• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 – La chronologie des médias, un système à réformer pour l’industrie

A- L’irruption de nouveaux acteurs

2. Une intégration en demi-teinte au sein de la chronologie

Si le géant américain avait en premier lieu choisi de s’implanter en France en ouvrant ses bureaux à Paris, celui-ci se détourna rapidement vers le Luxembourg puis les Pays-Bas, d’où il régit désormais le marché hexagonal. Ce refus clair de s’établir

195 Dominique GAUTIER, Laurent BENAROUSSE, Nicolas TEISSEYRE, « Pour une réforme 4.0 de

l’audiovisuel public » (2018) [En ligne] < https://www.rolandberger.com/fr/Publications/Pour-une- r%C3%A9forme-4.0-de-l'audiovisuel-public.html> (consulté le 12 mars 2019)

196 John ANDERSON, « Une exemption pour la télévision par contournement », Ottawa, Centre Canadien des

Politiques Alternatives (2016) p. 15 [En ligne] < https://www.policyalternatives.ca/publications/reports/une- exemption-pour-la-t%C3%A9l%C3%A9vision-par-contournement> (consulté le 10 février 2019)

physiquement en France fut le signe, pour beaucoup, d’un refus d’intégrer la réglementation française contraignante en matière audiovisuelle et cinématographique, et notamment la chronologie des médias et le mode de financement de l’industrie198.

Par cette absence physique sur le territoire français, de tels nouveaux acteurs échappent aux obligations financières imposées aux diffuseurs traditionnels et dès lors au mécanisme d’incitation à contribution induit par la chronologie (a) : celle-ci n’en ressort pas indemne, subissant une sévère fragmentation (b).

a) Un dispositif incitatif très affaibli

Bien que le décret SMAD199 impose en France des obligations d’investissement aux services de médias audiovisuels à la demande, dont la SVOD, celles-ci ne sont valables que pour les opérateurs français, dont l’ancien Canal Play. Or, les plateformes les plus puissantes sur le marché français, à savoir Netflix et Amazon Prime Video, se situent respectivement aux Pays-Bas et au Royaume-Uni. Elles ne sont dès lors pas soumises à des obligations de financement dans l’industrie. Cette absence d’intégration au sein du mécanisme de financement crée donc une concurrence déséquilibrée entre diffuseurs traditionnels et nouveaux acteurs placés dans une situation asymétrique, puisque par leur poids croissant ces derniers s’imposent de plus en plus dans le paysage français.

Certes, à côté de cette obligation de financement des taxes sont imposées aux plateformes de vidéo à la demande, notamment par la taxe vidéo200 entrée en vigueur le 1er

janvier 2018 et qui s’applique aux opérateurs établis hors de France lorsqu’ils sont destinés au marché français. Bien que selon l’ancienne Ministre de la Culture Françoise Nyssen cette taxe représente un « signal fort » faisant « entrer ces acteurs dans le cercle vertueux du

financement de la création »201, il convient de rappeler que cette taxe s’élève à hauteur de 2

% du chiffre d’affaires réalisé en France par la plateforme. Cette contribution fiscale est donc

198 Alexandre PIQUARD, « Netflix ouvre un bureau à Paris, un geste symbolique » (2018) Le Monde [En ligne]

<https://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2018/09/27/netflix-ouvre-un-bureau-a-paris-un-geste- symbolique_5361212_3236.html> (consulté le 10 janvier 2019)

199 Décret n°2010-1379 du 12 novembre 2010 supra note95

200 Insérée par le décret du 21 septembre 2017 et l’article 1609 sexdecies B du Code général des impôts. 201 Julien LAUSSON, supra note 105

très faible par rapport à l’investissement imposé par le décret SMAD aux opérateurs français et non respecté par les plateformes situées hors de France.

Au Canada, l’intégration des nouveaux acteurs du numérique au financement de la création se veut également déséquilibrée. En effet, le CRTC a émis en 1999 une ordonnance qui « exempte de la réglementation, sans modalités ni conditions, toutes les entreprises de

radiodiffusion de nouveaux médias qui sont exploitées, en tout ou en partie, au Canada. Les entreprises de radiodiffusion de nouveaux médias sont des entreprises qui offrent des services de radiodiffusion distribués et accessibles sur Internet »202. Dès lors, les nouveaux acteurs issus du numérique tels que Netflix n’ont pas l’obligation, au Canada, d’obtenir une licence de la part du CRTC, et ainsi de respecter des quotas de diffusion de contenu national et de contribuer au financement de la création203.

