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Chapitre 2 – La chronologie des médias, un système à réformer pour l’industrie

A- Un nécessaire assouplissement du mécanisme

1. Une incitation à la vertu

Au niveau européen, le secteur audiovisuel est réglementé par un panel de directives : la directive « Télévision sans frontière »274 (ou « TSF ») du 3 octobre 1989,

modifiée une première fois par une directive du 30 juin 1997275, puis par une nouvelle dite

« Services de médias audiovisuels » (ou « SMA ») en 2010. Cette dernière a été transposée en France par une loi du 5 mars 2009 relative à la communication audiovisuelle et au nouveau service public de la télévision276, et modifie les règles du jeu s’agissant des obligations de financement et de programmation des diffuseurs (a). Néanmoins, cette directive ne suffit pas :

274 Directive du 3 octobre 1989, supra note 60 275 Directive du 30 juin 1997, supra note 61

276Anne-Marie OLIVA, « La transposition de la directive « services de médias audiovisuels » : atouts et

nous pensons qu’elle doit s’accompagner d’une véritable incitation à adopter un comportement vertueux, à savoir une fenêtre plus adaptée aux nouveaux acteurs (b).

a) La directive « SMA » de 2018

La directive SMA s’applique aux services de médias audiovisuels, définis comme des services dont l’objet principal est la fourniture de programmes au grand public sous la responsabilité éditoriale d’un fournisseur de services de médias, et ce dans le but d’informer, de divertir ou d’éduquer, par le biais de réseaux de communications électroniques. De tels services correspondent à des émissions télévisées, ou encore des services de médias audiovisuels à la demande277.

Depuis l’émergence de plateformes situées à l’étranger telles que Netflix et Amazon Prime Video, cette dernière directive suscitait de vives critiques. En effet, celle-ci préconisait un principe dit de « pays d’origine », selon lequel un service audiovisuel établi dans un État membre ne pouvait respecter que la législation du pays duquel il émettait (ou « pays d’origine ») tout en s’exemptant de la législation des pays dans lequel il diffusait ses contenus (ou « pays de réception »). Une telle règle favorisait un forum shopping278 puisqu’une plateforme ne souhaitant pas respecter la règlementation française par exemple (dont les obligations de financement de chacun des diffuseurs) pouvait librement s’établir dans un autre État membre tout en diffusant du contenu en France. Tel était le cas de Netflix qui proposait du contenu à des consommateurs français depuis le Luxembourg puis les Pays-Bas, mais également Amazon Prime Video depuis le Royaume-Uni.

La directive SMA279 s’est récemment vue réformée par un accord en date du 26 avril 2018, puis adoptée le 6 novembre de la même année. Elle est entrée en vigueur le mois suivant, le 19 décembre 2018, et répond à un objectif de prise en compte des évolutions issues du numérique et du caractère international des médias audiovisuels actuels280. Elle consacre désormais, à travers son article 13.2, le principe du « pays de réception », ou pays ciblé par

277 Article premier, 1) a) de la Directive 2018/1808 du Parlement européen et du Conseil du 14 novembre 2018

modifiant la directive 2010/13/UE

278 Julien BRUNET, supra note 89

279 Directive du 10 mars 2010, supra note 214

280 Christine NGUYEN, « Le nouveau cadre communautaire des services de médias audiovisuels » (2019)

le service. En d’autres termes, un État membre peut actuellement exiger qu’un fournisseur de services de médias (et notamment une plateforme SVOD) qui cible le public de son territoire tout en étant établi dans un autre État membre soit soumis à des contributions financières à la production d’œuvres européennes. Les articles 13.2 et 13.3 précisent toutefois que ces contributions doivent être proportionnées et non discriminatoires, et ne s’appliquent que sur les recettes perçues dans les États membres ciblés.

Le montant de cette contribution financière n’est toutefois pas précisé par la directive, et est dès lors laissé à la discrétion des États membres au cours de la transposition de cette norme. Il faudra donc attendre la transposition de celle-ci en France, prévue pour l’été 2019 lors de la présentation du projet de loi sur la réforme de l’audiovisuel public, les États membres ayant jusqu’au 19 septembre 2020 pour transposer la directive.

En plus d’harmoniser les contributions financières de chacun des services – linéaires et non linéaires – afin de créer une véritable équité entre eux, la nouvelle directive concilie leurs différentes obligations relatives aux quotas de diffusion. En effet, le nouvel article 13.1 impose aux États membres de veiller à ce que les fournisseurs de services de médias audiovisuels à la demande (« SMAD ») proposent une part minimale de 30 % d’œuvres européennes dans leur catalogue, et mettent ces œuvres en valeur. La notion d’œuvre européenne est à ce titre définie dans la directive de 2010281 comme toute œuvre

originaire d’un État membre, d’un État tiers européen partie à la convention européenne sur la télévision transfrontière du Conseil de l’Europe et répondant à un panel de conditions282

ou encore toute œuvre coproduite dans le cadre d’accords concernant le secteur audiovisuel conclus entre l’Union et des pays tiers, et répondant aux conditions définies dans chacun de ces accords.

