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Evolution culturelle et évolution biologique: une analogie stricte

1. La théorie de l’évolution et son incidence sur l’auto-compréhension de l’homme

1.2. Evolution et culture humaine

1.2.2. Evolution culturelle et évolution biologique: une analogie stricte

Dire que la culture est un produit de l’évolution n’impose pas d’adopter une approche qui en minimise le rôle en faisant de toute entité culturelle le résultat d’une sélection biologique. Cette position a pourtant été défendue par certains auteurs comme Mark FLINN et RichardALEXANDER (1982 ; voir aussi IRONS 1979) ; s’ils admettent que les productions culturelles ne sont pas simplement des expressions phénotypiques de

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Je n’ai présenté ici qu’une partie des explications de l’évolution de la culture. La littérature sur ce sujet est si vaste que je ne peux en esquisser ici que quelques grandes lignes. Beaucoup de questions restent encore ouvertes, notamment celle de savoir comment une machinerie cognitive complexe et coûteuse comme l’imitation a pu apparaître en premier lieu et atteindre le seuil critique à partir duquel elle s’est avérée réellement efficace et évolutionnairement stable (concernant cette question, voir BOYD & RICHERSON 1996). Pour une revue de la littérature et de nouveaux développements, voir HENRICH & MCELREATH 2003 ; ALVARD 2003; STERELNY 2006.

gènes, ils soutiennent en revanche qu’elles peuvent uniquement être sélectionnées si elles favorisent la fitness biologique des individus producteurs de ces caractéristiques. Ainsi les productions culturelles sont sélectionnées exactement de la même manière que les phénotypes des gènes, en fonction des avantages qu’elles apportent aux individus qui les pratiquent. Ce modèle est cependant assez peu convaincant précisément parce qu’en focalisant sur les résultats en termes de survie des organismes transmetteurs d’entités culturelles il est insensible à la dynamique culturelle elle-même. Ce modèle passe à côté de la complexité des processus culturels en ignorant une réalité indéniable : la transmission des entités culturelles procède en bonne partie de manière indépendante de leurs effets sur la survie des organismes.

Contrairement à ce genre d’approches, il existe des modèles selon lesquels la sélection des entités culturelles ne relève pas d’un processus biologique mais se fait plutôt sur le mode de la propagation d’un virus dans une population. Il s’agit d’un système autonome qui fonctionne de la même manière que la sélection naturelle biologique ; mais alors que là, ce sont les gènes et leurs phénotypes qui sont transmis et sélectionnés, ici ce sont des entités culturelles. Ainsi on constate que la théorie de l’évolution ne se cantonne pas au monde strictement biologique ; elle peut être appliquée dans différents contextes.

La théorie de l’évolution culturelle classique a été proposée pour la première fois par Richard DAWKINS (1996/1976). Elle a séduit un certain nombre d’auteurs (DENNETT

2000/1995) et fait l’objet de nouveaux développements (BLACKMORE 1999). Elle repose sur une analogie stricte avec l’évolution biologique et s’en distingue en ce qu’elle porte sur des réplicateurs d’un type particulier : ce ne sont pas des gènes associés à leurs phénotypes mais des entités culturelles qui sont sélectionnées. Ces dernières, souvent appelées « mèmes » (pour rappeler l’analogie avec les gènes) peuvent être des gestes, des idées, des concepts, des pensées, des airs de musique, des artefacts, des normes de comportement, etc. Les entités culturelles peuvent être transmises sous forme de copies mais à la différence des gènes, cela ne se fait pas au moyen de la reproduction (transmission du matériel génétique d’un organisme porteur à un autre), mais de l’apprentissage social et en particulier de l’imitation. A l’image des gènes, les entités culturelles peuvent s’associer à d’autres pour renforcer la probabilité de leur transmission (c’est par exemple le cas des ensembles de croyances que forment les systèmes religieux). Enfin, quoiqu’analogue au mécanisme de sélection génétique, la

sélection culturelle est autonome par rapport à l’évolution génétique.

