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L’émergence de la culture

1. La théorie de l’évolution et son incidence sur l’auto-compréhension de l’homme

1.2. Evolution et culture humaine

1.2.1. L’émergence de la culture

Si l’on comprend le mot « culture » au sens où il y a transmission, acquisition et accumulation d’information36 entre individus (HENRICH &MCELREATH 2003, p. 124),37

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Précisons que la notion de biais psychologique est utilisée ici au sens de tendance psychologique sans qu’aucune connotation négative n’y soit associée ; plus de détails sur cette notion seront donnés à la section 1.2.3.

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La notion d’information doit être comprise dans un sens large ; elle se rapporte en principe à tout état mental, conscient ou non, qui est acquis ou modifié par le biais de l’apprentissage social (RICHERSON & BOYD 2005, p. 5). Ces états mentaux transmis d’un esprit à l’autre ont évidemment des conséquences au niveau du comportement des individus.

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Notons que cette conception de la culture est propre aux approches évolutionnaires. Elle saisit le phénomène de la culture en termes quantitatifs, en termes de transmission d’entités culturelles. Comme le fait bien remarquer Elliott SOBER (1994b/1993, pp. 488-489), en sciences sociales par exemple, on s’intéresse plutôt à l’aspect qualitatif des phénomènes. DanSPERBER et Nicolas CLAIDIÈRE (2008) mettent

alors il semblerait que le mécanisme qui a rendu possible la culture (c’est-à-dire qui a permis aux être humains de recevoir et transmettre de l’information) soit l’imitation, qui est une forme d’apprentissage par observation (TOMASELLO et al. 1993 ; TOMASELLO

2004/1999). Evidemment, d’autres formes de transmission sociale, plus complexes, comme l’enseignement, le langage ou l’écriture favorisent grandement la transmission culturelle et surtout l’accumulation d’information ; mais l’imitation semble jouer le rôle clé de condition nécessaire de la culture telle qu’elle est définie ci-dessus (d’autant plus que les formes de transmission plus élaborées dépendent de la capacité d’imiter).

Les recherches en éthologie et plus particulièrement en primatologie semblent montrer que l’imitation est très rare dans le monde animal à l’exception peut-être de certaines espèces d’oiseaux ou de grands singes (ZENTALL 2006). Il existe en revanche

toute panoplie d’autres formes moins efficaces d’apprentissage social, que l’on trouve dans le monde animal et qui permettent également de parler d’hérédité culturelle ou de culture rudimentaire. Par exemple, ce que l’on appelle le « renforcement local »est un phénomène social qui consiste en une haute probabilité que les individus apprennent une technique par eux-mêmes parce qu’ils sont exposés à toutes les conditions qui favorisent l’acquisition de cette technique. En voici un exemple. Supposons qu’un animal découvre par hasard une technique qui lui permet d’obtenir une nouvelle ressource et l’utilise ensuite régulièrement. Dans certaines régions d’Angleterre, par exemple, des mésanges ont découvert la technique du décapsulage des bouteilles de lait déposées devant les maisons afin d’en boire la crème (J. FISHER & HINDE 1949). S’il s’agit d’une espèce un tant soit peu grégaire, d’autres individus seront présents lorsque l’inventeur utilise sa nouvelle technique ; de ce fait, ils seront donc globalement soumis aux mêmes stimuli et finiront par découvrir par eux-mêmes comment obtenir cette ressource. Les exemples de renforcement local les plus connus peuvent être trouvés chez les singes : dans certaines régions, les macaques apprennent à laver certains de leurs aliments (les patates douces) avant de les manger et les chimpanzés apprennent à attraper les termites dont ils raffolent en plantant une baguette dans la termitière et en attendant patiemment qu’elles s’y agrippent (BOESCH & TOMASELLO 1998). Il est

également en garde contre les simplifications excessives du phénomène de la culture. Je pense que ces auteurs ont raison de souligner le fait que les théories évolutionniste ne peuvent saisir qu’un aspect (aussi fondamental soit-il) de la culture ; cela n’invalide toutefois en rien l’intérêt de l’approche évolutionnaire.

important de noter ici que dans le cas du renforcement local, les nouvelles techniques ne sont pas transmises directement par observation et imitation des agissements d’autres individus. En revanche, il y a une composante sociale dans cet apprentissage, puisqu’il implique un attroupement d’individus sur le même site. Le renforcement local est une méthode d’apprentissage social moins efficace que l’imitation ; puisque chaque individu par lui-même doit réinventer les détails du comportement, ce dernier ne peut pas devenir plus complexe au fil des générations. Le renforcement local permet donc de maintenir des traditions mais non d’accumuler des connaissances ou des innovations.

En plus du renforcement local et de l’imitation, il existe tout une série d’autres mécanismes comme l’émulation, l’amélioration du stimulus (stimulus enhancement), etc. (voir BOESCH 1996 ; ZENTALL 2006). Mais pour notre propos, l’imitation est plus

intéressante que les autres formes d’apprentissage social dans la mesure où elle permet d’acquérir de nouveaux comportements directement par le moyen de l’observation et de la reproduction détaillée des agissements d’autres individus. L’imitation, cette faculté de copier les acquis du travail d’apprentissage effectué par d’autres individus, permet d’intégrer les innovations précédentes ; elle est à la source de la culture humaine dans toute sa complexité (R. BOYD &RICHERSON 1985 ; TOMASELLO 2004/1999).

