• Aucun résultat trouvé

Une numérisation modifiant les modes de production et d’exploitation en salles

Chapitre 2 – La chronologie des médias, un système à réformer pour l’industrie

B- Une modification des usages

2. Une numérisation modifiant les modes de production et d’exploitation en salles

Le numérique a permis, depuis quelques années, un développement de la filière cinématographique, de la post-production jusqu’à la diffusion des œuvres en salles. S’agissant tout d’abord de la post-production, l’avènement du numérique a notamment permis de faciliter le montage des œuvres, puisque l’utilisation de logiciels permet de retoucher l’image, limitant ainsi les risques d’erreur lors des tournages. L’image peut également être modifiée à travers la technique de synthèse, créant de nouvelles formes de création comme les films d’animation, les trucages, mais également la 3D.

De ce fait, le numérique peut avoir un impact sur le nombre de productions, puisque celles-ci, et notamment françaises, sont en constante hausse. En effet, la France n’a jamais autant produit de films qu’aujourd’hui (plus de 300228 en 2018 contre 150 entre les années

soixante et le milieu des années quatre-vingt dix)229. Il convient toutefois de noter que si cette hausse est due au numérique, elle est aussi redevable d’importantes ressources permises par les investissements des différents diffuseurs à travers la chronologie des médias230.

L’avènement du numérique a ensuite facilité la projection cinématographique, puisque les œuvres peuvent désormais être numérisées, compressées, et diffusés autrement que sous forme de bobines de pellicule231. La fabrication de copies est également rendue plus

facile mais également plus abordable, puisqu’auparavant une copie argentique supplémentaire engendrait des coûts sur la production. Une telle diffusion par le biais du numérique a pu avoir lieu pour la première fois le 19 juin 1999 aux États-Unis avec la projection du premier épisode de la saga Star Wars de Georges Lucas232.

En facilitant la projection en salles et la production, le nombre de séances a, depuis les années deux-mille, subi une nette progression. En effet, en 2017, le seuil des huit millions

228 Jean-Michel FRODON, « Tourne-t-on (vraiment) trop de films en France ? » (2019) [En ligne]

<http://www.slate.fr/story/176454/films-france-production-politique-publique> (consulté le 10 mai 2019)

229 Claude FOREST, « De la dépendance de la production cinématographique… française vis-à-vis du

financement télévisuel » (2013) 136 Revue française d’études américaines 80

230 Ibid.

231 Joelle FARCHY, supra note 221p. 39 232 Ibid.

de séances était dépassé pour la deuxième année consécutive, contre six millions en 2007233. Ce sont dès lors treize nouveaux films qui sortent en salles de cinéma chaque semaine, pour cinquante-sept mensuellement234. 8000 longs métrages sont ainsi exploités en salles en 2017, 2800 de plus qu’en 2007235.

Cette progression du nombre de séances et du nombre de films projetés en salles créent toutefois des obstacles pour ces dernières. En effet, le passage pour les salles au numérique a nécessité de lourds investissements, qui doivent être rentabilisés. Avec une telle hausse de projections en salles, nous assistons à une multiplication de l’offre proposée par les exploitants de salles. Cela conduit dès lors à un encombrement des salles de cinéma qui, proposant de plus en plus d’œuvres, doivent se résoudre à une rotation accélérée des œuvres236. Il est important de noter qu’un tel encombrement résulte également d’une hausse

des aides de financement des films par le CNC, permettant à de nouvelles œuvres d’émerger plus aisément. Marie-Ange Magne, députée de la Haute-Vienne et rapporteurespéciale de la mission « Médias, livres et industries culturelles » au sein de l’Assemblée nationale, a à ce titre proposé dans un rapport en date du 5 juin 2019237 de plafonner les taxes238 affectées au CNC. Selon Madame Magne, des recettes trop élevées augmenteraient le nombre de films financés et exploités en salles239 ; il conviendrait, selon elle, d’être plus sélectif dans ce financement.

