Le cas de Mme Langevin
« C’est son ange gardien qui la garde, elle, c’est pas possible ! » : un maintien
à domicile controversé mais souhaité par la personne et ses enfants
Mme Langevin fait partie des personnes qui ont été les premières à pouvoir bénéficier de l’accompagnement renforcé du Samsah lors de son ouverture en 2009 car elle était déjà connue du service d’aide à domicile. Elle souffre en effet d’une sclérose en plaques depuis dix-‐sept ans, et en est aujourd’hui à un stade très avancé de la maladie. Agée de 54 ans, elle vit avec son fils de 25 ans dans un logement social. Elle est alitée la plupart du temps et a besoin d’aide pour tous les actes de la vie quotidienne. Elle a des difficultés pour manger, évacuer, respirer et parler, et des troubles cognitifs importants touchant la mémoire et le jugement. La question du placement de Mme Langevin est évoquée depuis des années, régulièrement, du fait de l’aggravation de son état de santé, mais à chaque fois elle et ses enfants s’y opposent, et les professionnels soutiennent leur démarche.
Au moment où commence notre enquête, en juin 2010, le maintien à domicile de Madame Langevin suscite à nouveau le débat, non pas tant au sein du Samsah qu’avec les médecins qui sont amenés à intervenir ponctuellement dans son parcours de soins. Il en va ainsi de l’équipe médicale de l’hôpital de court séjour dans lequel elle va passer trois semaines en août, ce qu’elle a déjà fait à deux reprises les années précédentes. L’assistante sociale du service, qui est aussi la référente de Mme Langevin dans le service, rapporte à ses collègues qu’« après être venus la voir pour préparer
l’hospitalisation, les médecins étaient en colère contre le Samsah ! Et la curatrice a été obligée de leur redire que le maintien à domicile était le choix de Mme, mais eux pensent que ce n’est pas possible… » En entretien, la curatrice confirme qu’elle a dû jouer le rôle
de médiateur, les médecins étant proches de dénoncer une situation de maltraitance au vu de l’état de santé de Mme, qu’ils ont qualifié de « lamentable ». Et ils ne sont pas les seuls à s’étonner de la situation. Même les membres du Samsah, spécialisés dans la gestion des cas les plus difficiles, sont choqués lorsqu’ils commencent à intervenir chez Mme Langevin, comme nous l’a dit une aide-‐soignante : « Au départ, je me suis dit : “C’est
incroyable ! Cette dame-‐là, elle est dans son lit, paralysée, les portes sont ouvertes, les fenêtres sont ouvertes, n’importe qui peut rentrer, c’est incroyable !” Elle était vraiment… C’est son ange gardien qui la garde, elle, c’est pas possible ! Enfin, ça aurait été quelqu’un de ma famille… Ben oui, parce que son fils, il est là… mais il est pas là… ».
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À propos du fils de Mme Langevin, les avis sont partagés. D’un côté, les membres du service nous disent qu’il n’est pas fiable du tout, car il oublie des rendez-‐vous ou ne fait pas les courses comme il faudrait ; de l’autre, que lui seul permet le maintien à domicile car il assure « une présence » quand sa maman est seule, notamment le soir et la nuit. Mais que signifie être présent ? Benjamin est seul à s’occuper de sa mère depuis que sa sœur Muriel a quitté la maison pour s’installer en Bretagne avec son mari, et que son père est mort prématurément d’un cancer il y a quelques années. Mme Langevin concède que son fils l’aide « un p’tit peu », mais répète qu’elle ne l’appelle pas, ou qu’il ne vient pas quand elle l’appelle. Certains intervenants abondent dans ce sens en disant qu’il « reste dans sa chambre devant son ordinateur, avec ses jeux vidéos », suggérant qu’en cas d’urgence, il ne pourrait pas entendre sa mère appeler à l’aide alors même qu’il serait sur place. D’autres soulignent néanmoins qu’il « lui donne à boire », « se lève la
nuit quand elle appelle », « est là pour elle ». L’aide-‐soignante citée plus haut résume donc
assez bien l’incertitude qui caractérise la situation selon les professionnels en disant :
« il est là, mais il est pas là… » L’appartement nous est aussi décrit par le service comme
vétuste voire dangereux, avec de nombreuses traces d’humidité et un système électrique défectueux. L’entreprise qui s’occupe du matériel médical semble également peu fiable, plusieurs appareils loués dans un état neuf ayant nécessité des opérations de maintenance après quelques mois d’utilisation. Enfin, Benjamin et la curatrice dénoncent les retards et l’incompétence des auxiliaires de vie. Cela vaut pour celles qui interviennent ponctuellement chez Mme Langevin, en remplacement ou le week-‐end, et qui ne savent pas toujours utiliser les appareils ou dont qui sont peu investies dans la situation. Mais on comprend aussi à travers les propos du personnel du Samsah que rien n’est beaucoup plus sûr avec les deux auxiliaires de vie qui interviennent le plus souvent chez Mme Langevin, à raison de quatre heures le matin et quatre heures l’après-‐midi, et ce depuis plusieurs années. Bientôt à la retraite, Madame Diallo est quasi systématiquement en retard le matin, et très fatiguée physiquement et nerveusement. L’auxiliaire de vie qui doit venir à 15 heures, Bahia, arrive elle aussi très souvent avec plus d’une heure de retard, de sorte que Mme Langevin reste seule pendant plusieurs heures. Quant à lui, le kinésithérapeute vient quatre fois par semaine, mais ses horaires de visite varient d’une semaine à l’autre.
