Une inscription territoriale complexe
1. Une relative autonomie
Naggi Ralit est en effet passablement soutenu par sa famille, sa mère en particulier. Il habite dans un petit studio, au rez-‐de-‐chaussée de la maison de ses parents. Ceux-‐ci logent au premier étage. Sa mère lui prépare quotidiennement ses repas qu’il prend tout seul chez lui, grâce à un four micro-‐ondes, aux moments qui lui conviennent. Naggi doit souvent dormir après la prise de ses médicaments et lorsqu’il se réveille, ses parents ont déjà pris leur repas. Sa mère – qui fait des ménages pour gagner sa vie – assure aussi l’entretien du studio. Naggi se lave à l’étage dans la salle d’eau de ses parents.
Comme son père, Naggi participe très peu aux tâches ménagères. M. Ralit père est à la retraite et passe pas mal de temps à jouer au tiercé. « Il sait surtout jouer au PMU », relève Naggi. Lorsque Mme Ralit doit s’absenter deux ou trois jours, elle leur prépare à tous les deux leurs repas à l’avance. « Quand je pars dans ma famille dans le Nord, je les
laisse, j’oublie tout. Bon, je fais le plein avant de partir, j’achète la viande, j’achète tout et puis je dis vous vous débrouillez. Bon, quand je reviens, j’ai une maison un peu en désordre mais ça marche. » Cette organisation semble convenir à Naggi. Déchargé, comme son
père, d’une partie des tâches domestiques, il même sa vie à domicile comme il l’entend.
Les médecins l’ont diagnostiqué inapte au travail, ce qui semble finalement l’arranger car il n’a pas particulièrement apprécié les emplois de barman, charpentier, maçon… qu’il a occupés lorsqu’il était plus jeune. « Je n’étais pas bien toute la journée, du
matin au soir. Je suis malade, je ne travaille plus. Mon premier psy, il m’a dit, vous êtes trop trop malade. Bah, d’un côté j’ai un peu de chance, parce que je suis pas bien au travail, je sais pas. Le travail comme ça, juste pour gagner de l’argent, c’est lourd. » Aujourd’hui, il
perçoit l’AAH. Il est autonome financièrement, il est même très attaché à ne rien demander à personne. Il a d’ailleurs décliné la proposition de tutelle qui lui avait été faite. « J’avais une copine, ils lui donnaient dix francs par jour, c’était les francs à l’époque.
Ils m’ont demandé si je voulais une tutrice, mais non je me débrouille sans rien demander… Je paie l’eau, je paie mon gaz, je paie tout. J’arrive à m’en sortir. Même si je galère, je ne demande rien aux gens. » Il a une gestion serrée de son budget et parvient même à
mettre de l’argent de côté. Chaque mois à réception de l’AAH, il achète treize paquets de AJJAX pour ne jamais être à court de tabac. Il sait saisir les occasions qui se présentent à lui. Il vient d’acheter des cartouches de Marlboro pour le mois en cours, parce qu’elles « étaient à 35 € ». Avec l’argent qu’il a pu mettre de côté, il s’est acheté récemment pour 1000 € un scooter qui valait initialement 1300 €. Il y prend grand soin. Il sait qu’il doit
bientôt changer un joint dans le moteur. Il vient de changer son système de protection qu’il juge trop léger. Il craint de ne pas pouvoir faire jouer la garantie en cas de vol. Son nouvel antivol est plus robuste que le précédent, avec une grosse chaîne enveloppée dans une toile résistante. Il compte aussi changer de compagnie d’assurance.
