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Un nouveau modèle d’affaires centré sur l’exclusivité de contenus

Chapitre 2 – La chronologie des médias, un système à réformer pour l’industrie

A- L’irruption de nouveaux acteurs

1. Un nouveau modèle d’affaires centré sur l’exclusivité de contenus

Les plateformes de vidéo à la demande par abonnement sont apparues en France en 2005 avec Vodeo.TV165, mais n’ont connu un véritable essor qu’à partir de l’arrivée de Netflix sur le marché français en septembre 2014, suivi par Amazon Prime Vidéo en décembre 2016166.

Fondé en 1997 par Reed Hastings à Los Gatos en Californie, Netflix était initialement conçu comme un service de location de DVD par voie postale. La société choisit finalement de se tourner vers le marché de la SVOD en 2007167, et de diriger ses activités vers l’étranger dès 2010168. Depuis février 2019, elle compte plus de cinq millions d’abonnés169 sur le marché hexagonal seulement, la plaçant au rang de premier acteur SVOD

du pays.

Les plateformes de vidéo à la demande par abonnement telles que Netflix utilisent de vastes stratégies afin de limiter le taux de désabonnement des consommateurs170. Elles

choisissent en effet d’être attractives en proposant une vaste offre de contenus, accessible via le paiement d’un abonnement mensuel à bas prix (moins d’une dizaine d’euros171).

165 CSA et CNC, La vidéo à la demande par abonnement en France : Marché et stratégies des acteurs, Paris,

2018, p. 6 [En ligne] [En ligne] <https://www.cnc.fr/professionnels/etudes-et-rapports/etudes-prospectives/la- video-a-la-demande-par-abonnement-en-france--marche-et-strategies-des-acteurs_555777> (consulté le 14 mai 2019)

166 Ibid. p. 17

167 Julien BRUNET, supra note 89 168 Marc LE ROY, supra note 12

169 Caroline SALLE, Enguérand RENAULT, « Netflix dépasse la barre de 5 millions d’abonnés en France »

(2019) Le Figaro [En ligne] <http://www.lefigaro.fr/medias/2019/02/13/20004-20190213ARTFIG00119- netflix-depasse-la-barre-des-5-millions-d-abonnes-en-france.php> (consulté le 25 mai 2019)

170 CNC et CSA, supra note 165 p. 53 171 Ibid.

Ces contenus sont offerts aux consommateurs par le biais d’algorithmes savamment mis en place. Grâce à ces derniers, l’opérateur américain récolte les données personnelles de ses abonnés afin d’identifier leurs goûts à travers leurs habitudes de consommation, lui permettant de leur proposer un genre de film en adéquation avec leurs attentes. Cette nouvelle manière de faire est bien différente de celle des diffuseurs traditionnels : d’un modèle centré sur la demande (« bottom-up ») et non plus sur l’offre (« top-down »)172, la plateforme révolutionne les modes de consommation en construisant son offre sur la demande des consommateurs, à partir des données que ceux-ci délivrent. Selon Nathalie Sonnac, professeur à l’Université Paris II Panthéon-Assas, il peut toutefois être craint de cet algorithme que celui-ci ne soit pas loyal, et qu’il tende à imposer non pas un contenu que le consommateur est susceptible d’apprécier, mais un contenu dicté par des considérations économiques de rentabilité de la part de la plateforme. Cela serait dès lors contraire aux objectifs de diversité culturelle voulus par les États, prônant le maintien d’une offre variée et accessible. En effet, un seul type de contenu serait susceptible d’être consommé par des abonnés de plus en plus sensibles aux recommandations de la plateforme, ne prenant plus la peine de rechercher par eux-mêmes.

Cette vaste offre de contenus est également rendue possible par une stratégie éditoriale centrée sur l’exclusivité, et facilitée par le biais d’investissements parfois supérieurs à ceux des chaînes de télévision. Les plateformes souhaitent en effet de plus en plus bénéficier d’un contenu unique, attrayant pour le consommateur puisqu’il ne sera disponible nulle part ailleurs : il s’agit d’un contenu « direct-to-video », autrement dit un contenu non diffusé en salles de cinéma173.

