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CHAPITRE 3 – ANALYSE CRITIQUE DES APS COMME NOUVEAUX INSTRUMENTS

3.2 Analyse critique des désavantages des APS

La section qui suit démontre que les critiques académiques et les études empiriques font des APS des instruments pour le moins controversés. Les chercheurs pensent notamment que les APS amenuisent l’effet dissuasif du droit criminel, menacent l’indépendance des procureurs en plus de miner la primauté du droit [Rule of law]. Découlant de cet accroc à la primauté du droit, les APS présentent aussi un risque que les citoyens y voient une inégalité dans l’application du droit criminel et qu’ils aient moins confiance envers leurs institutions.

3.2.1 Les APS viennent miner la primauté du droit

Les APS sont un affront au principe de la primauté du droit en ce qu’ils permettent soit aux entreprises « too big to jail » d’être au-dessus des lois (p. ex, Steinzor 2015), soit aux procureurs d’abuser de leurs pouvoirs et d’extorquer des pénalités financières de la part de très grandes entreprises, sensibles au risque réputationnel (Epstein 2006, 2011).

Plusieurs experts plus favorables aux droits des actionnaires et aux entreprises jugent que les APS confèrent un pouvoir discrétionnaire démesuré aux procureurs. Un chercheur américain affirme par exemple que l'utilisation des APS érode les protections les plus élémentaires du droit pénal, en transformant le procureur en juge et en jury, sapant les principes de séparation des pouvoirs (Epstein 2006, 2011, voir aussi Barkow et Barkow 2011). Comme la clémence ou la sévérité des APS peut grandement varier d’un cas à l’autre, ces auteurs s’inquiètent aussi de l’effet sur la cohérence du droit si la révision judiciaire est minimale. Les APS ne sont effectivement pas source de jurisprudence : ils ne mènent donc pas à des décisions juridiques

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éclairantes et autoritaires pour la communauté. Contrairement à une décision sur le fond, suivant un procès, ou sur la peine, suivant un plaidoyer de culpabilité.

Le changement de dynamique que provoquent les APS quant à la primauté du droit et au travail des procureurs n’inquiète pas que les auteurs concernés par la liberté d’entreprise. La professeure de droit Rena Steinzor (2015) y voit un risque de taxe à la corruption –nous y reviendrons ci-dessous-, tout comme le professeur Garrett qui évoque le risque du « too big to jail » (2014). L’enquêteur journalistique et auteur Jessie Eisinger, déjà primé d’un prix Pulitzer pour sa couverture de la crise économique de 2007-2009 amène la logique de l’affront à la primauté du droit encore plus loin. Il démontre comment les APS menacent l’indépendance et l’expertise des procureurs (2018). Au terme de centaines d’entrevues avec des procureurs, juges et autres acteurs du milieu juridique, il ne craint pas particulièrement l’extorsion d’entreprises par le département de la justice. Au contraire, il démontre qu’il est beaucoup plus fréquent que les procureurs mettent fin à des poursuites ou renoncent à les entreprendre alors qu’ils ont confiance en leur mérite. Dans certains cas, ils optent pour un APS ou une entente de non-poursuite pour éviter le risque de perdre à procès, mais surtout par souci d’économie judiciaire. Plutôt que d’entreprendre un long et coûteux processus, ils récoltent ainsi les bénéfices moindres, mais immédiats, que pourrait offrir une entente sans aveu de culpabilité. Dans d’autres cas, plutôt que de « s’autocensurer », ils subissent les pressions du bureau politique du DOJ pour arriver à cette même fin. Et pour les mêmes raisons : la branche politique est d’autant plus hostile que les procureurs et enquêteurs de terrain au risque de défaite à procès. Elle est aussi plus favorable à l’obtention immédiate de pénalités comme démonstration tangible qu’un scandale a été adressé par les autorités, indépendamment des lacunes « qualitatives » de la conséquence. Enfin, M. Eisinger documente également le phénomène des portes tournantes entre le DOJ et les grands cabinets d’avocats ou de consultants. Il serait par exemple plus tentant de s’autocensurer comme procureur et d’offrir un APS si l’on compte par la suite poursuivre notre carrière dans les grands cabinets qui défendent les entreprises en bénéficiant. Sans compter que les APS, et les obligations de suivi juridique qu’elles confèrent, représentent d’importantes opportunités d’affaires pour les grands cabinets de défense. Les professeurs Brewster et Buell décrivent également cette réalité, tout en nuançant son impact sur l’indépendance des procureurs (2017).