Une surabondance d’œuvres cinématographiques entraîne une accélération de leur exploitation en salles, préjudiciable à la vie de ces derniers. En effet, si la chronologie des médias accorde aux salles de cinéma une fenêtre d’exclusivité de quatre mois, Radu

233 CNC, Datavisualisation, les tendances du cinéma en 2017, Paris, 2018 [En ligne] <

https://www.cnc.fr/professionnels/datavisualisation-les-tendances-du-cinema-en-2017_862942> (consulté le 4 mai 2019)

234 CNC, Bilan 2018, supra note 183 235 CNC, supra note 233

236 Sarah BERLAND, « Cinéma et concurrence : Je t’aime moi non plus ? » (2008) 131 Gazette du Palais 16 237 Marie-Ange MAGNE, Annexe 30 du Rapport n°1990 de Joel Giraud sur le projet de loi de règlement du

budget et d’approbation des comptes de l’année 2018, Médias, livres et industries culturelles : avances à l’audiovisuel public, 2019, p. 57

238 Pierre LESCURE, supra note 32 p. 41

239 « Il est indispensable d’évaluer l’efficacité de la politique d’aides au cinéma, et d’opérer un rééquilibrage

entre la production d’une grosse quantité de films à petit budget qui contribuent à la saturation des salles et la production d’une faible quantité de films à gros budget, pour privilégier le développement de films à budget intermédiaire, aujourd’hui peu nombreux », Marie-Ange MAGNE, supra note 237. p. 50

Mihaileanu, président de l’ARP, signale que la vie en salles n’est en réalité que de deux à quatre semaines en moyenne240, la durée de vie des films se réduisant constamment depuis plusieurs années. Marc Le Roy note quant à lui qu’environ 40 % des films sortis en salles ne sortent pas en DVD, et ne sont pas proposés en vidéo à la demande241 puisqu’ils n’ont pas connu de succès en salles.

Bien que la chronologie des médias issue de 2018 accorde une dérogation aux œuvres ayant enregistré moins de 100 000 entrées à l’issue de leur quatrième semaine d’exploitation, celle-ci n’est pas suffisante puisqu’elle dépend d’une autorisation du CNC ce qui, selon Marc Le Roy, complexifie inutilement le processus242. En effet, de telles œuvres

risquent de ne pas se voir préachetées par des diffuseurs non intéressés, et devront attendre de dix-sept à trente-six mois avant de pouvoir être visibles sur une plateforme de vidéo à la demande par abonnement par exemple, perdant ainsi tout le bénéfice de la promotion reçue lors de sa sortie en salles.

De plus, une telle multiplication de l’offre s’accompagne d’une concentration de la demande sur certains grands titres du box-office, au détriment de films plus fragiles tels que les films d’auteur. Ceux-ci sont en effet menacés, car s’ils sont financés en salles grâce à la taxe dite « TSA » prélevée sur chaque billet de cinéma, la diminution du budget au sein de l’industrie incite les salles de cinéma à ne diffuser que des gros succès à des fins de rentabilité243. La diversité culturelle semble donc compromise.

Un tel phénomène se joint également à une hausse du prix du billet de cinéma, passant d’une moyenne de 5,95 euros en 2007 à 6,59 euros en 2017244. Une telle hausse peut dès lors décourager les cinéphiles, qui vont se tourner vers des plateformes de vidéo à la

240 Vincent TECHENE, « La réforme de la chronologie des médias – Compte-rendu de réunion de la

Commission ouverte mixte Droit de la Propriété intellectuelle et Marchés émergents, audiovisuel et droit du numérique du barreau de Paris du 6 décembre 2017 » (2018) 543 Lexbase Hebdo – éditions affaires

241 Marc LE ROY, « La chronologie des médias à la croisée des chemins » (2012) La Revue des médias [En

ligne] < https://larevuedesmedias.ina.fr/la-chronologie-des-medias-la-croisee-des-chemins> (consulté le 23 février 2019)

242 Ibid.

243 Michel GUERRIN, « Nombre de films ne sont-ils pas peu vus parce qu’ils sont médiocres ? » (2019) Le

Monde [En ligne] <https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/06/14/nombre-de-films-ne-sont-ils-pas-peu- vus-parce-qu-ils-sont-mediocres_5476037_3232.html> (consulté le 19 juin 2019)

demande par abonnement ou encore vers des offres illégales. Ce risque est d’autant plus grand que, si la France dispose du parc de salles le plus important d’Europe245, la répartition de ces dernières est inégale. En effet, le CNC relève que Paris dispose en 2017 de 405 écrans contre moins d’une vingtaine dans certains départements français246, soit un fauteuil pour

cinquante-sept habitants en France en moyenne. Dès lors, certains films et notamment les œuvres d’art et d’essai ne sont pas disponibles dans certaines salles en France – Paris étant à ce titre privilégié – pouvant ainsi encourager à se tourner vers des offres illégales.