L’objectif de cette exemption résidait dans l’idée, selon le CRTC, d’aider de tels services à se développer. Si cet objectif était certes louable en 1999, il peut aujourd’hui être remis en question à l’heure où Netflix Canada concurrence de plus en plus les acteurs traditionnels. Le CRTC a toutefois considéré en 2008 qu’une telle diffusion sur Internet n’empêchait pas les titulaires de licences traditionnelles de faire face à leurs obligations204.

Il a par ailleurs réitéré sa position en 2013 lors de la consultation Parlons télé : une

conversation avec les Canadiens, en laissant cette exemption intacte. S’établit dès lors une

concurrence faussée entre ces nouveaux acteurs et les diffuseurs traditionnels qui, eux, n’échappent pas à leurs obligations.

Les médias numériques ne sont également soumis à aucune obligation fiscale sur le territoire canadien : ils ne paient ni l’impôt sur le revenu, ni ne sont assujettis aux taxes de vente puisque la plupart sont situés à l’extérieur du Canada, comme Netflix. Cela représente une nouvelle fois une perte pour la création nationale puisque ces revenus fiscaux auraient pu être investis par le gouvernement dans la culture canadienne205.

202 CRTC, Ordonnance d’exemption relative aux entreprises de radiodiffusion de nouveaux médias, 1999 203 John ANDERSON, supra note 196 p. 24

204 CRTC, Examen de la radiodiffusion par les nouveaux médias, politique réglementaire de radiodiffusion,

Ottawa, 2009 [En ligne] <http://www.crtc.gc.ca/fra/archive/2009/2009-329.html> (consulté le 10 février 2019)

Il convient toutefois de noter que des plateformes telles que Netflix ne sont pas tout à fait absentes de ce schéma de financement, puisque qu’elles allouent des sommes conséquentes à la production hexagonale ou canadienne de manière contractuelle, en produisant certaines œuvres telles que les séries françaises Plan Cœur de Noémie Saglio ou encore Marseille de Dan Franck et Florent Siri dont l’investissement s’est révélé être à hauteur de 13 millions d’euros206. Il en va de même au Canada avec Série Noire de Jean- François Rivard. Cette participation n’est néanmoins que trop rare puisqu’aléatoire, dépendant de négociations contractuelles et non d’une obligation d’investissement telle qu’imposée aux opérateurs français ou canadiens. Ce financement redirigé vers leur offre de contenus peut dès lors créer un risque d’homogénéité dans leur catalogue, contraire à un objectif de diversité culturelle. En effet, l’offre ne devient plus variée mais uniformisée à travers des productions spécialement choisies par la plateforme.

En plus d’une mauvaise intégration au sein du cercle vertueux de financement de l’industrie, les plateformes bénéficient également d’une difficile incorporation dans le mécanisme même de la chronologie des médias. En effet, le nouvel accord professionnel du 21 décembre 2018 en France impose aux plateformes de SVOD trois régimes différents, faisant courir leurs fenêtres d’exploitation de dix-sept à trente-six mois.

Il est vrai qu’un tel triptyque correspond, en théorie, à une meilleure solution par rapport au précédent accord du 6 juillet 2009 qui ne prévoyait qu’un délai de trente-six mois, beaucoup trop long pour le modèle d’affaires de plateformes assoiffées de contenus récents voire exclusifs. Toutefois, les trois nouvelles fenêtres proposées par la nouvelle chronologie ne sont valables que sous réserve de respecter un éventail de conditions assez difficiles à remplir207. Certes, il est nécessaire que les plateformes respectent le financement du cinéma français, condition sine qua non pour bénéficier d’une fenêtre d’exclusivité et pour assurer la vitalité et l’équilibre du secteur. Néanmoins, au vu de la concurrence croissante des plateformes SVOD sur les acteurs traditionnels, il apparaît essentiel non pas de contraindre les plateformes à financer, mais de les inciter en leur procurant un délai d’attente convenable. Or, des conditions telles qu’imposées par l’accord de décembre 2018 semblent plus relever

206 Joelle FARCHY, François MOREAU, supra note 96 p. 55 207 V. Chapitre 1, II, B, p. 33

de la contrainte que de l’incitation, étant donné leur nombre pour un délai de dix-sept mois seulement. Une fenêtre de dix-sept mois correspond certes à une grande réduction du délai initialement fixé à trente-six mois en 2009, mais le ratio obligations/avantages pour les plateformes n’est toujours pas là208. Attendre dix-sept mois pour pouvoir diffuser n’intéresse

pas les plateformes qui, comme nous l’avons vu précédemment, s’intéressent à un contenu nouveau, exclusif, pour pouvoir constamment attirer de nouveaux abonnés.