De jour comme de nuit, la continuité des soins – ou encore la « présence », la « surveillance » de la personne – n’est donc pas toujours assurée. Ce problème est d’autant plus crucial ici que Mme Langevin a des difficultés à avaler et à respirer, et qu’elle peut s’étouffer à tout moment en cas de fausse route. La cadre de santé du Samsah reconnaît qu’il y a des risques, et sait bien que certains médecins pensent « que
Mme Langevin serait mieux à l’hôpital ». Mais comme elle nous le dit, « il y a des risques aussi à l’hôpital », et « ses enfants ne souhaitent pas qu’elle entre en institution, et apparemment Mme Langevin est bien là où elle est… Comme son état de santé est stable, c’est pas mal qu’elle soit chez elle… » Les deux enfants répètent en effet que leur souhait
est de repousser le plus possible l’entrée de leur mère en institution : c’était là le souhait de leur père aujourd’hui décédé, ils ont une mauvaise image de la vie en institution, et ils ont observé que les séjours d’un mois l’été en centre spécialisé ne sont pas très bénéfiques pour leur mère. C’est donc dans la perspective d’un maintien à domicile prolongé de Mme Langevin que le Samsah travaille depuis 2009, en collaboration avec son fils Benjamin. De nouveaux professionnels (infirmière, aide-‐soignante, ergothérapeute, conseillère en économie sociale et familiale) sont venus renforcer
l’accompagnement réalisé depuis quinze ans par les auxiliaires de vie et les assistantes sociales du service d’aide à domicile.
Si la situation à domicile semble incroyable à première vue, elle semble aussi avoir ses raisons d’être, au premier rang desquelles le souhait de la personne et de ses enfants de repousser le moment du placement. La situation ne fonctionne pas si mal : depuis quelques mois, Mme Langevin fait même moins de fausses routes qu’auparavant, et son état est considéré comme stable. C’est d’ailleurs pour cela que le service ne nous a pas présenté ce cas comme leur posant particulièrement problème au moment où nous avons commencé l’enquête, même s’il y a un très grand nombre d’intervenants, et que tous trouvent à redire aux interventions des autres. Comment une situation si précaire au premier abord – le fils exigent mais peu fiable, les auxiliaires de vie en retard, la personne qui peut s’étouffer à tout moment, le matériel médical défectueux – tient-‐elle le coup ? Comment le maintien à domicile est-‐il possible ? Quelles solutions viennent palier les défaillances des acteurs du réseau ? Et jusqu’à quand ? Une forme d’organisation semble s’être peu à peu développée autour de Mme Langevin, dans laquelle les intervenants qui ne sont pas en première ligne sont attentifs à ce que font ou ne font pas ceux qui le sont, c’est-‐à-‐dire le fils et les auxiliaires de vie, anticipent leurs défaillances, s’efforcent de les comprendre et de les pallier quitte à aller au-‐delà de leur domaine d’intervention ou du faisceau de tâches qui leur incombent, et mettent en place des stratégies pour faciliter leur intervention et les aider à supporter la situation.