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À tout événement, les APS soulèvent un questionnement sur l’autonomie bureaucratique des procureurs. La professeure de droit Rena Steinzor opine dans le même sens :

“When prosecutors become confused about their role in society, in their own minds and for public consumption or when they consult with economists who claim they are able to predict whether a criminal conviction will drive a giant firm out of business, they morph into policymakers determining the future rather than police ensuring consequences for the past. Conservatives are right to be discomfited, although they are wrong about the power dynamic. Many corporate counsel are undoubtedly laughing all the way back to the bank”. (Steinzor 2015 : 275)

Le problème des APS pour le rôle des procureurs implique d’autres dynamiques menaçant la confiance du public dans ses institutions et l’effet dissuasif du droit criminel (Reilly 2014).

3.2.2 Le risque pour la confiance du public dans ses institutions et les

problèmes de cohérence en droit criminel

Plusieurs auteurs remarquent une iniquité, une injustice ou encore le manquement de cohérence sociale qu’engendrent les APS. Le faible taux de condamnations des crimes corporatif est souvent comparé au très haut taux carcéral des États-Unis (Garrett 2014, Steinzor 2015). Même le très respecté juge Jed S. Rakoff du district Sud (financier) de New York, et ancien procureur de crimes économiques, a fait ce lien avec les APS :

“The third reason the department has sometimes given for not bringing these prosecutions is that to do so would itself harm the economy. Thus, Attorney General Eric Holder himself told Congress:

It does become difficult for us to prosecute them when we are hit with indications that if you do prosecute—if you do bring a criminal charge—it will have a negative impact on the national economy, perhaps even the world economy.

To a federal judge, who takes an oath to apply the law equally to rich and to poor, this excuse—sometimes labeled the “too big to jail” excuse—is disturbing, frankly, in what it says about the department’s apparent disregard for equality under the law.” [nos soulignements] (Rakoff 2014)

Les problèmes de cohérence qu’impliquent les APS vont au-delà des contrastes entre criminels individuels marginalisés et grandes entreprises multinationales. Le professeur Garrett a aussi identifié des tendances hautement problématiques au niveau des entités corporatives elles- mêmes. Les APS et ANP sont plus souvent accordés à des entités publiques que privés, et les petites sociétés ont proportionnellement moins de chance d’en obtenir. De surcroît, les

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entreprises nationales obtiennent plus souvent ces instruments conciliants que les sociétés étrangères (Garrett 2007, 2014). Le traitement différentiel des champions nationaux pourrait donc être une explication pertinente pour l’application même du droit criminel aux États-Unis.

3.2.3 Les APS comme menace à l'effet dissuasif du droit criminel et comme

taxe à la corruption

Le risque que les APS érodent l'effet dissuasif du droit criminel et pénal des sociétés est l'un des principaux arguments invoqués par ses critiques (Garrett 2014, Steinzor 2015, Eisinger 2018). D’accentuer la solution pécuniaire dans le régime d’imputabilité des entreprises pourrait effectivement transformer la lutte à la corruption en taxe à la corruption ou en justice de façade (Koehler 2010). L’appât du gain et la logique économique peuvent motiver les contrevenants à passer outre la loi afin d’obtenir des contrats lucratifs. Bien que la dynamique soit très difficile à chiffrer, une étude conclut à cet effet que les entreprises gagnent 11 dollars américains pour chaque dollar dépensé en pots-de-vin (Cheung et al. 2012).