Ces contenus représentent, sur Netflix, plus de la moitié de l’offre de films proposée en juin 2017, contre 30 % sur les autres plateformes174. Netflix procède ainsi à un rajeunissement de son offre, puisque 45 % de ses films ont moins de cinq ans en juin 2017,

172 NATHALIE SONNAC, « Netflix, démolisseur de l’exception culturelle » (2014) La Revue des Médias [En

ligne] < https://larevuedesmedias.ina.fr/netflix-demolisseur-de-lexception-culturelle> (consulté le 11 janvier 2019)

173 CNC et CSA, supra note 165 p. 56 174 Ibid., p. 57

contre 15 % en juin 2015175, tandis que d’autres plateformes telles que la française Canal Play connaissent un effet inverse176.

Si Netflix peut se permettre une telle exclusivité de contenus, c’est parce que la plateforme possède une double casquette : diffuseur, mais également producteur (a), lui assurant ainsi une place prééminente sur le marché (b).

a) Une double casquette : producteur et diffuseur

Dès ses débuts, la société s’est fait connaître par la production de séries originales exclusives, notamment House of Cards de Beau Willimon. La société californienne ne s’est pas arrêtée là, et a récemment investi le marché cinématographique par la production des films Okja de Bong Joon-ho, The Meyerowitz Stories de Noah Baumbach, La ballade de

Buster Scruggs des Frères Coen, mais également Roma d’Alfonso Cuarón. Alors que ce

dernier a remporté trois Oscars lors de la dernière cérémonie américaine organisée le 24 février 2019 à Los Angeles, les deux premiers n’ont pu être récompensés lors de la 70e édition du Festival de Cannes malgré leur présélection, faute de ne pas avoir été présentés en salles. La plateforme américaine a pourtant tenté d’opter pour un rapide passage en salles notamment par des négociations de visas temporaires auprès du CNC qui permettraient au géant d’offrir un maximum de six représentations publiques en France177, ou encore en

privatisant plusieurs établissements, mais sans succès.

La société américaine n’a pu bénéficier des prestigieuses récompenses cannoises, car elle ne souhaite pas sortir ses films autrement que sur sa plateforme ; cela n’est pas dans la logique de son modèle d’affaires. Netflix n’est pas pour autant complètement opposé à un tel passage en salles de cinéma, mais celui-ci doit pouvoir, selon lui, s’accompagner de la diffusion simultanée du film sur sa plateforme (technique dite du « day and date »). Or, la chronologie des médias impose tout le contraire : un film doit d’abord sortir en salles, puis passer par différentes fenêtres successives pour enfin atteindre les plateformes SVOD après

175 Ibid.

176 Ibid.

177 Xavier EUTROPE, « Netflix et l’industrie du cinéma s’entendront-ils un jour ? » (2017) La Revue des

Médias [En ligne] < https://larevuedesmedias.ina.fr/netflix-et-lindustrie-du-cinema-sentendront-ils-un-jour> (consulté le 13 janvier 2019)

un délai passé d’au moins dix-sept mois178. Un tel délai est inenvisageable pour les

plateformes qui souhaitent proposer un contenu récent à leurs abonnés, puisque plus une œuvre est âgée moins elle risque d’attirer les consommateurs.

La qualité du catalogue offert par les plateformes est un véritable moyen de concurrencer les autres canaux de diffusion, notamment les chaînes de télévision gratuites et payantes. C’est ainsi que Netflix choisit de produire des films dont il peut contrôler la diffusion et de ne pas sortir les films qu’il produit en salles. Il en a tout à fait le droit puisque la chronologie des médias ne concerne que les œuvres cinématographiques, à savoir les œuvres diffusées en salles de cinéma. Son comportement contourne ainsi ce sacrosaint mécanisme et démontre une première rigidité de celui-ci. En effet, si la chronologie des médias ne s’applique qu’aux œuvres cinématographiques, elle peut dès lors être aisément contournée en ne produisant que des œuvres audiovisuelles (autrement dit des œuvres qui ne sortent pas en salles), et cela a très bien été compris par Netflix.