« Après la mort de mon père, c’est moi qui ai pris la relève » : une carrière d’aidant bien remplie, une vie en attente
L’entretien réalisé avec Benjamin à son domicile révèle qu’il a déjà une longue carrière d’aidant derrière lui. Il a quatre ans quand sa mère commence à souffrir des symptômes de la maladie. Il comprend rapidement qu’elle ne peut plus l’emmener à l’école et qu’il lui est de plus en plus pénible d’aller travailler. Il évoque la progression de la maladie de sa mère à travers l’évolution des aides techniques et humaines qu’elle a reçu : la canne, le déambulateur, le fauteuil roulant ; une auxiliaire de vie, puis deux, puis du passage toute la journée. De la première fois où il a eu le sentiment d’apporter de l’aide, il s’en souvient comme si c’était hier : « Au début mon père et ma sœur me
mettaient un peu à l’écart, c’est-‐à-‐dire que je ne m’occupais pas trop de maman, c’est ma sœur qui s’occupait de moi, et mon père de ma mère. Et un jour, j’ai dit comme ça : “Mais moi aussi je peux mettre maman sur le fauteuil !”, et j’avais 8-‐9 ans je crois, et j’ai pris ma mère de son lit et je l’ai mise sur le fauteuil… » Depuis cet épisode, son engagement s’est
intensifié à mesure que la sclérose en plaques de sa mère a évolué, et à partir du moment où sa sœur Muriel a quitté le domicile. De six ans son aînée, elle habite aujourd’hui en Bretagne avec son mari et ses deux enfants : « elle a fait sa vie ». Après avoir passé le Baccalauréat, elle commence des études supérieures en sciences humaines à l’université mais ses relations avec son père se détériorent. Benjamin se souvient qu’ils se disputaient car il ne voulait pas qu’elle sorte le soir. Quand elle part faire des études à l’étranger en 2000, notamment en Belgique, elle continue de prendre des nouvelles de sa mère et vient la voir pour les fêtes, mais cesse d’être en première ligne.
Benjamin prend alors le relais, en aidant son père à assurer le quotidien et à pallier les retards et les absences des auxiliaires de vie. De cette période, il garde néanmoins un
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bon souvenir, sans doute parce que cela lui rappelle des moments complices avec son père : « C’est arrivé que des fois, on en avait tellement marre qu’on prenait maman, moi et
mon père, et qu’on la mettait dans la baignoire pour bien la laver quoi, pour pas se casser la tête avec la bassine dans le lit, et vu qu’on était costauds tous les deux, on la prenait, on la mettait dans la baignoire, on la lavait et on la remettait dans le lit ! Je le prends en rigolant mais je l’ai pas toujours pris en rigolant, et mon père non plus ! » Cette vie à trois
prend fin avec le décès du père de Benjamin en 2005. Il meurt un mois seulement après avoir appris qu’il avait un cancer colorectal, dans des circonstances difficiles. Benjamin n’aurait jamais imaginé que son père puisse tomber malade tellement l’attention se portait sur sa mère depuis des années. Assez classiquement, malheureusement, le conjoint de la personne atteinte d’une maladie chronique s’épuise et surtout néglige sa propre santé. Le père de Benjamin était déjà tombé dans l’escalier en portant Mme Langevin. Ouvrier dans une grande usine du département, il s’était mis à travailler de nuit, pour augmenter les revenus du ménage et pouvoir être plus présent au domicile pendant la journée et assurer les transferts. Et quand il a vu du sang dans ses selles, il ne s’est pas inquiété plus que ça alors qu’il aurait pu se faire diagnostiquer et opérer à temps. Dès le lendemain du décès, le service d’aide à domicile s’interroge sur la nécessité du placement de Mme Langevin. Mais Benjamin s’y oppose : « je n’ai pas voulu
changer, et puis de toute façon je ne voulais pas que ma père parte quoi, je voulais rester avec elle, donc ben je suis resté avec ma mère, c’est moi qui ai pris la relève. […] De par le fait qu’il est décédé, je me sentais obligé de prendre la relève… Si mon père n’avait pas été malade, aujourd’hui c’est lui qui répondrait à vos questions. Mais malheureusement le destin en a décidé autrement. »
« Prendre la relève » signifie à la fois être présent au domicile et assurer certaines tâches (les courses, les repas du soir, les transferts et certains soins si besoin), mais aussi prendre toutes les décisions concernant Mme Langevin. Cela fait longtemps, en effet, qu’elle manque de cohérence et souffre de troubles cognitifs divers. Du vivant de son père, déjà, Benjamin avait compris que « la maladie lui attaquait le cerveau » et que ce n’est pas de sa faute si elle parle comme une enfant. Il devient de fait responsable de tout ce qui engage l’organisation des services à domicile, la gestion des finances du ménage même s’il est maintenant aidé par une curatrice, ou encore les traitements médicaux, en collaboration avec sa sœur qui reste très impliquée dans les décisions.
