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Une requalification de la notion d’œuvre cinématographique

Chapitre 2 – La chronologie des médias, un système à réformer pour l’industrie

A- Un nécessaire assouplissement du mécanisme

1. Une requalification de la notion d’œuvre cinématographique

La notion d’œuvre cinématographique est au cœur de la chronologie des médias puisqu’elle en constitue son point de départ, mais elle possède une définition archaïque, non uniforme au sein du droit de la cinématographie248. Le Code de la propriété intellectuelle l’absorbe dans la notion d’œuvre audiovisuelle249, tandis que le Code du cinéma et de l’image

248 Pascal KAMINA, supra note 9 p.51

animée ne lui donne pas de définition précise, si ce n’est son article L.231-1, relatif à l’exploitation des œuvres cinématographiques sous forme de vidéogrammes, qui fait référence au visa d’exploitation d’une telle œuvre dont la sortie en salles dépend250.

Les œuvres audiovisuelles sont quant à elles définies par un décret du 17 janvier 1990251 de manière hétérogène, selon un inventaire à la Prévert : œuvres cinématographiques de longue durée, journaux et émissions d’information, variétés, jeux, retransmissions sportives, messages publicitaires, services de télétexte, autopromotion ou encore télé- achat252.

La qualification d’œuvre cinématographique déclenche aujourd’hui le mécanisme de la chronologie des médias. En d’autres termes, si une œuvre n’est pas exploitée en salles, elle n’aura pas à respecter le calendrier d’exploitation imposé.

Tout en donnant le point de départ de la chronologie, la qualification déclenche également le système des aides à la création du CNC253. C’est à ce titre que certaines plateformes de SVOD telles que Netflix contournent la chronologie des médias, en ne proposant que des œuvres audiovisuelles, c’est-à-dire des œuvres qui ne sortent pas en salles pour ainsi pouvoir les proposer directement sur leur plateforme. La plateforme américaine a en effet les moyens financiers pour, et n’est pas dépendante des aides publiques : celle-ci investissait cinq milliards de dollars dans la production de contenus en 2016 contre 2,5 pour la chaîne HBO aux États-Unis la même année, puis six milliards de dollars l’année suivante254.

Cette distinction entre œuvre audiovisuelle et œuvre cinématographique fut également utilisée en France par la société de distribution Wild Bunch afin de diffuser le film

Welcome to New York d’Abel Ferrara en ligne, après une seule présentation en salle dans le

250 « Une œuvre cinématographique peut faire l'objet d'une exploitation sous forme de vidéogrammes destinés

à la vente ou à la location pour l'usage privé du public à l'expiration d'un délai de quatre mois à compter de la date de sa sortie en salles de spectacles cinématographiques »

251 Décret n°90-66 du 17 janvier 1990 pris pour application de la Loi Léotard 252 Ibid., article 4

253 Julien BRUNET, supra note 89 254 Alexandre JOUX, supra note 187

cadre du Festival de Cannes en 2014255. Le film étant en effet intégralement financé aux États-Unis, sans partenaire français, et pouvait dès lors se permettre de renoncer au statut d’œuvre cinématographique que seule une sortie en salles confère256.

Par cette dichotomie, de nombreuses dérives existent, et notamment celle dite de « sortie technique » : certains distributeurs choisissent de ne sortir un film en salles que pendant un certain laps de temps afin de bénéficier de la qualification d’œuvre cinématographique, et de bénéficier par exemple des aides financières du CNC. Netflix, afin de voir son œuvre Roma récompensée aux Oscars, a tenté d’utiliser cette technique mais en vain. Toutefois, bon nombre de films y sont parvenus en France : Tout est illuminé de Liev Schreiber en 2005, We don’t live here anymore de John Curran en 2004, ou encore Intruders de Juan Carlos Fresnadillo en 2011257.

Aujourd’hui, une telle distinction représente une véritable menace pour la chronologie des médias puisque celle-ci, par de nombreuses possibilités de contournement, s’en voit gravement fragilisée. En effet, une œuvre qui ne sort pas en salles peut tout à fait se retrouver directement sur une plateforme. Quid si la tendance s’inversait, et que, séduits par la plateforme, les réalisateurs et producteurs choisissaient de ne pas sortir leur œuvre en salles de cinéma ? Bong Joon-ho, réalisateur du film Okja produit par Netflix, a expliqué qu’il n’aurait pas pu faire son film sans la plateforme américaine, celle-ci lui ayant permis de concrétiser son projet à hauteur de 50 millions de dollars258.

De plus, distinguer les deux types d’œuvres semble obsolète. En effet, comment différencier une œuvre cinématographique d’une œuvre audiovisuelle à l’heure où les frères Coen ou encore Martin Scorsese réalisent des films qui ne seront disponibles que sur la plateforme américaine ? Quelle est la différence substantielle entre ces deux catégories

255 Avant, donc, la réglementation cannoise de 2017 imposant aux films sélectionnés de sortir en salles en dehors

du seul cadre du Festival.

256 Julien BRUNET, supra note 89

257 Christophe CHADEFAUD, « Les 5 sorties techniques les plus improbables » (2012) L’Express, [En ligne]

< https://www.lexpress.fr/diaporama/diapo-photo/culture/cinema/intruders-tout-est-illumine-ricky-bobby-les- rois-du-patin-we-don-t-live-here-anymore-les-5-sorties-techniques-les-plus-improbables_1070651.html> (consulté le 23 juin 2019)

258 Nicolas MADELAINE, « Le réalisateur de « Dunkerque » et de « Batman » torpille Netflix » (2017) Les

Echos [En ligne] <https://www.lesechos.fr/2017/07/le-realisateur-de-dunkerque-et-de-batman-torpille-netflix- 175032> (consulté le 3 janvier 2019)

d’œuvres, si ce n’est leur sortie ou non en salles de cinéma ? Julien Brunet, avocat au sein du cabinet De Gaulle Fleurance & Associés, souligne que cette dualité est représentative de la perception actuelle des spectateurs, qui ont eu tendance à considérer comme « film » l’œuvre diffusée en salles de cinéma. A l’heure des plateformes et des contenus exclusifs, cette représentation tend à devenir vétuste et pourrait bien changer dans l’esprit des consommateurs, si ce n’est déjà le cas.

Il apparaît dès lors important de ne plus prendre comme repère l’œuvre cinématographique pour voir fonctionner le mécanisme de la chronologie des médias, ou encore de ne pas faire dépendre la qualification d’œuvre cinématographique de la délivrance d’un visa d’exploitation, au risque de voir apparaître un marché à deux vitesses, entre un film suivant le circuit classique de la chronologie des médias, et un autre uniquement disponible en ligne légalement ou non (ou « e-film »)259 au détriment de la salle de cinéma et des acteurs

historiques de la filière. Une telle requalification permettrait dès lors de mieux intégrer les nouveaux acteurs à la chronologie des médias en évitant un tel contournement.

Afin d’optimiser la chronologie des médias actuelle, il apparaît également primordial d’accompagner la requalification des œuvres cinématographique d’un assouplissement, par une autorisation de procéder à des expérimentations de diffusion et d’exploitation. Celle-ci permettrait de comprendre quel modèle convient face au développement du numérique, tout en respectant l’exception culturelle française.