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La théorie de la coévolution gène-culture

1. La théorie de l’évolution et son incidence sur l’auto-compréhension de l’homme

1.2. Evolution et culture humaine

1.2.3. La théorie de la coévolution gène-culture

Pour pallier les défauts liés à une analogie stricte entre la sélection culturelle et la sélection génétique, les théories de la « coévolution gène-culture » ou de la « double hérédité » (dual-inheritance theory) conçoivent les productions culturelles comme étant à la fois génétiquement et socialement transmises. Les tenants de cette approche (CAVALLI-SFORZA & FELDMAN 1981 ; BOYD & RICHERSON 1985 ; HENRICH & MCELREATH 2003) défendent l’idée que la sélection culturelle est un système d’hérédité semi-autonome, c’est-à-dire que la manière dont les entités culturelles sont transmises est largement influencée par des mécanismes psychologiques génétiquement déterminés.

Cette nouvelle approche se focalise généralement sur une sorte d’éléments culturels : les représentations (qui doivent être comprises au sens très large d’états mentaux aussi divers que les idées, croyances, schémas de pensée, fantaisies, désirs ou intentions). Il semblerait en effet que la culture s’effectue en priorité dans les esprits car ce sont les états mentaux des gens qui causent la production d’entités culturelles

observables comme les artefacts, les paroles, les chants, les coutumes ou les comportements. A leur tour, ces entités causeront des représentations mentales chez les individus qui les observent.

D’autre part, la nouvelle approche défend l’idée d’une analogie lâche entre la transmission culturelle et génétique. Joseph HENRICH et Robert BOYD (2002) par exemple admettent que les représentations sont rarement, voire jamais transmises à l’identique d’un esprit à l’autre. Ainsi, ils comprennent le phénomène clé de l’imitation comme une capacité de reproduire quelque chose de similaire plutôt que comme une capacité de copier à l’identique ; ils acceptent un taux non négligeable d’erreur de transmission des représentations d’une personne à une autre.42 Mais selon eux, cette réalité n’exige pas que l’on renonce à l’idée de sélection culturelle de type darwinienne ; même si l’on ne peut pas parler de réplication de représentations d’un individu à l’autre, il est possible de retrouver une sorte de dynamique de réplicateurs au niveau de la population dans son ensemble. Voyons comment cela est possible.

Pour qu’il y ait sélection, il faut une distribution de représentations ou au moins de classes distinctes de représentations très semblables dans l’ensemble de la population. Cette stabilité sur la longue durée des entités culturelles présentes dans une population peut être garantie par l’action de biais psychologiques assez puissants. Les biais psychologiques peuvent être décrits comme des mécanismes innés, plus précisément des dispositions communes aux êtres humains qui orientent leurs choix et la manière dont ils acquièrent de l’information. La liste précise de ces biais, leur impact concret et la manière de les catégoriser font l’objet de débats (RICHERSON & BOYD

2005 ; SPERBER &CLAIDIERE 2008), mais grossièrement, on peut admettre qu’il existe deux sortes de biais (je reprends ici la distinction proposée par Dan SPERBER43 et

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Certains penseurs sont réticents à l’idée que des pensées puissent être transmisses d’un esprit à l’autre via un mécanisme d’imitation (SPERBER). Je ne partage pas ces réserves. Si l’on admet une notion suffisamment large d’imitation, il me semble tout à fait possible de dire qu’un esprit peut copier le contenu d’autres esprits. Dans le cours d’une discussion avec un ami, je peux reprendre ses idées à mon compte ; en ce sens, je copie les représentations mentales de mon ami.

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Pour être strict, il ne faudrait sans doute pas classer Dan SPERBER (pas plus que des auteurs comme Pascal BOYER ou Scott ATRAN) dans le camp des défenseurs de la théorie de la coévolution gène-culture. Ces auteurs admettent l’idée de coévolution gène-culture mais au contraire de penseurs comme Robert BOYD, Peter RICHERSON ou Joseph HENRICH, ils sont plus réticents à l’idée que la dynamique des populations puisse réellement expliquer le phénomène de transmission et de propagation d’entités culturelles. Cela tient probablement au fait que le premier groupe de chercheurs est plus intéressé aux

CLAIDIERE 2008) : ceux qui portent sur le contenu des entités culturelles et ceux qui portent sur leur provenance.