La théorie de la sélection culturelle classique a été accusée à juste titre de trop forcer l’analogie avec la sélection naturelle. Voici quelques objections auxquelles se heurte cette conception trop littérale de l’analogie.

Il est difficile de considérer les éléments culturels (ou mèmes) comme des réplicateurs au même titre que les gènes. Tout d’abord, si l’on comprend bien ce qu’est un gène et son phénotype, ce n’est pas le cas du mème ; au niveau des phénomènes culturels, on ne sait pas trop faire la différence entre le réplicateur et le phénotype. Si l’on considère une idée ou une pensée, il est à la rigueur possible de dire que c’est le phénotype d’une structure neuronale sous-jacente (MAYNARD SMITH & SZATHMARY

2000/1999) ; mais qu’en est-il des gestes, des comportements ou des artefacts ? D’autre part, même si l’on décide de focaliser l’attention uniquement sur les idées comme entités culturelles, il est très improbable qu’elles (ou plutôt leurs structures neuronales sous-jacentes) puissent être répliquées à l’identique d’un cerveau à l’autre (SPERBER

1996 ; ATRAN 2001). Le jeu bien connu du bouche à oreille suggère qu’une idée ne peut

pas être transmise intacte, c’est-à-dire qu’elle n’est pas un objet dont il est possible de produire des copies exactes. Or pour que l’on puisse parler de sélection, il faut que le taux de mutation ne soit pas trop haut, c’est-à-dire que les entités culturelles restent suffisamment stables pour être présentes du début à la fin du processus de sélection ; sans une certaine stabilité au fil des réplications, rien ne peut être sélectionné. On peut donc se demander s’il y a réellement une évolution culturelle au sens darwinien.

D’autre part, l’analogie avec les gènes sous-tend l’idée d’un lien généalogique entre les différentes entités culturelles. Mais ce lien est problématique (SPERBER 1996). D’une part, il implique que pour chaque entité culturelle, il y a un parent. Or il est souvent difficile de savoir de qui l’on tient une idée (en particulier les croyances qui ont un contenu sémantique très général). D’autre part, il implique la formation d’un arbre généalogique des genres ou des espèces, qui seraient par exemple les cultures ou les langues. Or les cultures viennent sans cesse se refondre les unes dans les autres si bien qu’il n’y a pas vraiment de sens à parler d’arbre généalogique.

Une dernière critique (qui rejoint ce qui a déjà été dit plus haut) concerne la transmission des entités culturelles. A compter que l’on considère uniquement les entités qui peuvent être transmises d’un esprit à l’autre (idées, pensées, croyances), une conception de l’évolution culturelle conçue comme entièrement autonome par rapport à

l’évolution génétique (DAWKINS 1996/1976 ; BLACKMORE 1999) considère les individus comme de simples réceptacles passifs (des véhicules) des entités culturelles. Cette vision de la manière dont fonctionne la communication est extrêmement caricaturale. Dan SPERBER (1996) l’a bien montré : lorsque nous formons une idée dans notre esprit, il y a toujours une bonne part de reconstruction par rapport au modèle observé. Cette activité de reconstruction implique non seulement que l’idée modèle ne peut pas être répliquée à l’identique mais également que nous ne sommes pas des réceptacles passifs des entités culturelles ; toute idée dépend de la manière dont est constitué l’esprit qui l’a forgée. Il s’agit ici d’une critique contre l’idée même d’imitation telle qu’elle a été présentée à la section précédente ; une objection dont les théoriciens évolutionnistes devront tenir compte s’ils veulent proposer un modèle acceptable de l’évolution culturelle.

Au fond, le problème de la théorie de l’évolution culturelle comprise comme strictement analogue à l’évolution biologique tient à ce qu’elle cherche à faire des entités culturelles, des éléments complètement indépendants des supports intentionnels que sont les êtres humains.