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Le retour de la sélection de parentèle

2. L’altruisme évolutionnaire

2.3. L’altruisme évolutionnaire propre aux êtres humains

2.3.6. Le retour de la sélection de parentèle

La punition altruiste et l’aide prodiguée en faveur des membres de notre communauté (en particulier les individus qui partagent les mêmes marqueurs ethniques) sont une chose, mais elles ne sauraient couvrir tous les types de comportements altruistes que l’on rencontre chez nos pairs.158 Des personnes comme Mère Teresa ne sont ni des « punisseuses altruistes » ni de simples « bienfaitrices ethnocentriques » ; et les comportements d’abnégation au profit du groupe (à l’exemple de Winkelried) ne s’expliquent pas par l’application de normes sociales légèrement désavantageuses. Nous sommes donc toujours en mal d’une explication complète de l’altruisme évolutionnaire humain.

La solution a peut-être été trouvée par certains psychologues évolutionnistes. John TOOBY et Leda COSMIDES (1989) proposent une explication spéculative qui se base sur la théorie de la sélection de parentèle. Selon eux, cette dernière pourrait bien être à

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Notons également que dans le cadre de la théorie des jeux, les coûts et les gains sont toujours calculés en termes d’unités monétaires (ou d’autres formes équivalentes) : l’altruisme consiste à donner une partie de sa fortune ou renoncer à un gain, soit pour récompenser, soit pour punir. Il s’ensuit que lorsque ces modèles sont formulés de manière à représenter la dynamique de la sélection naturelle (en faisant se succéder plusieurs générations de parties itératives), on ne retrouve que la fitness classique (niveau de l’individu) dans sa composante « viabilité » ; la composante « fécondité » est calculée en fonction de la viabilité puisqu’on attribue une descendance proportionnelle aux gains obtenus par les individus au cours de la partie précédente. Ainsi la théorie des jeux ne peut pas modéliser le phénomène de sélection de parentèle qui repose sur la notion de fitness inclusive. Or nous avons vu que dans le monde animal, la sélection de parentèle est seule garante de l’existence de l’altruisme évolutionnaire. Nous verrons dans cette section que cette leçon n’a pas été oubliée par les psychologues évolutionnistes qui retournent à la sélection de parentèle pour expliquer l’évolution de l’altruisme humain.

l’origine des mécanismes proximaux159 comme les émotions empathiques qui poussent les gens à agir de manière altruiste envers des individus non parents. Ces mécanismes proximaux auraient été façonnés au cours de la préhistoire humaine (probablement au temps du pléistocène) sous l’influence de la force de la sélection de parentèle, lorsque les êtres humains vivaient dans de petits groupes majoritairement constitués de proches parents. D’autre part, si, dans les conditions de vie en groupe, les êtres humains avaient peu de chance de rencontrer des individus non parents, il n’est pas nécessaire que les émotions empathiques soient dirigées de manière discriminatoire en faveur des proches parents au détriment des étrangers.160 Au contraire, les interactions avec des étrangers étant rares, le coût nécessaire à l’acquisition du mécanisme de discrimination serait largement supérieur à celui engendré par des actions altruistes occasionnelles envers des individus non parents. C’est dans ce contexte précis que les mécanismes altruistes auraient été fixés dans notre matériel génétique. TOOBY et COSMIDES ajoutent que

l’environnement dans lequel ces mécanismes ont évolué a subi des changements drastiques au cours des derniers millénaires ; aujourd’hui, nous vivons dans des groupes plus grands et extrêmement mobiles, si bien que ces mécanismes et le comportement altruiste qu’ils induisent ont probablement perdu leur vertu adaptative (voir aussi MOHR

1987).

Cette théorie est spéculative et repose sur un certain nombre de présupposés qui ne satisfont pas tout le monde (voir notamment SESARDIC 1995). Elle suppose par

exemple qu’au pléistocène, les groupes étaient majoritairement constitués de proches parents ; mais c’est quelque chose qu’il est assez raisonnable de penser. De plus, cette théorie dissocie le processus de sélection de parentèle de la capacité de distinguer les proches parents puisqu’il est clair que les hommes du pléistocène possédaient déjà cette capacité ; ainsi, pour qu’elle soit crédible, il faudrait montrer que le fait d’utiliser la capacité de distinguer les individus pour décider de la manière dont on distribue nos bienfaits est évolutionnairement coûteux. Enfin, elle postule que les êtres humains vivaient en vase clos dans leurs petits groupes de membres apparentés. Or si c’était

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Les mécanismes proximaux sont, à l’échelle des individus, les causes directes des comportements. Pour une explication détaillée, voir p. 157.