Cette attitude lui vaut de nombreuses critiques de la part de l’industrie. A la tête de celles-ci, le réalisateur Steven Spielberg, qui n’approuve d’ailleurs pas que des plateformes SVOD puissent prétendre à des compétitions cinématographiques. En effet, selon lui, dès lors qu’un film est pensé pour une exploitation en ligne, il ne peut être qualifié d’œuvre cinématographique179. Cette opinion est partagée par Nathanael Karmitz, président du directoire du MK2, qui considère que « Netflix ne fait pas du cinéma. Un film c’est une œuvre

d’une durée de plus de soixante minutes qui est d’abord diffusée sur un grand écran. Netflix ne fait pas ça »180, ou encore François Aymé181, président de l’Association Française des cinémas Art et Essai, selon lequel

178 Depuis la réforme du 21 décembre 2018, suivant certaines conditions. V. Chapitre 1, II, B p. 33

179 Camille VIGNES, « Pour Steven Spielberg les films Netflix ne devraient pas être acceptés aux Oscars »

(2019) [En ligne] < https://www.ecranlarge.com/films/news/1070243-pour-steven-spielberg-les-films-netflix- ne-devraient-pas-etre-acceptes-aux-oscars> (consulté le 1er mars 2019)

180 Nicolas MADELAINE, « N. Karmitz (MK2) : « Netflix est dans une position de prédateur par rapport au

cinéma » » (2019) Les Echos [En ligne] < https://www.lesechos.fr/tech-medias/medias/nathanael-karmitz-n- karmitz-mk2-netflix-est-dans-une-position-de-predateur-par-rapport-au-cinema-1000071> (consulté le 14 mars 2019)

181 François AYME, « Lettre aux frères Coen et Alfonso Cuarón » (2019) [En ligne] < http://www.art-et-

essai.org/actualites/1036286/tribune-publiee-dans-le-monde-lettre-aux-freres-coen-et-alfonso-cuaron-par- lafcae> (consulté le 12 mars 2019)

avant, le public avait le choix de regarder un film, sur le lieu, le support, le format, le choix d’être abonné ou non. Il lui fallait seulement attendre pour accéder aux fenêtres successives. Avec Netflix, ce n’est pas Cuarón qui s’adapte au public, mais l’inverse, le public doit s’adapter au choix qu’il a fait de confier l’exclusivité durable de son œuvre à une plateforme.

Les critiques ne sont d’ailleurs pas près de s’achever, la sortie de la nouvelle production Netflix, The Irishman de Martin Scorsese, ayant été annoncée pour septembre 2019. La plateforme a également acquis les droits de diffusion de deux nouvelles œuvres présentées à Cannes la même année : Atlantique de Mati Diop et J’ai perdu mon corps de Jérémy Clapin182.

Les autres plateformes, à l’instar d’Amazon Prime Video, engendrent quant à elles beaucoup moins de critiques. En effet, si la société de Jeff Bezos possède également cette double casquette de producteur et diffuseur, elle s’inscrit davantage dans un respect de la chronologie des médias. Le film Manchester by the Sea de Kenneth Lonergan, produit par la plateforme en 2016, a été récompensé aux Oscars sans susciter d’aussi vives réactions puisqu’Amazon accepte la sortie en salles de ses œuvres, et n’est pas en quête constante d’un « day-and-date » contrairement à son concurrent Netflix qui limite la diffusion de ses films à ses seuls abonnés. Partant, la plateforme s’assure une place de choix dans le marché audiovisuel.

b) Une concurrence accrue

Par cette nouvelle offre de contenus dits exclusifs, les plateformes de SVOD et notamment Netflix concurrencent de plus en plus les acteurs traditionnels de l’industrie, qui perçoivent celles-ci comme une véritable menace. Les plateformes évoluent en effet avec une hausse de 82,7 % en 2018 (leur chiffre d’affaires passant de 249 millions d’euros en 2017 à 455 millions en 2018)183. Cette déferlante lancée par les SVOD impacte dès lors très nettement certains canaux de diffusion : la vidéo physique par exemple184, les foyers français

182 Alexandre BERNARD, « Netflix provoque le Festival de Cannes en rachetant les droits de deux films

primés » (2019) Le Figaro [En ligne] < http://www.lefigaro.fr/festival-de-cannes/netflix-provoque-le-festival- de-cannes-en-rachetant-les-droits-de-deux-films-primes-20190528> (consulté le 20 mai 2019)

183 CNC, Bilan 2018 du CNC, Paris, 2019, p. 184 [En ligne] <https://www.cnc.fr/cinema/etudes-et-

rapports/bilans/bilan-2018-du-cnc_987407> (consulté le 7 mai 2019)

étant de moins en moins équipés en lecteurs DVD185, mais également la vidéo à l’acte186. Celle-ci subit un phénomène dit de « cord-cutting », qui consiste en une annulation d’un abonnement VàDA par un foyer pour privilégier un service de vidéo à la demande par abonnement. L’abonnement à un service SVOD apparaît en effet comme une alternative à la vidéo à l’acte, jugée trop chère par rapport à ces services. Dès lors, aux États-Unis, 22,2 millions d’Américains ont résilié leurs abonnements à des chaînes câblées en 2017 au profit de la SVOD187.

