Le cas de Mme Lepadellec
Madame Lepadellec est atteinte d’une maladie d’Alzheimer à un stade avancé. Elle a aujourd’hui soixante-‐et-‐un ans, ne parle quasiment plus, et elle est devenue dépendante pour la plupart des activités de la vie quotidienne. Malgré la sévérité de ses troubles, Mme Lepadellec continue de vivre chez elle, avec son mari. Depuis le début de la maladie, c’est lui qui s’occupe d’elle, tout seul, car jusqu’à présent il a refusé les aides qui lui ont été proposées. Mais la situation est en train d’évoluer : il y a quelques mois le mari a inscrit son épouse à l’Accueil de jour, où elle se rend désormais une journée par semaine ; et dernièrement il a accepté l’intervention à domicile de l’équipe spécialisée Alzheimer.
Aux yeux des professionnels, la situation de Mme Lepadellec constitue un cas limite sur le rôle d’ « aidant ». En effet, ils s’aperçoivent très vite que le mari est complètement épuisé, et qu’il risque à très court terme de se retrouver dans l’incapacité de continuer à assumer toute la prise en charge de son épouse. Mais le mari refuse catégoriquement les prestations d’aide et de soins à domicile qui lui sont proposées à titre de « répit ». Son attitude interroge les professionnels, qui ne comprennent pas quelle est la signification de ce refus, et qui ne savent pas quoi faire pour soulager le « fardeau » du mari, alors que la maladie progresse et donc que les besoins de son épouse vont encore augmenter. Ce refus d’aide est jugé non seulement dangereux pour la poursuite du maintien à domicile de Mme Lepadellec, mais également pour le mari qui risque de perdre la santé. Pourtant, les professionnels ne remettent pas en cause son autorité et sa capacité à gérer la situation, d’une part parce que lui-‐même se montre tout à fait conscient de la gravité de la situation en reconnaissant qu’il est « à bout », et d’autre part parce que tout ce qu’il fait pour son épouse force le respect. Le refus d’aide n’est donc pas combattu, mais il n’est pas non plus considéré comme incontournable. La présence des personnels de l’Accueil de jour et des soignantes de l’équipe spécialisée auprès de Mme Lepadellec, leur permet indirectement de veiller sur le mari, en se montrant très attentif à son état et disponible pour parler avec lui. Maintenant qu’ils ont un pied au domicile, et une « main » sur son épouse, les professionnels espèrent vaincre ses réticences pour qu’il accepte de leur déléguer certaines tâches.
1e séquence : au domicile, un maintien à bras-‐le-‐corps
L’état de Mme Lepadellec nécessite des aides qui deviennent de plus en plus importantes avec l’évolution de la maladie. Pour connaître comment s’organise la prise en charge à domicile, il est nécessaire de passer par son mari, d’une part pour que celui-‐
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ci donne son accord à la réalisation de l’étude, mais également pour qu’il accepte d’y participer en apportant son témoignage. C’est l’infirmière coordinatrice de l’équipe spécialisée Alzheimer qui joue les intermédiaires, et elle se montre très réservée sur la réponse du mari. Selon elle, il est probable qu’il refuse d’y participer, de la même façon qu’il décline toutes les propositions d’aide à domicile depuis le début de la maladie de son épouse. En effet, au premier abord, il exprime une certaine méfiance, et il fait savoir qu’il n’a pas encore pris de décision. Visiblement, il a choisi d’évaluer lui-‐même l’intérêt de participer à cette étude. Il reste d’abord un long moment silencieux, et après avoir écouté les explications données sur l’objet de la recherche, il donne finalement son accord. Il dit qu’avec lui « c’est blanc ou c’est noir » : il accepte de livrer son histoire et de répondre à toutes les questions, car il a le sentiment que son témoignage peut faire avancer la réflexion sur la prise en charge des malades d’Alzheimer. Comment a-‐t-‐il appris à aider son épouse et à lui donner des soins ? Que révèle son expérience, et quel sens donne-‐t-‐il au maintien à domicile ? Un entretien de plus de deux heures est réalisé au domicile : voici le discours du mari.
« Tant qu’elle marchait, ça allait encore » : le mari s’adapte
Au moment où il prend sa retraite, M. Lepadellec découvre que son épouse a des comportements étranges. Il se souvient très précisément des premiers troubles qu’il a observés. Tout a commencé lors d’un voyage pour fêter son départ en retraite. Le couple pratique souvent le camping et le tourisme régional, mais cette fois il part en voyage organisé dans un pays étranger. Le mari est alors surpris par une réaction inhabituelle de son épouse : « donc on était là bas, je dis on va envoyer un paire de cartes, et elle voulait
pas les écrire. D’habitude, c’est tout le temps elle qui s’occupe de ça. Bon je les ai écrites moi-‐même ». Il ne s’inquiète pas, considérant qu’il s’agit d’un manque d’intérêt ou d’une
forme de lassitude provoquée par des vacances un peu trop organisées à leur goût. Mais lorsqu’ils repartent en camping, il s’aperçoit qu’elle perd les automatismes de la vie de couple, qu’elle fait des choses bizarres : « moi je traçais la route et quand on arrivait à un
carrefour, si je disais il faut aller sur Paris, elle regardait à droite. Parce que bon, quand vous avez un carrefour, avec la caravane vous regardez bien qu’il y a pas de voitures qui vient à droite, donc c’est bien d’être à deux. Et là, il y a plus rien qui marchait. Quand elle voulait aller faire une petite vaisselle, par exemple elle était revenue un coup avec une planche à découper qui n’était pas la nôtre, elle ressemblait mais c’était pas la nôtre. Elle s’était pas rendu compte ». De même, à la maison, le mari observe que le comportement
de sa femme est en train de changer. Alors que c’est elle qui s’occupe normalement de tous les papiers, elle n’ouvre plus le courrier. Quand elle fait le ménage, elle oublie de nettoyer certains endroits. Le mari constate qu’« il y a beaucoup de choses qu’elle ne
faisait plus comme il fallait ».