Les découvertes archéologiques (taille du cerveau humain corrélé à la production d’outils ou nouvelles techniques et aux pratiques de la parure et de l’enterrement des morts) portent à croire que l’acquisition de la capacité d’imitation remonte à 40'000 ou 100'000 ans. Il semblerait que durant la première période de l’évolution des hommes, l’apprentissage par observation n’était pas très développé et devait plutôt ressembler au renforcement local. « L’outil le plus perfectionné utilisé par H. erectus était un genre de hachoir, formé d’un seul bloc de pierre travaillé sur deux surfaces et de forme symétrique. Les premiers hachoirs sont apparus il y a 1,4 millions d’années et sont restés presque inchangés pendant un million d’années : ce n’est pas vraiment un exemple d’accumulation de changement culturel ! » (MAYNARD SMITH &SZATHMARY

2000/1999, p.162). Ce n’est probablement pas avant 100'000 ou 40'000 ans av. J.-C qu’est apparu l’homme moderne capable d’acquérir et de transmettre des informations par le biais de l’observation et de l’imitation.38 L’accumulation des découvertes

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Ces dates sont cependant sujettes à controverse. Comme le font remarquer les anthropologues Sally MCBREATY et AlisonBROOK (2000), il n’y a probablement pas eu de « révolution culturelle » et l’homo

archéologiques d’objets divers datant du paléolithique supérieur parle en ce sens.39

Si la culture est apparue, il est hautement probable qu’elle s’avère avantageuse du point de vue évolutionnaire. C’est du moins ce que pensent un bon nombre d’auteurs (BOYD &RICHERSON 1985 ; LUMSDEN &E.WILSON 1981). Selon eux, l’apprentissage social s’avère moins coûteux que l’apprentissage individuel et donne accès à un corpus d’informations (techniques, pratiques, connaissances) qu’il ne serait pas possible d’assimiler par soi-même au cours d’une seule vie. Ainsi, la possibilité d’accumuler de l’information par le biais de l’imitation sans passer par la phase d’apprentissage individuel comporte un avantage sélectif indéniable ; dans bien des contextes, il s’avère plus avantageux de copier les idées et comportements avantageux plutôt que de perdre temps et énergie à apprendre par soi-même au moyen de la pratique de l’essai et de l’erreur. L’avantage direct procuré par la pratique de l’imitation a permis la sélection de cette capacité.

Mais l’imitation a également un coût non négligeable : produire des capacités cognitives nécessaires à l’imitation.40 Ainsi, pour qu’un tel investissement soit rentable du point de vue évolutionnaire, il faut que l’apprentissage de nouveaux comportements et techniques soit avantageux par rapport au fait de perpétuer les habitudes ancestrales. Cela ne peut être le cas que dans des environnements changeants auxquels les individus doivent constamment se réadapter. Or il semblerait que ce soit précisément le cas : depuis le pléistocène, notre terre a subi de grandes variations climatiques. Ainsi tout sapiens a acquis peu à peu depuis plus de 200'000 ans, les capacités que nous lui connaissons aujourd’hui.

« The complex content of human cultures has been built incrementally, with cognitive equipment present since at least 250 ka, in a process that continues today » (2000, pp. 531-532)

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« L’accroissement de la taille du cerveau s’est accéléré ces derniers 300'000 ans pour culminer avec l’apparition de l’homme moderne il y a quelques 100'000 ans. Cependant, l’accélération de l’inventivité technique humaine, marquée par l’apparition d’une gamme d’outils de pierre, de bois et d’ivoire remonte à 40’000-50'000 ans. L’enterrement des morts, l’art rupestre, les instruments de musique, les parures et le commerce datent à peu près de la même époque. » (MAYNARD SMITH &SZATHMARY 2000/1999 p. 164)

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Certains auteurs (HENRICH &MCELREATH 2003) pensent par exemple que l’imitation est dépendante de l’évolution d’une capacité cognitive encore plus fondamentale : la « théorie de l’esprit » (Theory of

Mind ou ToM). Il s’agit de la capacité de raisonner au sujet des états mentaux d’autrui (pour plus de

détails, voir section 3.1, p. 137). Avoir une théorie de l’esprit permet de comprendre les intentions d’autres individus, ce qui est un facteur essentiel pour l’imitation. Selon HENRICH et MCELREATH, la culture ne serait même qu’un épiphénomène de l’évolution de la théorie de l’esprit.

porte à penser que la culture (et avec elle l’accroissement des capacités cognitives) est une excellente réponse adaptative au fait que les êtres humains ont dû survivre dans des environnements instables (SOLTIS et al. 1995 ; RICHERSON &BOYD 2000).

Alan ROGERS (1988) a émis quelques critiques à l’encontre de cette explication de l’évolution de la culture (en particulier la version de BOYD ET RICHERSON 1985). Selon lui, épargner aux individus les coûts de l’apprentissage individuel n’est pas suffisant pour augmenter l’adaptabilité moyenne d’une population. Sans individus capables d’apprendre par eux-mêmes, la population ne peut plus s’adapter à des changements de l’environnement et les avantages de l’apprentissage social chutent de manière dramatique. En réponse, Robert BOYD et PeterRICHERSON (SOLTIS,BOYD &RICHERSON

1995) ont proposé un modèle mixte où les êtres humains sont capables de changer de stratégie selon les situations : apprendre par eux-mêmes quand les informations sont accessibles à peu de frais et les chances de réussite assez grandes, sinon, copier soit les idées et stratégies comportementales qui semblent apporter les meilleurs résultats, ou bien les idées et stratégies utilisées par les individus dont la position sociale est la plus enviable. Combiné à l’apprentissage individuel, l’apprentissage social est avantageux car il permet d’assimiler rapidement de nouvelles connaissances et techniques adaptées ; cela a permis à nos ancêtres de gérer les importants changements environnementaux auxquels ils ont dû faire face.41