culpepper, peut-être que le niveau requis de saillance n’était simplement pas atteint. Ce qui mène à une question cruciale : quel niveau de saillance est suffisant pour œuvrer hors des Quiet Politics? Culpepper nous donne un vague indice en préface lorsqu’il indique que les « politiciens écouteront leurs électeurs, mais seulement lorsque le volume du débat est augmenté à son niveau le plus bruyant » (2011 : préface). Inversement, lorsque les principaux journaux couvrent un enjeu en moyenne « qu’une fois par mois », celui-ci ne serait pas sur le radar des politiciens et du public (2011 : 59, 221). Si cette dernière estimation semble raisonnable comme règle générale, la fixation d’un repère quantitatif sera toujours arbitraire. Comme nous l’avons démontré, il existe aussi une grande différence entre la saillance de l’enjeu politique au sens large, soit les scandales et la réputation de SNC, et celle qui se réfère plus spécifiquement aux nouveaux instruments de politique publique que sont les APS. De plus, il semble y avoir une différence qualitative entre

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une plus grande saillance dans les pages économiques de grands journaux et une bien moindre couverture dans les pages d’intérêt général. Plus que le nombre d’articles de médias, il faut donc apprécier la saillance qualitativement et sur l’enjeu précis de politique publique.

À noter que certaines variables du modèle de Noisy Politics de Keller s’appliquent en l’espèce, mais de façon contradictoire. SNC-Lavalin et les lobbys d’affaires anticipent possiblement un débat public sur les APS et prennent soin de financer une étude de l’IRPP pour se munir d’arguments. Cependant, il est difficile pour les entreprises concernées d’anticiper si les hauts- fonctionnaires seront plus réceptifs à leurs arguments que les politiciens. Dans le cas canadien, la haute fonctionnaire qui a témoigné sur les APS démontrait un appui très prononcé alors que les élus se sont montrés sceptiques. Le modèle des Noisy Politics aurait probablement prédit l’inverse. Enfin, Keller, Bell et Hindmoor pourraient argumenter que l’adoption d’APS démontre l’importance de l’articulation des arguments par les acteurs dans une perspective constructiviste. Sur ce point, il est toutefois utile de rappeler que Quiet Politics reconnaissait déjà le poids des idées et du cadrage. Culpepper y réfère précisément et le définit comme des "modifications subtiles de la déclaration ou de la présentation du jugement et des problèmes de choix" (2011 : 10). Il anticipe que les lobbys d’affaires seront fortement incités à lier leurs propres intérêts aux intérêts plus larges de « l'économie nationale ». En se penchant sur des cas de maintien des sièges sociaux, il décrit exactement ce qu’a fait SNC dans le contexte qui nous occupe:

“where managers are interested in blocking hostile takeovers, they will employ metaphors that highlight the “unfair” vulnerability of their firms to foreign competition and the consequent threats to national economic independence.” (2011: 10, voir aussi 40)

Nous ne pensons donc pas que le modèle de Culpepper sous-estime le poids des idées, des discours ou des acteurs. À en juger par nos recherches, il est même optimiste quant à la capacité des journalistes de mettre en doute les discours des lobbys d’affaires (Culpepper 2011 : 10, 178). En l’espèce, les arguments des lobbys d’affaires ont été relayés beaucoup plus favorablement et fréquemment par les médias que les opinions des experts émettant des doutes sur les APS.

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La définition et la mesure de la saillance pourraient évoluer selon la notion de « degré d’attention du public » (Woll 2013 : 559) qui réfère à bien plus que la couverture médiatique comme seule mesure “proxy”. Une piste de recherche intéressante serait une mesure de la complexité ou de la technicité des enjeux. Dans le cadre de recherches sur le lobbying, par exemple, le Linguistic Inquiry and Word Count (LIWC) est parfois utilisé pour évaluer la complexité de ce qui est demandé dans une consultation réglementaire (Owens et Wedeking 2011). Son application aux modèles de pouvoir corporatif est bienvenue et devrait inspirer de plus amples recherches. Comme l’indiquait Culpepper dans l’un de ses chapitres, « il est beaucoup plus facile de saisir la portée d’une rémunération de $165 millions de dollars en compensations individuelles plutôt que de comprendre les subtilités des offres d’achat hostiles, même si le deuxième élément risque d’avoir de plus grandes conséquences distributives que la rémunération des dirigeants » (Culpepper 2011 : 147 [tr.]). Culpepper accorde donc une importance à la complexité qui gagnerait à être développée : celle-ci pouvant occulter l’importance « distributive » des enjeux publics. Là encore, l’impact des politiques publiques sur la distribution des ressources pourrait être étudié davantage. En matière anticorruption, il est possible que les citoyens soient moins concernés par l’imputabilité des entreprises pour des crimes commis à l’étranger que par l’économie nationale ou l’imputabilité pour les crimes avec victimes canadiennes. Sans présumer la mauvaise foi de quiconque, nous référons au passage aux travaux du philosophe Peter Singer qui démontre notamment que la moralité est aussi une affaire de distance. Il serait plausible que la saillance le soit également.