Les chaînes de télévision françaises se voient elles aussi menacées, puisque si elles finançaient des films à hauteur de 35 % en 2017, cette part ne représente plus que 28,6 % en 2018188 constituant ainsi une baisse d’apports d’un peu moins de 64 millions d’euros. Les moyens du CNC connaissent le même sort, diminuant de 30 millions d’euros en moins de deux ans189. La situation est d’autant plus critique que Canal +, premier contributeur au

cinéma français, subit également cette concurrence. Le chiffre d’affaires de la chaîne câblée française est en constante baisse190 notamment par la perte des droits de diffusion de la Ligue

1 pour 2020191192. Maxime Saada, président de la chaîne, a dès lors annoncé l’arrêt de sa plateforme de vidéo à la demande Canal Play créée en 2011, trop impactée par un Netflix « dominant, archi-dominant, voire monopolistique »193.

Les salles de cinéma ne sont quant à elles pas tant impactées. Si elles connaissent certes une baisse de 4 % de leurs entrées entre 2017 et 2018194, le seuil des 200 millions d’entrées reste franchi pour la cinquième année consécutive, faisant de la France le premier marché du cinéma de l’Union. Dès lors les salles résistent, mais jusqu’à quand ? Si les

185 91% des foyers en 2010 contre 61% en 2018. Ibid. p. 9

186 236,1 millions d’euros en 2017 contre 216,9 millions en 2018, Ibid. p. 179

187 Alexandre JOUX, « Le streaming vidéo ringardise la TV et Hollywood » (2018) 45 La Revue européenne

des médias et du numérique

188 Nicole VULSER, « Cinéma français : l’adieu à la télévision » (2019) Le Monde [En ligne]

<https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/05/19/cinema-francais-l-adieu-a-la- television_5464251_3234.html> (consulté le 20 mai 2019)

189 Ibid. 190 Ibid.

191 Dominique BOUTONNAT, supra note 98, p. 9 192 V. également Chapitre 1, II, B, p. 31

193 Marie TURCAN, « C’est officiel : Canal + arrête définitivement CanalPlay » (2018) [En

ligne] <https://www.numerama.com/pop-culture/445387-cest-officiel-canal-arrete-definitivement- canalplay.html> (consulté le 6 février 2019)

plateformes SVOD continuent de produire des contenus sans les diffuser en salles, ces dernières risquent, à force, d’en pâtir. De plus, la progression de la SVOD est loin d’être terminée : selon une étude réalisée par le Cabinet Roland Berger elle sera multipliée par cinq d’ici 2020 par rapport à l’année 2000195.

Au Canada, la concurrence des nouveaux acteurs se veut également marquée. Depuis son arrivée au Canada en 2010, Netflix a en effet connu une progression fulgurante, puisqu’après seulement un an sur le territoire canadien ses revenus annuels approchent déjà ceux des principaux services de télévision payante (TMN avec 136,5 millions de dollars, et Movie Central avec 107,8 millions de dollars en 2011), alors qu’il a fallu à chacun d’entre eux plus d’une trentaine d’années pour atteindre un tel chiffre d’affaires196.

Le principal diffuseur de la culture canadienne, Radio Canada/CBC, s’est lui aussi vu très nettement impacté, puisque s’il était regardé par 35 % des foyers anglophones et 40 % francophones en 1969, il chute en 2014 à 7 % du côté anglophone, et 13,4 % pour les francophones197. Cela implique dès lors une baisse de recettes pour la chaîne et, comme en

France, une diminution de sa contribution au financement de la création.

Par leur constante quête d’exclusivité, les plateformes de SVOD, à l’instar de Netflix, pointent du doigt le caractère inadapté de la chronologie des médias française actuelle. Cette fragilité est d’autant plus visible que les nouveaux acteurs issus du numérique, étrangers pour la plupart, ne sont pas bien intégrés à la logique de financement de la chronologie, ni même au calendrier d’exploitation prévu par celle-ci.