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Ici, il faut distinguer entre le fait de posséder une capacité (en l’occurrence celle de reconnaître ses proches parents) et le mécanisme qui fait appel à cette capacité (on l’occurrence le mécanisme de discrimination en faveur des proches parents).

effectivement le cas, la force de sélection de parentèle devait être passablement atténuée par l’effet inverse de la compétition à l’intérieur du groupe (voir section 2.2.1.i, p. 60 et suiv.). On se débarrasse toutefois du problème si l’on peut montrer que nos ancêtres vivaient dans un environnement non saturé dans lequel ils pouvaient s’étendre (LEHMANN et al. 2006).

Conclusion

Au terme de ce chapitre, force est d’admettre que le problème de l’altruisme évolutionnaire est loin d’être résolu. D’importantes avancées théoriques ont déjà été faites mais d’autres se font encore attendre.

De manière générale, nous avons vu qu’il existe différents mécanismes sélectifs (sélection de parentèle, réciprocité directe, réciprocité indirecte, signal coûteux et éventuellement sélection de groupe) qui permettent l’évolution de la coopération et des comportements d’aide. Mais on ne peut pas simplement identifier ces derniers à l’altruisme. La plupart de ces comportements ne sont altruistes qu’au premier abord, car une fois déterminées les causes de leur évolution, on comprend qu’ils sont finalement avantageux pour les individus qui les pratiquent.

Chez les espèces animales, il semble que seul le mécanisme de la sélection de parentèle (compris au sens large de fitness inclusive) permet l’évolution de l’altruisme. Chez les êtres humains, en plus de la sélection de parentèle (dont l’effet est adapté dans certains cas et n’est plus, dans d’autres, qu’un vestige d’une ancienne adaptation), il est plausible que certaines formes d’altruisme (punition altruiste et comportements d’aide en faveur des membres de la communauté) soient apparues sous l’effet de la sélection culturelle de groupe qui opère sur les normes sociales. Mais cette théorie est encore jeune et controversée (LEHMANN & KELLER 2006).161 Des recherches futures nous permettront sans doute de décider de sa pertinence.

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Dans un récent article, Laurent LEHMANN et Laurent KELLER (2006) résument la situation en proposant l’idée que les comportements d’aide peuvent évoluer si au moins une des quatre conditions suivantes est réalisée : i) un bénéfice direct pour l’agent, ii) la production d’une information sur le caractère coopératif de l’agent, ce qui favorise les relations de réciprocité directe ou indirecte (réciprocité directe ; réciprocité indirecte ; signal coûteux), iii) une haute probabilité d’interaction entre individus génétiquement proches (sélection de parentèle au sens strict), iv) une corrélation génétique entre les gènes responsables de l’altruisme et des effets phénotypiques identifiables (sélection de parentèle élargie ; effet

Enfin, un élément qui ressort de l’analyse de coopération humaine est l’importance de la punition. Si elle ne permet pas d’expliquer à elle seule l’évolution de comportements coopératifs (car ce n’est pas un mécanisme au même titre que la sélection de parentèle ou l’altruisme réciproque), elle lui apporte en revanche un sérieux coup de pouce en modifiant les rapports coûts-bénéfices au point où il devient avantageux de coopérer plutôt que d’être opportuniste.

« barbe verte »). Parmi ces quatre conditions, seules les deux dernières concernent l’évolution de l’altruisme évolutionnaire. On peut toutefois se demander s’il est vraiment utile de distinguer iii) de iv) puisque, comme nous l’avons vu (p. 63), l’effet barbe verte n’est qu’un cas particulier de la sélection de parentèle élargie (ce que LEHMANN et KELLER admettent d’ailleurs parfaitement). Notons également qu’ils refusent d’ajouter la sélection culturelle de groupe à leur liste de conditions suffisantes pour l’évolution de la coopération ; cette question reste débattue.