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Une redéfinition des termes de la controverse

3. L’altruisme psychologique

3.3. La controverse entre altruisme et égoïsme psychologiques

3.3.3. Une redéfinition des termes de la controverse

Pour sortir de cette impasse, je propose de reprendre le problème à la base en partant d’une distinction utile entre d’une part, la motivation altruiste et d’autre part les motifs altruistes (compris comme des buts, des désirs ou des intentions).

Suivant la tradition humienne, je pense que la motivation relève strictement de l’affect (cette thèse sera développée plus en détail à la section 5.2.2; voir aussi MCSHEA

&MCSHEA 1999). Par exemple, une sensation de faim pousse l’agent à assouvir cette faim ; et cet état motivationnel dure jusqu’à ce que le tenaillement à l’estomac ait disparu. Quant aux motifs, ils sont généralement compris comme étant des désirs, des buts ou des intentions. Ils sont composés d’une partie affective et d’une partie explicitement cognitive ; ces deux aspects sont étroitement liés mais il est important de comprendre que si les motifs sont motivants, c’est uniquement en raison de leur composante affective. Prenons les désirs par exemple : le désir peut être compris comme le résultat de la combinaison d’un affect et d’une croyance. Plus précisément, il est

déclenché soit par une émotion (par exemple la pitié), soit par une simple sensation (par exemple la faim) et est dirigé vers un but fourni par une croyance (par exemple la croyance qu’il existe une pomme à proximité et que l’on peut s’en saisir et la manger). Le point important est que selon cette lecture, l’affect est la cause à la fois du désir et de l’action ; il a donc une priorité causale.

Cela posé, il me semble que la raison pour laquelle la controverse autour de l’altruisme a engendré autant de débats tient au fait que les auteurs réfléchissent en termes d’intention, de buts ou de désirs. Mais si l’on questionne la possibilité de l’existence d’actions altruistes, la focale doit être mise sur la motivation et non sur les motifs car un motif n’est motivant qu’en vertu de sa composante affective. En bref, puisque la controverse concerne la manière dont les actions ont été causées, l’aspect motivationnel a priorité.

Ainsi, il me paraît utile de faire une distinction entre un altruisme psychologique motivationnel, qui est une forme de réaction émotionnelle (à ce propos, voir section 5.2.1.iii), et un altruisme psychologique sophistiqué qui relève de ce que les gens considèrent comme étant les motifs de leurs actions (nous verrons aux sections 4.2.2 et 5.4 que la moralité est intrinsèquement liée à cette seconde forme d’altruisme).

Mettre en place cette distinction entre motivation (altruisme psychologique motivationnel) et motif (altruisme psychologique sophistiqué) signifie reformuler la controverse. Puisque cette dernière porte sur l’existence d’actions altruistes psychologiques « en vertu de leur causes », la question pertinente à se poser est de savoir s’il existe des motivations altruistes capables de produire ce genre d’actions. Et d’autres termes, il s’agit de sonder la possibilité d’affects altruistes capables de nous motiver à agir.

En s’inspirant de la définition de l’altruisme psychologique proposée plus haut, on peut dire qu’un affect est altruiste s’il porte sur le bien-être et les intérêts d’autrui. Selon la même logique, pour qu’un affect puisse être considéré comme égoïste, il faut qu’il porte sur nos propres intérêts et bien-être. Cela implique qu’une condition nécessaire pour que des affects puissent être traités comme altruistes ou égoïstes est qu’ils possèdent un contenu intentionel (au sens où ils portent sur un objet du monde extérieur). Or ce n’est pas le cas de tous les affects. Par exemple les simples sensations comme une douleur ressentie après avoir été frappé ou le tenaillement de la faim sont des affects qui ne sont dirigés vers aucun objet ; ils sont non intentionels. On pourrait

ici, affirmer d’emblée que la thèse de l’égoïsme psychologique est fausse puisque des affects non intentionels comme un tenaillement à l’estomac peuvent motiver à agir. Mais ce ne serait peut-être pas faire justice à la controverse, laquelle porte sur des motifs/motivations qui ont pour objet le bien-être et les intérêts d’individus. Concentrons-nous donc sur la question de l’existence d’affects intentionels en vertu du fait qu’ils sont dirigés vers le bien-être d’individus.

Lorsqu’un affect dépasse le simple état de sensation et est dirigé vers un objet, il devient une émotion comprise au sens défendu par des philosophes comme Peter GOLDIE (2000) ou Sabine DÖRING (2007). Selon ces auteurs, une expérience

émotionnelle est une « sensation envers » (feeling towards), un état affectif intentionel. Ainsi, la motivation altruiste, si elle existe, est une émotion ; chaque fois que nous sommes motivés de manière altruiste (si cet état existe), nous faisons une expérience émotionnelle. Nous pouvons donc cerner encore mieux la controverse : il s’agit de savoir s’il existe des émotions qui portent sur le bien-être et les intérêts d’autrui184 et sont capables de nous motiver à agir.