Selon Marc Le Roy, chargé d’enseignements à l’Université tourangelle François- Rabelais et spécialisé en droit du cinéma et de l’audiovisuel, le nouvel accord du 21 décembre 2018 ne répond pas à la nécessité de mieux prendre en compte les plateformes. Au contraire, cet accord reste ancré dans la vision obsolète de l’industrie qui consiste à mettre Canal + au centre, en lui accordant une fenêtre proche de la salle. Or, la chaîne est menacée par les plateformes, son nombre d’abonnés diminuant. Il est donc temps de se tourner vers les plateformes qui, elles, possèdent un important budget pouvant être bénéfique pour l’industrie209.

b) Une chronologie fragmentée

La chronologie des médias française se voit d’autant plus fragilisée qu’avec l’arrivée de nouveaux acteurs du numérique, elle subit des risques de fragmentation. En effet, initialement conçue pour lutter contre la menace télévisuelle, elle a dû prendre en compte au fil des années et des évolutions technologiques de nouveaux acteurs, à savoir la vidéo physique, mais également la VàDA dont l’insertion au sein des fenêtres successives de la chronologie ne fut pas sans difficultés.

Après une inclusion compliquée de la vidéo à l’acte, ce fut au tour des plateformes SVOD de raviver les débats. Si celles-ci ont pu être prises en compte dans les accords de 2009 et 2018, la recherche constante d’une fenêtre exclusive pour chaque nouvel acteur ne fait que fragmenter la chronologie qui devient, avec le temps, rapidement obsolète.

Le mécanisme canadien de la chronologie des médias connaît lui aussi un tel bousculement avec l’arrivée de nouveaux acteurs issus du numérique. En effet, ceux-ci

208 Marc LE ROY, « Nouvelle chronologie des médias : une évolution précaire » (2019) 369 Légipresse 171 209 Ibid.

complexifient l’arbitrage entre les différentes fenêtres de diffusion210 initialement prévues pour les exploitants traditionnels. La difficulté réside également dans la différenciation a priori artificielle, entre chaque service de vidéo à la demande (« VSD », « VSDT », « VSDTE », « VSDP ») dont les définitions ne sont pas si claires. A l’heure où Netflix représente un modèle d’affaires important, il peut en effet être complexe de distinguer un service de vidéo à la demande classique d’un service de vidéo à la demande par abonnement, et ce n’est pas la définition donnée par le CRTC qui permet de démystifier les deux notions. Cette mosaïque semble également brouiller les liens initialement établis entre fenêtres et modes d’accès aux œuvres211, puisque les fenêtres ne sont pas attribuées, comme

en France, par acteurs mais par groupes d’acteurs dont les liens ne sont pas évidents (la deuxième fenêtre de diffusion étant attribuée à la vidéo sur demande traditionnelle, vidéo sur demande transactionnelle et vidéogrammes).

Il convient toutefois de noter que le Canada, dans sa première fenêtre de diffusion (ou fenêtre « primeur »), comprend les salles mais également la VSD primeur, contrairement à la France où les salles de cinéma ont la garantie d’une exclusivité. Cette notion pourrait être étudiée pour le cas français, comme nous le verrons plus tard212.

Le développement du numérique a dès lors facilité l’apparition de nouveaux acteurs, et bouleversé le paysage cinématographique puisque ces derniers sont difficilement intégrés dans la chronologie des médias, et par cela concurrencent de plus en plus les acteurs traditionnels de l’industrie. Mais le numérique ne s’arrête pas là : il a également fait apparaître de nouveaux usages au sein de la consommation et de l’exploitation des œuvres cinématographiques.

210 V. Annexe B p. 109 et Chapitre 1, II, B p. 33

211 GOUVERNEMENT DU QUEBEC, Cahier 3, supra note 114 p.36 212 V. Chapitre 2, II, A, 2., p. 73