Le nouvel article 13.1 n’explicite toutefois pas cette dernière disposition, la procédure de mise en valeur des œuvres restant pour le moment assez évasive. Pour autant, il s’agit d’une avancée considérable par rapport à l’ancienne directive, qui se contentait de prévoir que les États membres veillent à ce que les fournisseurs de SMAD, relevant de leur

281 Article premier, paragraphe 1, n) de l’ancienne Directive 2010/13/UE 282 Article premier paragraphe 3 de la Directive 2018/1808

compétence, promeuvent la production d’œuvres européennes ainsi que l’accès à ces dernières, lorsque cela est réalisable et par des moyens appropriés. La directive était très souple quant à ces moyens, puisqu’elle précisait que cette promotion pouvait se traduire par une contribution financière apportée par lesdits services à la production d’œuvres européennes et à l’acquisition de droits pour ces œuvres, ou encore une place importante réservée à ces œuvres dans leurs catalogues283. Une quantité suffisante d’œuvres européennes

sur ces services n’était donc pas assurée.

En imposant un quota d’œuvres européennes de 30% aux catalogues des plateformes, mais également en modifiant le principe du « pays d’origine » pour celui du « pays de destination », la nouvelle directive SMA entérine la notion d’exception culturelle en répondant à des objectifs de diversité culturelle284, et permet de rétablir une symétrie entre

acteurs traditionnels et nouveaux acteurs issus du numérique, ainsi qu’une concurrence loyale entre eux. Elle ne peut toutefois être considérée comme suffisante, et nécessite une meilleure prise en compte des nouveaux acteurs au sein même du mécanisme des fenêtres de diffusion.

b) Une fenêtre de diffusion plus adaptée aux plateformes de SVOD

Si les plateformes telles que Netflix contribuent au financement de l’industrie, conformément à la directive SMA, il convient toutefois de leur faire bénéficier d’une contrepartie intéressante. Certes, le triptyque prévu par la chronologie des médias de 2018 propose de raccourcir les délais pour la SVOD en fonction du caractère vertueux des opérateurs (attente de dix-sept à trente-six mois pour bénéficier d’une fenêtre exclusive de diffusion pour les moins vertueux d’entre eux). Cet éventail de délais n’est toutefois pas réaliste, puisque dix-sept mois a minima ne correspond pas au modèle d’affaires des plateformes de vidéo à la demande par abonnement. Nous souhaitons que celles-ci participent au financement de l’industrie, car elles en possèdent les moyens pour, mais leur participation ne peut se faire sans les prendre véritablement en compte, et accepter leur modèle d’affaires. Par cela, ce sont également les consommateurs que l’on prend en compte, car il est évident qu’aujourd’hui ceux-ci sont intéressés par la SVOD. Nous pensons dès lors qu’il pourrait être

283 Christine NGUYEN, supra note 280

intéressant d’adapter la chronologie des médias française, comme au Canada, en fonction des consommateurs et de leurs besoins.

Le triptyque de 2018 impose de lourdes obligations sur les plateformes, sans leur donner de contrepartie. S’il convient de faire participer les plateformes au financement de l’industrie, nous pensons qu’une telle participation ne peut passer que par une véritable incitation. Inciter implique de prévoir une contrepartie intéressante, ce que le triptyque issu de la dernière chronologie des médias en date ne fait pas. Ce dernier propose toutefois une solution intéressante en créant des fenêtres différenciées en fonction du degré de vertu de chacune des plateformes. Une telle distinction encourage davantage les acteurs à financer, bien que les contreparties prévues par l’accord ne soient pas réellement intéressantes pour les services de SVOD.

Nous pensons dès lors qu’il conviendrait de négocier un délai plus court pour ces plateformes. Pascal Rogard285 considère d’ailleurs que le principe de neutralité technologique devrait être pris en compte dans l’établissement desdites fenêtres. Un tel principe « commande de faire application d’un régime juridique indépendamment des modalités,

numériques ou physiques, de mise en œuvre d’une même activité »286. Il est en effet

aujourd’hui difficile de distinguer certains diffuseurs, notamment chaînes payantes de cinéma et SVOD ou encore VàDA, puisque ceux-ci sont susceptible de toucher un même public. L’accord de 2018 franchit pourtant un premier cap vers cette neutralité, puisqu’il permet aux plateformes de signer un accord interprofessionnel avec des engagements similaires à ceux des chaînes de télévision payante287. Toutefois, il ne leur fait bénéficier d’une fenêtre de diffusion similaire, ce qui pourrait aujourd’hui être pertinent288.

Une telle incitation à la vertu passe également par la contribution des plateformes de vidéo à la demande par abonnement aux taxes affectées au CNC. Si celles-ci participent aujourd’hui à hauteur de 2 %, cette contribution ne semble pas suffisante par rapport aux autres diffuseurs. En effet, la taxe la plus élevée repose sur les chaînes de télévision,

285 Pascal ROGARD, « Hasard ou coïncidence » (2018) 366 Légipresse

286 Benjamin MONTELS, « Un an de droit de l’audiovisuel » (2019) 6 Communication commerce électronique

8

287 Ibid.

aujourd’hui moins dynamiques, tandis que la taxe la moins élevée repose sur la SVOD qui représente un secteur en pleine expansion. Il conviendrait, selon Marie-Ange Magne, d’utiliser cette fois-ci le principe dit de neutralité économique à des fins d’équité289 entre ces

acteurs, et leur faire payer une taxe équivalente.