Le mari a déjà eu l’occasion d’observer les symptômes de la maladie d’Alzheimer, car sa mère et sa belle-‐mère en sont décédées quelques années auparavant. Lui et sa femme se sont occupés de leur placement et ils leur rendaient fréquemment des visites. Aussi, suspecte-‐t-‐il rapidement que les troubles de sa femme peuvent avoir cette même origine : « alors là, je me suis posé des questions, et on a décidé de faire une visite chez le
médecin, et le verdict il est tombé ». Mais à ce moment-‐là, les troubles de Mme Lepadellec
ne l’empêchent pas encore de continuer à mener sa vie de couple, et l’annonce du diagnostic de la maladie ne semble pas faire s’écrouler les projets de son mari. Dans les premiers temps, il apprend à s’adapter à son état. Par exemple, il pratique très régulièrement des activités sportives, comme la course à pied et surtout le cyclisme, et
chacune de ses sorties peut facilement s’étaler sur une demi-‐journée. Il sait que son épouse est capable de rester toute seule à la maison, mais par prudence, il préfère réduire la durée de ses sorties et en limiter la fréquence. Malgré une diminution de ses capacités, Mme Lepadellec peut encore participer à la vie sociale. Par exemple, quand son mari l’emmène au restaurant à l’occasion d’un repas de famille, il anticipe d’éventuels incidents gênants, en lui commandant des plats qui n’ont pas de sauce, pour éviter qu’elle se tâche. Il se souvient de cette période qui a suivi l’annonce du diagnostic, où pendant presque trois ans, les troubles ont lentement évolué sans conduire à des incapacités majeures : « on voyait que c’était une personne qui était un peu diminuée, mais
tant qu’elle marchait, ça allait encore ».
L’état de Mme Lepadellec se détériore brutalement à la suite d’une chute. Son mari culpabilise, car elle tombe dans l’escalier alors qu’il est sorti faire du vélo, et il savait que les escaliers étaient devenus dangereux pour elle : « quand je suis revenu, j’ai vu les
pompiers devant la porte. J’étais inquiet. Ils étaient passés par chez mon voisin, c’est mon voisin qui avait appelé les pompiers. Il l’avait entendu, elle hurlait dans l’escalier, elle savait encore monter, mais elle n’arrivait plus descendre. Normalement, elle ne montait jamais tant que j’étais parti, et là elle est montée. Pourquoi ? Je ne sais pas. Et là je m’en suis voulu. Et puis les pompiers ils disent : « non il faut continuer à vivre », mais je m’en suis voulu quand même ». Après cette chute, Mme Lepadellec devient de plus en plus
dépendante de son mari. À cause d’une fracture du pied, elle est contrainte de rester immobile pendant trois semaines, et sa mobilité diminue considérablement, au point de ne plus pouvoir se déplacer toute seule : « je trouve qu’à partir de là, ça a été très vite, elle
a plus jamais marché normalement, elle fatiguait très vite. Quand elle a eu sa chute, elle a stoppé de marcher, et puis elle a été fort ralentie pendant ce temps-‐là. Et là, son pied a peut-‐être récupéré sa position, mais elle n’a plus jamais récupéré la marche, et ça c’était fini. Je pense que si il n’y avait pas eu cette chute, elle aurait gardé ses capacité un peu plus longtemps ». De plus, elle devient incontinente. Si auparavant il lui arrivait quelques fois
des petits accidents urinaires, elle gardait encore la capacité d’aller aux toilettes et son mari se contentait de nettoyer les traces d’urine. Mais après sa chute, Mme Lepadellec reste alitée, et son mari décide de lui mettre des protections, qui deviennent vite indispensables même lorsqu’elle est remise sur pied.
Cette chute ne provoque pas seulement une aggravation de l’état de Mme Lepadellec, elle marque aussi un basculement dans la vie du couple. Le mari réalise qu’il ne peut plus continuer à vivre normalement aux côtés de sa femme malade, et que les conséquences de sa maladie sont en train de l’affecter physiquement et moralement :
« je pouvais encore sortir, parce que après elle ne bougeait pas, surtout quand elle avait encore son pied dans le plâtre il y avait pas de danger. Mais je ne suis plus jamais parti tranquille, je partais toujours dans l’inquiétude. Et quand je rentrais, pourvu que les pompiers ne soient pas devant la maison. J’en avais peur. Et puis ça arrivait que j’ouvrais la porte, elle était en pleurs, donc là ça me plaisait plus ; et puis là j’ai commencé à complètement diminuer ». Mais il n’est pas prêt à renoncer à la vie de couple, et même
malade, son épouse reste la personne avec laquelle il partage sa vie. Quand elle sort de l’hôpital après sa chute, son épouse ne peut pas monter les escaliers pour accéder à la chambre. Le mari l’installe donc au rez-‐de-‐chaussée, dans le canapé du salon, et pendant toute la période de convalescence, et il veille sur elle en dormant juste à côté, sur un lit de camp. Sitôt qu’elle parvient à se tenir debout, même si elle ne peut plus marcher toute