Son scooter lui donne une grande autonomie. Il se déplace fréquemment en ville. Il s’en sert toujours, que ce soit pour aller à l’hôpital, pour fréquenter le centre ville, ou pour des distances beaucoup plus courtes. Il se moque d’ailleurs de sa paresse, il se dit dépendant de son scooter, qu’il l’utilise même pour faire cent mètres. « Je suis feignant. Il
y a un magasin là, c’est à cent mètres. Mais je sors le scooter du garage qui est dessous pour y aller. » Certes, il est parfois limité dans certains actes de sa vie quotidienne. À ce
propos il évoque ses difficultés de préhension qui lui interdisent de lever les bras jusqu’à une certaine hauteur. Récemment, il a dû renoncer à se rendre dans un magasin par peur du ridicule. « On ne doit pas rentrer dans ce magasin avec son casque, il faut le
déposer à l’accueil et pour cela lever les bras jusqu’au comptoir qui est un peu haut. »
Ayant peur de ne pas y arriver, Naggi a préféré rester chez lui. Quoi qu’il en soit, il ne peut s’empêcher d’aller régulièrement à Centre Mermoz, grande galerie marchande au cœur de Rochefontaine car pour lui la consommation est une « phobie ». Il collectionne les vêtements et en particulier les baskets. Il en a au moins 22 paires qu’il n’a mises que quelques fois. « C’est un peu ma phobie d’acheter des vêtements. Mais bon maintenant, j’ai
plein de baskets même pas usés. Des chemises c’est bon, ça j’avais, j’ai des pantalons. C’est vrai que si j’avais plus d’argent, j’irais beaucoup dans les magasins. Et il faut que je monte à Centre deux. Là, il n’y a rien… Je rentre dans le magasin, je ne peux m’empêcher de… »
Pour sa mère, ces achats répétitifs sont les symptômes d’une maladie. « Ah oui, c’est une
maladie. Ce qui m’énerve c’est qu’après il ne les remet pas. Il les met une fois et après il ne les remet plus. » Les téléphones portables le tentent aussi beaucoup. Il passe de longs
moments à les manipuler avec son ami Ahmed. Il les renouvelle fréquemment en les échangeant chez des vendeurs d’occasions. Pour autant, tous ces achats qui peuvent paraître compulsifs ne semblent pas le mettre en difficulté financièrement. Ils ne font pas éclater son budget qu’il arrive à maintenir en équilibre. Il vient d’ailleurs de décider de ne plus acheter de nouveaux portables. Ceux-‐ci se dévalorisent trop vite, en sorte que les affaires du moment se transforment vite en perte. Il a acheté récemment pour 200 € un portable LG qui valait initialement 400 €. Quand il a voulu ensuite l’échanger contre un iPhone, le LG ne valait plus que 110 €. Il préfère donc s’abstenir désormais.
Enfin, en dépit de sa maladie chronique, Naggi est relativement socialisé. Il a su se faire des amis dans les divers établissements qu’il a fréquentés aux cours de ces quinze dernières années. Il les voit régulièrement dans le foyer occupationnel où il se rend régulièrement. Tous les ans, depuis cinq ans, le petit groupe part en vacances, avec deux voitures, non loin de l’Espagne, « comme ça on ramène des cigarettes ». L’été prochain, Naggi et ses amis se contenteront d’aller dans un mobil-‐home au Grau-‐du-‐Roi. Certes ce n’est pas lui qui organise ce genre de voyage et il n’a pas entièrement le choix des candidats au départ, ce qui pose parfois problème. « Il y a un gars qui est du sud. Le
problème, c’est que les filles ne veulent pas qu’il vienne. Moi c’est pas ma voiture, je peux pas commander. » En dehors des vacances, il passe du temps avec eux. « On fait les anniversaires, on fait à des moments le cinéma. Sinon, on fête le nouvel An toujours ensemble. » Parfois, il les reçoit chez lui. Mais c’est sa mère qui les accueille pour manger
le couscous : « Je les reçois à la maison, ils viennent manger le couscous à la maison. Si, si,
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noue aussi des relations sentimentales. Certes il a d’abord été un peu bousculé par les ruptures qu’il a subies. Mais il a pu prendre une certaine distance, notamment à cause de ses médicaments. « Les déceptions c’est dur… tous les matins je pleurais. Elle [ma mère] en
avait marre. Elle m’a emmené chez un médecin, il m’a mis sous Tromadil, depuis ce jour-‐là je n’ai plus jamais repleuré pour une fille. Si elle part, elle part, si elle veut rester… »
Récemment, il a noué une nouvelle relation. Sa nouvelle compagne doit venir s’installer d’ailleurs quelques jours chez lui.