Les « biais de contenu » (content-based bias) portent sur le contenu des entités culturelles ; ce sont des systèmes psychologiques qui influencent la manière dont nos esprits intègrent l’information reçue et qui favorisent par conséquent la transmission de certains types particuliers de représentations plutôt que d’autres. Une manière de comprendre ce phénomène est de recourir à la « thèse de la modularité massive »44 selon laquelle l’architecture cognitive humaine est divisée en sous-systèmes (modules) hautement spécialisés dans le traitement de certaines informations (SPERBER 1996 ;

SPERBER & HIRSCHFELD 2004). Chacun de ces modules est une réponse adaptative à

certains défis posés par l’environnement dans lequel évoluaient nos ancêtres, si bien qu’ils sont relativement autonomes et spécifiques aux domaines dans le cadre desquels ils ont évolué. Parmi ces mécanismes, il y a ceux des émotions, de la reconnaissance des visages, du choix des partenaires sexuels, de l’acquisition du langage, de l’attribution d’états mentaux (théorie de l’esprit), d’une biologie naïve, etc.45 Notons que la modularité massive n’implique pas que tout soit inné ; beaucoup de modules sont des modules d’apprentissage.

Un grand nombre de modules sont des biais de contenu. Grâce à eux, nous ne formons pas nos représentations mentales n’importe comment ; face à certains inputs provenant de l’environnement, les mécanismes psychologiques dirigent nos esprits vers un ensemble de représentations plutôt que vers un autre. En ce qui concerne le langage par exemple, la présence du biais de l’acquisition du langage (ce que CHOMSKY 1965 appellerait une grammaire universelle) explique pourquoi les enfants appartenant à la même communauté linguistique finissent par avoir une grammaire mentale très

bases cognitives de la culture qu’à sa « dynamique populationnelle ». Récemment, les deux groupes ont cependant commencé à collaborer (voir notamment HENRICH & BOYD 2002 ; CLAIDIÈRE & SPERBER 2007). Nous pouvons espérer dans les prochaines années une unification de ce domaine de recherche.

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Il n’est cependant pas certain que des auteurs comme Robert BOYD ou Peter RICHERSON admettraient une telle explication.

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La modularité de l’esprit vaut aussi bien pour les capacités (i) d’avoir des croyances simples, (ii) d’avoir des croyances sur d’autres croyances (méta-cognition), (iii) d’interpréter les croyances des autres (théorie de l’esprit), (iv) de ressentir certaines émotions spécifiques et (v) de comprendre les émotions ressenties par autrui (empathie).

similaire alors même que chacun d’entre eux aura entendu et répété un ensemble de phrases très différent.

Au fond, les biais de contenu induisent un apprentissage sélectif. Ils imposent aux représentations qui découlent de certains inputs (en ce qui nous concerne, les inputs sont les manifestations de représentations) de graviter autour d’un même espace de possibilités. Ainsi, même si pour chaque cas particulier, il y a erreur de transmission, il ne s’ensuit pas une dispersion complète de l’information contenue dans les inputs. En d’autres termes, même si chaque individu possède une variante personnelle d’une certaine représentation (entité culturelle), les biais de contenu poussent les gens à former des représentations très similaires. Et si l’on observe le phénomène à l’échelle de la population, on observera une certaine stabilité des représentations et de leur transmission.