Au Canada, aucune solution n’a été prise pour la contribution des plateformes au financement de l’industrie, toujours bénéficiaires de l’ordonnance d’exemption de 1999290.

Un système de taxes est néanmoins entré en vigueur le 1er janvier 2019 au Québec dite taxe de vente du Québec (ou « TVQ ») de 9,975 %. Impulsée par l’ancien Ministre des Finances Carlos Leitão, celle-ci s’impose à toutes les entreprises étrangères vendant à des consommateurs québécois au moins 30 000 dollars par année de services numériques ou de biens dits incorporels291.

Une telle taxe s’oppose largement à la conception de « frein » évoquée par l’ordonnance d’exemption. Carlos Leitão précisait en effet en 2018 que son intention « n’est

pas de freiner l’économie numérique, mais d’assurer l’équité fiscale et une concurrence loyale pour nos entreprises »292. Les plateformes restent toutefois largement bénéficiaires, puisqu’elles ne sont soumises qu’à un système de taxation, et ce spécifiquement au Québec, et non d’obligations légales d’investissement.

Au niveau fédéral en revanche, Ottawa ne semble pas vouloir modifier sa législation. Le gouvernement a néanmoins conclu un accord le 28 septembre 2017 avec Netflix par l’intermédiaire de Mélanie Joly, alors ministre du Patrimoine canadien. Selon cet accord, le géant américain s’engage à investir 500 millions de dollars sur cinq ans dans le contenu canadien. Cet accord s’est toutefois conclu dans le secret, lui valant de nombreuses critiques293.

289 Marie-Ange MAGNE, supra note 237 p. 40 290 CRTC, Ordonnance d’exemption, supra note 202

291 Karim BENESSAIEH, « « Taxe Netflix » québécoise : 76 entreprises étrangères ont dit oui » (2019) La

Presse [En ligne] <https://www.lapresse.ca/affaires/economie/quebec/201901/10/01-5210527-taxe-netflix- quebecoise-76-entreprises-etrangeres-ont-dit-oui.php> (consulté le 23 mars 2019)

292 Ibid.

293 Pierre SAINT-ARNAUD, « Un voile d’opacité entoure l’entente Netflix » (2018) Le Devoir [En ligne]

<https://www.ledevoir.com/politique/canada/518889/patrimoine-canada-cache-90-pour-cent-des-echanges- de-courriel-avec-netflix> (consulté le 23 mars 2019)

Il convient de noter qu’en France, de récentes propositions ont émergé s’agissant du financement du cinéma, au-delà toutefois des plateformes SVOD. Le rapport Boutonnat, paru en mai 2019, préconise par exemple d’encourager l’investissement privé au financement de la filière. Cette proposition s’est accompagnée du projet d’Emmanuel Macron, annoncé le 13 mai 2019, de créer un fonds d’investissement de 225 millions d’euros pour les entreprises culturelles et créatives, et géré par l’organisme de financement Bpifrance. Celui-ci pourrait permettre d’encourager des producteurs fragiles, et constituerait un « levier exceptionnel

pour l’innovation et la création » selon Frédérique Bredin294.

De plus, Netflix a récemment informé de l’ouverture prochaine de ses bureaux à Paris. Si cette nouvelle devrait en tout logique s’ensuivre d’une mise en conformité de la plateforme à la chronologie française, il convient de rester vigilant car, comme nous l’avons vu, les délais d’exploitation proposés par la France ne sont pas en accord avec le modèle d’affaires de la société américaine. Notons toutefois que la plateforme a récemment annoncé une hausse du coût de ses abonnements, coïncidant avec la très prochaine transposition de la directive SMA. Cette hausse pourrait permettre à la plateforme de se constituer un capital plus conséquent afin de se conformer à ses futures obligations de financement.

En tout état de cause, afin de faire rentrer les plateformes dans le cercle vertueux du financement du cinéma français, il apparaît nécessaire de les inciter à agir de la sorte, mais également de changer la perception actuelle qui vise à les considérer constamment comme des menaces. Au contraire, si celles-ci ont modifié les habitudes de consommation audiovisuelle et cinématographique au détriment de certains acteurs historiques, elles présentent également des aspects bénéfiques pour la filière. De ce fait, il pourrait s’avérer pertinent de les promouvoir, et ainsi faire émerger des plateformes de vidéo à la demande par abonnement françaises pouvant enfin jouer sur le même terrain que des acteurs américains.

294 Nicole VULSER, « Emmanuel Macron débloque 225 millions d’euros pour les industries culturelles et

créatives » (2019) Le Monde [En ligne] < https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/05/13/un- financement-plus-large-pour-le-cinema_5461609_3234.html> (consulté le 17 mai 2019)