À moins de vingt ans, Benjamin devient ainsi l’aidant principal de sa mère, et l’interlocuteur privilégié des professionnels impliqués dans sa prise en charge. Au moment où nous l’interviewons, cinq ans après, il est conscient qu’il va jouer ce rôle
« jusqu’à la fin », c’est-‐à-‐dire jusqu’à la mort de sa mère ou du moins son départ du
domicile. Le soir, quand les auxiliaires de vie sont parties, il apporte à sa mère un peu d’eau gélifiée, reste un petit moment regarder la télévision avec elle, et lui parle un peu même si c’est de plus en difficile d’avoir une conversation et qu’il éprouve une certaine lassitude à répéter toujours les mêmes choses. Il préfère aller dans sa chambre ou retrouver ses amis. Il reconnaît qu’il n’a jamais l’esprit tranquille et que, même lorsqu’il est de sortie, il lui arrive de repasser à la maison vers 4 heures du matin pour jeter un coup d’œil dans la chambre et repartir. À ceux qui lui disent de penser à lui et à son avenir, ou de « faire sa vie », il répond : « Tu ne peux pas faire ta vie de ton côté, au
détriment de la vie de quelqu’un que tu aimes plus que tout… Donc si je rencontre quelqu’un, c’est triste à dire mais elle attendra… » Il n’a pas de ressentiment vis-‐à-‐vis de
mère est « une question d’éducation ». On peut entendre chez lui une certaine fierté à consacrer ainsi une partie de sa vie à sa mère, en sachant que ce ne sera pas toute sa vie, et à être celui grâce auquel elle peut rester à son domicile le plus longtemps possible. Cependant, le rôle de coordonnateur que Benjamin est amené à jouer au quotidien avec les auxiliaires de vie lui pèse énormément.
« À un moment donné, ça casse la tête » : quand la présence des intervenants
au domicile devient intenable
Dans le cahier de soins de Mme Langevin, que consultent et remplissent les infirmiers, les aides-‐soignantes et la cadre de santé du Samsah, il y est très souvent question de Benjamin. À côté de « Le dentiste viendra tel jour », ou « le technicien a
installé le nouveau lit », on trouve ainsi : « Benjamin va apporter les clichés IRM au Dr. Untel », ou « Benjamin a envoyé tel formulaire ». On comprend également qu’il transmet
des observations au service, comme un problème de vue chez sa mère qui a donné lieu à la visite de l’ophtalmologiste. Il joue aussi le rôle d’intermédiaire avec la société qui loue le matériel médical, et avec l’entreprise qui va être chargé de rénover l’appartement. Il fait donc partie du réseau des aidants et coopère avec les membres du service, au même titre que les partenaires extérieurs les plus impliqués dans la prise en charge de sa mère : la curatrice, le kinésithérapeute, le médecin traitant, le pharmacien ou encore la société qui loue le matériel médical et intervient régulièrement pour de la maintenance. Le service peut être amené à solliciter Benjamin, et à coordonner ses actions. La cadre de santé lui demande par exemple d’être présent lors de la visite du médecin ou d’une livraison de matériel, de façon à transmettre ensuite les informations au service, de la même façon qu’elle suggère au kinésithérapeute de venir chez Mme Langevin entre 14 et 15 heures parce qu’il n’y a pas d’auxiliaire de vie à ce moment-‐là, et que cela diminuerait le temps où elle est seule. Mais à la différence des autres intervenants cités plus haut, Benjamin est le seul à vivre au domicile. Il est de fait en prise directe avec les aidants de première ligne que sont les auxiliaires de vie.
Benjamin a beaucoup de respect pour leur travail, et admire leur rapidité et leur habileté, notamment pour la toilette et le changement des protections. Le fait qu’il soit amené à accomplir ces tâches exceptionnellement lui offre un point de comparaison (« elles mettent un quart d’heure à nettoyer maman quand moi je mets quatre heures ! »). Néanmoins, il dénonce avec force les retards et les absences. Quand son père était encore en vie, ils n’appelaient pas le service quand une auxiliaire de vie leur faisait faux bond, surtout le week-‐end. Son père ne voulait pas « être une balance » et préférait faire le travail à leur place. Mais depuis quelque temps, suivant les conseils de sa sœur, Benjamin signale immédiatement les retards des auxiliaires au service, et indique le nom des personnes qu’il préfère dès qu’il en a l’occasion. Il contacte même la curatrice qui gère les finances de sa mère et paye donc une partie des prestations des auxiliaires de vie pour qu’elle fasse pression sur leur responsable. De même, il appelle l’ergothérapeute dès que le lève-‐personne ou le fauteuil ne fonctionnent pas au lieu de jeter un coup d’œil et de le réparer. Il est technicien de maintenance et reconnaît qu’il saurait s’en occuper – son père le faisait en son temps – mais il estime que ce n’est pas son travail. Il réclame aussi que les nouvelles auxiliaires de vie soient formées par le service ou par l’ergothérapeute pour que les appareils ne soient pas détériorés (« elles