Quant aux « biais de transmission », ils exploitent les caractéristiques des individus modèles ou les fréquences des représentations alternatives. Les deux plus importants semblent être le biais du conformisme et le biais du prestige (BOYD &

RICHERSON 1985 ; HENRICH &BOYD 2002).46 Le biais du prestige (HENRICH &GIL-WHITE

2001) est une tendance à acquérir les représentations endossées par les individus prestigieux de notre entourage.47 Par exemple, si une star défend une cause humanitaire,

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Adam SMITH soulevait déjà cette réalité : « Cette disposition naturelle à accorder et à rendre semblables autant que possible nos sentiments, nos principes et nos affections, à ceux que nous voyons établis et enracinés chez les personnes avec lesquelles nous sommes obligés de vivre et de converser la plupart du temps, est la cause des effets contagieux de la bonne comme de la mauvaise compagnie. » (2003/1759, p. 311)

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Une explication de l’évolution de ce biais pourrait être la suivante. Les individus varient en matière de compétences, de stratégies ou de préférences. Si ces différences affectent la fitness des différents individus et que certaines composantes de ces différences peuvent être acquises via l’apprentissage culturel, alors la sélection naturelle peut favoriser les capacités cognitives qui poussent les individus à imiter de préférence les comportements des individus qui ont le plus de succès. Si la variation entre les compétences que l’on peut acquérir est grande et que ces compétences sont difficiles à acquérir par le biais de l’apprentissage individuel, alors il devient très intéressant d’imiter simplement les individus qui ont du succès et du prestige (déterminé en fonction d’indicateurs indirects comme la santé, le nombre de descendants ou la richesse) ; ce procédé augmente les chances d’acquérir à moindre coût des stratégies, comportements, compétences adaptés à l’environnement. Cette tendance à imiter un modèle provient simplement de l’établissement d’une connexion entre deux types de capacités préexistantes : l’imitation et

ses fans auront tendance à l’imiter. Il convient de remarquer que le biais du prestige est lié à l’épineuse question du choix des modèles ; ce dernier dépend de beaucoup de facteurs48 et ne se fait pas toujours de manière optimale (pour des exemples concrets voir SRIPADA &STICH 2005, pp. 150-155 ; BARKOW 1989).49 Le biais du conformisme (HENRICH &BOYD 1998) est une tendance à adopter les représentations en fonction de la fréquence de leurs occurrences (ou plutôt la fréquence des manifestations de leurs occurrences). Par exemple, si la majorité des individus du groupe dont je fais partie font des offrandes à un dieu (ce qui est une manifestation de la croyance en Dieu), j’aurai tendance à croire en ce dieu et à lui faire également des offrandes.50 A l’aide de modèles mathématiques, RICHERSON et BOYD (1985) ont montré que les biais de conformisme et

de prestige peuvent, au niveau de la population, compenser les insuffisances des processus de préservation de l’information au niveau individuel ; une entité culturelle imitée à grande échelle restera stable au niveau de la population même si au niveau individuel, il y a des erreurs de transmission.

La stabilité au niveau populationnel des entités culturelles étant garantie par les biais psychologiques, il est désormais possible d’imaginer la possibilité d’une dynamique de sélection culturelle partiellement indépendante de la sélection biologique ; cette dernière influence l’évolution culturelle au moyen des biais psychologiques. A la section 2.3, nous verrons des exemples concrets de ce type de

la capacité d’établir une hiérarchie entre différents membres d’un groupe. Notons que cette dernière est déjà présente dans un grand nombre d’espèces.

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Il existe des études psychologiques sur cette question. Jody DAVIS et Caryl RUSBULT (2001) par exemple ont travaillé sur le phénomène d’alignement d’attitude (attitude alignment), une tendance à calquer nos comportements sur ceux de nos proches et de nos amis. Jonathan HAIDT (2001) mentionne différentes théories et expériences qui éclairent la manière dont les êtres humains sont influencés par leurs pairs (voir aussiHENRICH &BOYD 1998 ; RICHERSON & BOYD 1985).

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Au cinquième siècle avant J.-C. déjà, le présocratique XÉNOPHANE s’indignait de l’influence exercée par les sportifs sur la population, alors qu’elle aurait dû prendre exemple sur les intellectuels dont il se considérait comme un brillant exemple (B I ; Fragment II, pp. 114-115).

