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Littérature pertinente pour l’imputabilité des entreprises en matière anticorruption

CHAPITRE 1 – REVUE DE LA LITTÉRATURE ET CADRE THÉORIQUE

1.5 Littérature pertinente pour l’imputabilité des entreprises en matière anticorruption

Nous révisons dans cette section les approches théoriques permettant de mieux aborder les dynamiques anticorruption afin d’évaluer l’effet que pourraient avoir les APS en la matière. Nous passons aussi en revue l’ampleur du problème de la corruption et les lacunes de l’application du droit criminel pour le combattre.

1.5.1 Ampleur de la corruption d’agents publics à l’étranger et effets

L’Institut de la Banque mondiale estimait en 2004 que le montant total des pots-de-vin annuels dans le monde était d’environ un billion de dollars US dans le monde (Rose-Ackerman, 2004). Plus récemment, Walton avançait sensiblement les mêmes estimations (2013 : 176). Il s’agirait pour Svensson d’environ 2 à 3% du PIB mondial annuel (2005 : 20). Ces importantes sommes se traduisent par des limites à la croissance des États en développement. Walton estime que ceux-ci pourraient en moyenne réduire de 75% leur taux de mortalité infantile et faire quadrupler le revenu moyen par habitant s’ils bénéficiaient de réformes structurantes anticorruption (2013 : 176).

1.5.2 Résumé de quelques leçons des approches économiques,

psychologiques et sociologiques

Devant un tel problème, diverses approches de la corruption tentent de mieux cerner les causes, conséquences et solutions possibles à la corruption. Elles ont en commun de chercher les incitatifs qui rendent la corruption plus ou moins probable. Comme l’indiquent Bardhan (2006) et Granovetter (2007 : 2), les approches économiques cherchent d’abord à : i) identifier les structures d’incitatifs qui rendent la corruption plus ou moins probable, et ii) évaluer les impacts de la corruption sur l’équilibre économique. Les études empiriques de la science économique auront non seulement démontré que la corruption est une externalité très répandue, mais aussi qu’elle est contre-productive et inefficiente, contrairement à ce que les anciennes recherches fonctionnalistes affirmaient. Les approches économiques sont ainsi fortement influencées par les théories du principal-agent, qui cherchent à augmenter les incitatifs à l’imputabilité et à réduire la discrétion pour contrer la corruption (Della Porta

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2011 : 3-4). Certaines approches économiques prendront également en compte la culture, comme Saint-Martin qui adopte une approche hybride : sociologique, économique et historique (2015 : 78-79).

Les approches psychologiques étudient les dynamiques de corruption sous le micro-angle des pratiques de rationalisation et de socialisation des individus (Anand et al. 2005). Elles cherchent à expliquer comment le citoyen moyen peut se retrouver pris dans des mécanismes de corruption, parfois avec une « compartimentalisation » de ses appréciations négatives de la corruption, parfois sans aucun relent de conscience. Elles se distinguent des autres approches plus « macro » en étudiant, comme matériau empirique, les processus de pensée des individus, ou encore leur socialisation par les organisations. Ainsi des observations sociologiques et psychologiques peuvent aussi être effectuées à plus grande échelle. C’est le cas de Baxter (2011) et Kwak (2014) qui se préoccupent du deep capture à l’échelle nationale ou même internationale, lorsqu’une idéologie fondée sur les valeurs du marché libéral devient prédominante culturellement. Ceux qui étudient la culture pourront interagir avec plusieurs conclusions des approches psychologiques, notamment quant aux procédés de neutralisation qui utilisent des éléments culturels comme stratégies pour adhérer à la corruption, ou pour isoler son impact sur l’éthique personnelle (Granovetter 2007).

Les incitatifs (coûts/bénéfices) des approches économiques seront également pris en compte dans les approches psychologiques. Certains, comme Darley, décèleront néanmoins que, contrairement à la théorie économique du choix rationnel, les individus agissent souvent irrationnellement lorsqu’ils sont sous pression (Darley 2005 : 1182-83). Ronald Sims a aussi démontré l’impact irrationnel du group think qui est très prévalent en matière de corruption et plus généralement en matière de mauvaise gouvernance des institutions également (Sims 1992). Par ailleurs, on observe les stratégies de socialisation déficientes et du group think dans toutes les sociétés, y compris les organisations occidentales. Les approches psychologiques devraient donc avoir d’importants échos sur l’imputabilité juridique. Elles démontrent que les « pommes pourries » ne sont pas nécessairement l’exception lorsque les processus de socialisation en place sont déficients ou lorsque les leaders n’envoient pas les bons messages (tone from the top). La recherche la plus récente en matière anticorruption souligne aussi

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l’importance de la socialisation plutôt que la « déviance » de certains individus isolés (Buell 2016, Soltes 2016).