Une première constatation est que parmi les émotions, il y a celles qui sont dirigées vers soi-même (par exemple la honte, la fierté), il y a celles qui sont dirigées vers autrui (par exemple l’amour, l’admiration) et il y a celles dont on ne peut pas vraiment dire qu’elles soient dirigées vers quelqu’un (par exemple la peur qui est dirigée vers ce qui est dangereux, ou la joie). Parmi les émotions dirigées vers autrui, il y en a clairement qui sont relatives au bien-être et aux intérêts d’autrui. Comme exemples d’émotions altruistes, on peut compter l’amour, la sympathie, la compassion, certaines formes d’admiration ou de respect (par exemple lorsque l’on est témoin d’une action qui améliore le sort d’une personne). Toutes ces émotions montrent que nous ne sommes pas indifférents au bien-être et aux intérêts d’autrui ; c’est donc celles-là qui sont au cœur de l’altruisme psychologique motivationnel.

D’autre part, le phénomène émotionnel peut être compris comme un modèle tripartite (pour plus de précisions, voir la section 5.3.1). Certaines causes typiques causent certaines réactions physiologiques et cognitives typiques lesquelles sont liées à des tendances typiques à l’action. Par exemple un épisode de compassion est une

184

En réalité, pour être précis, il faudrait encore ajouter une distinction supplémentaire pour éviter de devoir compter dans le camp des altruistes des émotions comme ce que l’on appelle en allemand Schadenfreude, qui consiste à prendre du plaisir à la vue du malheur d’autrui.

réaction à un ensemble de circonstances comme le fait d’être témoin de la souffrance d’autrui. Cet épisode de compassion se caractérise par un certain état du système neuronal et endocrinien ainsi que par une expression faciale spécifique de la compassion. Enfin, un sujet compatissant sera motivé à venir en aide à l’individu qui souffre. Vu sous cet angle, un phénomène émotionnel altruiste doit être conçu comme un ensemble d’événements intimement liés les uns aux autres ; et une réaction émotionnelle révèle un mécanisme psychologique qui se met en branle face à certains inputs et produit certains outputs. Il me semble que réfléchir de cette manière permet de faire taire un certain nombre d’interprétations égoïstes de notre motivation à agir. Je m’explique. Il se peut qu’en décomposant un mécanisme émotionnel altruiste comme celui de la compassion, il apparaisse que l’état du système neuronal et endocrinien correspond à un affect négatif qui induit le sujet à accomplir des actions qui vont avoir pour conséquence de le libérer de cet état. Mais cela ne peut pas être interprété en termes de motivation égoïste car ce qui importe est de déterminer si le mécanisme dans son ensemble est altruiste, c’est-à-dire s’il a été déclenché par la prise en comte du bien- être et des intérêts d’autrui (quels que soient les processus physiques et endocriniens impliqués dans la mise en action du mécanisme en question). Le fait que la compassion s’exprime par une phénoménologie déplaisante et disparaît avec l’input qui l’a causée (c’est-à-dire lorsque les besoins d’autrui sont satisfaits) n’en fait pas une émotion égoïste.

La dernière inconnue à résoudre concerne la question de savoir si les émotions altruistes sont capables de nous motiver à agir ou si elles sont toujours contrebalancées par d’autres émotions non altruistes. Une réponse positive nous permettra d’affirmer que la motivation altruiste existe et peut orienter nos actions, donc que la thèse de l’altruisme psychologique sort vainqueur de la controverse.

Il nous faut des arguments ici car on pourrait imaginer que les êtres humains sont toujours sujets à des conflits d’influence entre différents mécanismes motivationnels et qu’en fin de compte, les mécanismes altruistes sont si faibles qu’ils ne prennent jamais le dessus. Par exemple si l’on reprend le phénomène présenté plus haut de l’observateur punisseur dans le jeu de la confiance (p. 147), on pourrait imaginer que deux mécanismes motivationnels entrent en jeu. D’un côté le mécanisme de la compassion inciterait l’observateur à punir l’opportuniste afin d’aider le joueur lésé. D’un autre côté l’observateur serait ébranlé par un mécanisme émotionnel de réaction normative qui n’est ni altruiste, ni égoïste : il serait outré de voir que l’un des joueurs contrevient à la

norme de réciprocité (ou à celle d’équité) et cela l’inciterait à le punir.185 Si la poussée motivationnelle du premier mécanisme est infime par rapport à celle du second, alors il sera difficile de considérer l’action de l’observateur comme altruiste. Le problème dans cet exemple est que les deux mécanismes émotionnels poussent à la même action si bien qu’il n’y a pas moyen de définir si le second mécanisme est seul responsable de l’action.

Dans ce qui suit, je vais utiliser deux lignes d’argumentation pour montrer que les émotions altruistes exercent un impact non négligeable sur nos choix d’action. La première (développée dans la section suivante) consiste à donner la parole aux psychologues qui, je pense, ont montré de manière convaincante à quel point les émotions altruistes exercent un effet incitatif sur notre comportement pro-social. La seconde ligne d’argumentation (section 3.4), moins directe, consistera à explorer les raisons évolutionnaires de l’apparition des motivations altruistes.