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Une explication de l’évolution de ce biais pourrait être la suivante : dans un environnement pauvre en information (où il n’est pas évident de juger du succès effectif des individus si bien qu’il est difficile d’en choisir certains comme modèles) et où l’apprentissage individuel est coûteux, il vaut la peine de se conformer simplement à la majorité car les comportements de la majorité contiennent implicitement les effets de chaque expérience et effort d’apprentissage individuel.

processus (où au niveau populationnel, il y a sélection d’entités culturelles au détriment d’autres entités).

La théorie de la coévolution gène-culture tire son nom du fait qu’elle considère non seulement l’influence de l’évolution biologique sur l’évolution culturelle mais également l’influence inverse : si un trait (par exemple un comportement, la maîtrise d’une nouvelle technique, etc.) est acquis par l’apprentissage ou l’imitation et qu’il est adapté à un environnement qui reste stable relativement à cette adaptation, alors il se peut que sur le long terme cela exerce un impact sur l’évolution de certains traits génétiquement codés (BARKOW 1989). C’est ce que l’on appelle souvent « l’effet

Baldwin » en référence à l’homme qui a découvert ce phénomène (1896). Plus récemment, la notion de « construction de niche » (niche construction) a également été utilisée pour se référer à ce phénomène (DEACON 1997; WEBER & BRUCE 2003 ;

LACHAPELLE et al. 2006).51 La construction de niche met en valeur l’idée que les

organismes peuvent modeler à leur avantage l’environnement dans lequel ils vivent, et par là modifient les pressions sélectives qui agissent sur ces mêmes organismes ; sur le long terme il peut en résulter des changements au niveau génétique. Par exemple, au cours de l’histoire humaine les ancêtres des contrées occidentales ont commencé à tenir du bétail et à en consommer le lait. A ce stade d’évolution, leur constitution génétique ne leur permettait pas de digérer ces produits correctement ; mais en persévérant dans cette habitude de consommation, au fil des générations, une tolérance au lactose a été sélectionnée. Cela explique pourquoi les populations asiatiques qui n’ont pas connu la même histoire sont moins tolérantes aux produits laitiers (DEACON 1997). Nous verrons à la section 3.4 que des contextes sociaux coopératifs issus d’une pression culturelle peuvent causer la fixation de gènes responsables des traits altruistes psychologiques.

Conclusion

Dans ce chapitre, nous avons vu que la théorie de l’évolution est un modèle explicatif qui ne s’applique pas uniquement au monde biologique, mais également au monde culturel. Il est donc important de ne pas confondre « explication évolutionnaire »

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Pour une discussion sur les rapports entre la construction de niche et la notion (au contenu très similaire) de phénotype étendu développée par DAWKINS (1999/1982), voir LALAND 2004 et DAWKINS 2004.

et « explication biologique basée sur les gènes » ; toute explication évolutionnaire ne tient pas forcément compte des gènes et de leurs phénotypes.

D’autre part, j’ai tenté d’éclairer les liens entre le monde culturel et l’évolution biologique. Trois liens ressortent de cette analyse. Tout d’abord, la genèse de la culture peut être expliquée en termes de sélection naturelle et d’adaptation génétique. En effet, l’existence de la culture nécessite certaines pré-conditions ; en l’occurrence, la possession, par les « êtres de culture », de facultés cognitives indispensables à la transmission d’entités culturelles. Parmi ces facultés, la plus importante semble celle de l’imitation (qui ne doit cependant pas être comprise comme une capacité de copier fidèlement les entités culturelles mais plutôt à en reconstruire de similaires). Ces mécanismes cognitifs sous-jacents à la culture sont le résultat d’un processus naturel d’évolution. Deuxièmement, il est possible de parler d’évolution culturelle (au sens où il existe des propriétés culturelles héritables qui évoluent en un sens darwinien) en tant que processus semi-autonome par rapport à l’évolution biologique. L’évolution culturelle est influencée par un bon nombre de biais psychologiques génétiquement déterminés ; et ces biais sont garants de la dynamique de sélection culturelle. Enfin, l’évolution culturelle, par effet Baldwin, peut elle-même exercer un impact au niveau de l’évolution biologique.