Il y a donc un risque bien réel qu’une logique axée sur les amendes anticorruption nuise à l’environnement normatif des entreprises, notamment si cette logique diminue le ratio d’expectative des coûts/bénéfices de la corruption. Les amendes perçues peuvent paraître importantes en terme absolu, tout en étant secondaires en terme relatif, surtout si elles ne représentent qu’une petite partie des profits escomptés. Par exemple, l’entente américaine de non-poursuite accordée à HSBC comportait l'une des plus grosses amendes récoltées par les États-Unis en 2012, soit 1,9 milliard de dollars. Néanmoins, ces montants ne représentaient que 9% des profits avant impôts de HSBC pour 2012 (Rushe 2013). Des doutes planent toujours sur la conformité des pratiques d’HSBC. Plusieurs entreprises ont ainsi bénéficié d’un APS pour des accusations de FCPA tout en récidivant par la suite, telles que Halliburton, Biomet et Orthofix (deux sociétés pharmaceutiques) ou encore Marubeni, un conglomérat japonais (Koehler 2017a).

Au-delà des cas d’espèce, les données empiriques disponibles démontrent à quel point la pénalité pécuniaire est moins dissuasive que les restrictions d’opportunités d’affaires ou l’emprisonnement des dirigeants contrevenants. À ce sujet, l'école de gouvernance

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anticorruption Humboldt-Viadrina de Berlin a mené une enquête anonyme auprès de 1000 experts anticorruption du secteur public, du secteur des affaires et de la société civile (Schöberlein et al. 2012). Leur enquête a révélé que les deux meilleurs moyens de dissuader les entreprises de s’engager dans des dynamiques de corruption sont justement la criminalisation des dirigeants d’entreprises et la restriction des opportunités commerciales, telles que la suspension ou l'exclusion des contrats publics. Environ 70% des personnes interrogées estiment que ces deux sanctions ont un fort impact pour dissuader les entreprises contre la corruption. Seulement 5% d'entre elles pensent que ces sanctions plus sévères n’ont que peu d'impact sur le comportement des entreprises. Inversement, les amendes pénales se classent au 7e rang pour leur perception d’effet dissuasif. Seulement 38% des personnes interrogées estiment que les mesures pécuniaires ont un impact important sur le comportement des entreprises alors que jusqu'à 21% affirment qu'elles ont un impact « faible ».

Ces données, jointes aux rapports de l’OCDE présentés aux sections 2.4 démontrent donc le danger que représente le recours excessif aux amendes pour décourager la corruption si elles ne sont pas accompagnées de sanctions plus sévères comme les poursuites individuelles, les poursuites d’entités ou la restriction de leurs opportunités commerciales. Or, les travaux d’experts sur la question démontrent que les APS sont rarement associés à des poursuites individuelles alors que leur fonction même est d’atténuer l’effet d’une accusation sur les opportunités commerciales.

En principe, les APS exigent comme contreparties à leur signature que l’entreprise assiste les enquêteurs dans le dépôt d’accusations individuelles. Tel que le rapporte un représentant officiel du DOJ, pour que la loi ait un effet dissuasif, quelqu’un, quelque part, doit aller en prison (Corporate Crime reporter 2008). En pratique, cependant, les poursuites individuelles surviennent dans une minorité de cas où des APS sont accordés (Garrett 2014, Koehler 2015). Le professeur Garrett a chiffré cette proportion à seulement 35% des cas où des compagnies publiques ont obtenu des APS ou des accords de non-poursuite (Garrett 2014 : 83). En 2016, le DOJ a d’ailleurs mené le plus bas taux de poursuites contre le crime corporatif en 20 ans, enregistrant une chute de 40% selon le Transactional Records Access Clearinghouse (TRAC 2016).

CHAPITRE 4 – LE LOBBYING DE SNC ET DES