1.5.3 L’importance de l’application du droit criminel pour lutter contre la

corruption

Une bonne application de la loi anticorruption devrait donc décourager les actes répréhensible du point de vue des incitatifs économiques, mais elle fait encore plus que cela. Le droit criminel donne le ton à partir de ce que la société considère comme un comportement attendu et un comportement offensant. Elle a aussi une fonction normative et culturelle, qui affecte la façon dont les individus et les sociétés considèrent la mesure anticorruption : comme une norme réelle ou secondaire. Persson, Rothstein et Teorell (2013) analysent le problème dans un passage qui mérite une citation directe:

“Rather, the rewards of corruption—and hence the existence of actors willing to enforce reform—should be expected to depend critically on how many other individuals in the same society that are expected to be corrupt. To the extent that corruption is the expected behavior, at least the short-term benefits of corruption are likely to outweigh the costs. Consequently, insofar as corruption is the expected behavior in a particular society, we should expect the key instruments to curb corruption in line with the principal–agent anticorruption framework—that is, monitoring devices and punishment regimes—to be largely ineffective since there will simply be no actors that have an incentive to enforce them. Important to note is that this holds true even if we assume perfect information and even if everyone condemns corruption and realizes that a less corrupt outcome would be more beneficial for the society at large. In short, in a context in which corruption is the rule rather than the exception, any anticorruption reform is likely to turn into a collective action problem of the “second order” (Ostrom 1998).” [nos soulignements] (Persson et al. 2013: 450-451)

Cette référence aux problèmes d’action collective invite à dépasser le seul calcul rationnel des incitatifs en étudiant la perception normative de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas. Les acteurs voudront éviter, pour reprendre les termes de Elinor Ostrom (1998), d’être des « outliers » lorsque la norme anticorruption est importante, et inversement, ils ne voudront pas être des « suckers » si elle est secondaire. Une grande partie de la solution à ce problème d'action collective consiste donc à faire en sorte que les acteurs prennent leurs responsabilités dans le suivi des ressources partagées. Dans ce cas, une intégrité partagée minimiserait les coûts de transaction et maximiserait la confiance du public. Quelles que soient les règles écrites, les autorités de surveillance sont tenues d’indiquer à tous les acteurs qu’elles sont

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vraiment importantes en pratique. Le niveau de mise en application de la loi indique si les comportements ciblés sont de « premier ordre » plutôt que de « second ordre », pour citer Persson et al. (2013).

Par exemple, même avec des campagnes anticorruption fréquentes et des lois plus sévères que celles de nombreux pays, la Chine a toujours un taux d’appréhension très faible. La faible application de la loi entrave grandement ses efforts de lutte contre la corruption (Li 2011). Étant donné que quelques affaires seulement ont été jugées au Canada en vertu de la Loi sur la

corruption d’agents publics étrangers (la LCAPE), nous verrons que la situation ne

s’améliore pas beaucoup, même en tenant compte de la taille de notre économie. En outre, plusieurs rapports d’examen par des pairs de l’Organisation de coopération et de développement économiques (l’OCDE) ont noté que les sanctions sont trop faibles pour être un moyen de dissuasion efficace en matière de corruption transnationale (OCDE 2015: 90). Un rapport conjoint de l'OCDE et de la Banque mondiale a été publié sur cette question spécifique, et il a souligné l'utilité de l'exclusion des contrats publics (debarment). Or, c’est précisément cette exclusion que le système APS vise à éviter (OCDE / Banque mondiale 2012). Un autre rapport récent de l'OCDE sur la législation des pays développés montre que, compte tenu des faibles conséquences de la corruption, une entreprise type serait toujours disposée à « investir » dans un programme de corruption étrangère « même si elle savait à l’avance que le pot-de-vin ou la corruption serait détectée et pénalisée » (OCDE 2016).

Plusieurs auteurs ont examiné comment les attentes de collaboration collective et légale sont affaiblies chez les acteurs du monde de la construction (Saint-Martin 2016) de l’extraction des ressources (Shaxson, 2007; Walton 2013b : 157), des contrats militaires (della Porta et Vannucci, 2012) ou de la finance (Baxter 2011). En matière de lutte à la corruption économique, Baxter (2011) ainsi que You et Khagram (2005 : 6) rappellent le besoin d’encadrer le lobbyisme et d’adresser le phénomène des portes tournantes qui mènent tant à la grande corruption qu’à la perte de confiance du public envers les institutions. Le rôle de l’État dans la régulation de l’économie et le contrôle des intérêts privés est un point crucial pour la confiance des citoyens. Il faut évidemment trouver le bon niveau qualitatif de régulation

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économique qui rehausserait cette confiance tant du public que du privé envers l’intervention étatique (Hopkin et Rodirguez-Pose 2007 : 201, Saint-Martin 2016).