Le numérique prend donc une place de plus en plus conséquente dans la filière cinématographique, bouleversant les usages de consommation, de production et d’exploitation des œuvres cinématographiques, et dès lors la chronologie des médias. Afin de remédier à ce phénomène et de garantir à la filière cinématographique vitalité et croissance, il semble inévitable de réformer la chronologie des médias.

245 Michel THIOLLIERE, Jack RALITE, Rapport d’information n°308 fait au nom de la commission des

affaires culturelles, 21 mai 2003, p. 7

246 CNC, Géographie du cinéma en 2017 – les départements, Paris, 2017 [En ligne] <

https://www.cnc.fr/cinema/etudes-et-rapports/etudes-prospectives/geographie-du-cinema-2017_862789> (consulté le 8 mai 2019)

II-

Une refondation indispensable

Face à la multiplication des acteurs et la mutation des salles de cinéma engendrées par le numérique, il paraît fondamental de réformer la chronologie des médias, mécanisme devenu aujourd’hui obsolète.

Nous ne pensons pas que cette réforme puisse se passer des pouvoirs publics comme c’est le cas au Canada, même si l’intervention étatique ne reste que minimale. Si l’État nord- américain n’opte que pour des négociations entre acteurs de l’industrie, nous pensons que ces derniers doivent rester encadrés par la puissance publique afin de ne pas faire prévaloir les intérêts individuels de chacun, qui pourraient nuire à l’intérêt commun : la vitalité de l’industrie cinématographique.

Nous ne pensons pas non plus que supprimer la chronologie des médias soit pertinent. En effet, celle-ci reste vitale pour le bon équilibre de l’industrie, et pour un financement viable. Les réalisateurs Pedro Almodovar, Lars von Trier ou encore les frères Dardenne ont récemment signé une tribune parue dans le journal Le Monde, en soutenant le modèle français :

Sans la France, sans son modèle de financement et cette protection des créateurs, nos œuvres ne pourraient exister. Toute réforme qui reviendrait à abattre le modèle français d’exception et de diversité culturelles signifierait la mort de notre cinéma, de son financement et de son exposition dans le monde247.

Dans un premier temps, il nous semble évident qu’un premier pas vers une refondation de la chronologie des médias passe par un assouplissement de celle-ci (A) afin de permettre à la filière d’expérimenter à travers les fenêtres de diffusion, mais également d’en finir avec la stricte définition de l’œuvre cinématographique, placée au cœur du système actuel. Nous pensons également que si les plateformes SVOD font actuellement du tort aux acteurs traditionnels tels que les chaînes de télévision, c’est parce que la chronologie des médias n’est plus adaptée. En d’autres termes, les plateformes ne menaceraient pas tant la

247 « Campion, Cronenberg, Almodovar et Haneke vantent « le modèle de financement » du cinéma français,

sans qui « nos œuvres ne pourraient exister » », (2019) Tribune, Le Monde [En ligne] <https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/05/16/sans-la-france-sans-son-modele-de-financement-et-cette- protection-des-createurs-nos-uvres-ne-pourraient-exister_5462675_3232.html> (consulté le 10 juin 2019)

chronologie des médias, mais pointeraient seulement du doigt les faiblesses d’une chronologie qui a fait son temps. La vidéo à la demande par abonnement présente des atouts non négligeables pour la filière et pour son financement, l’oxygène d’un mécanisme aujourd’hui à bout de souffle, et il convient de l’intégrer dans son cercle vertueux tout en promouvant ces nouveaux acteurs, plutôt que de les accuser constamment (B). En effet, nous pensons que la vidéo à la demande par abonnement est un rempart contre le piratage qui, quant à lui, menace réellement la chronologie des médias, et représente la position des consommateurs qui se tournent de plus en plus vers ce service non linéaire.