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Chapitre 2 : La réappropriation culturelle

2.1. Une réappropriation plurielle

La réappropriation touche différentes choses, il peut s’agir d’un mythe, d’une histoire, d’un objet ou d’une œuvre. L’artiste reprend cet élément et se l’approprie par son travail. Cette reprise peut être esthétique, culturelle, matérielle, iconographique et peut être identifiée de différentes façons. L’élément qui est utilisé peut s’exprimer et être visible sous la forme de réappropriation différente, il peut s’agir d’une copie, d’une citation, d’un emprunt, d’un clin d’œil, d’un détournement, d’une parodie, d’un pastiche …

Dans le cadre de l’exposition de Hirst, nous allons définir la réappropriation grâce à l’élément qu’elle emprunte ou cite. Ainsi nous allons reconnaître comme étant une appropriation la vision personnelle de l’artiste sur les différents mythes et histoires cités et modifiés. Nous parlerons d’appropriation du mythe mais de réappropriation des images et des productions artistiques car il y a une grande notion d’appartenance culturelle qui émane des œuvres et de l’iconographie. Le mythe est repris depuis toujours et est plutôt universel, se transmettant facilement tandis que les œuvres d’art expriment une plus grande légitimité envers son créateur, ses origines, son histoire. Le mythe évolue naturellement à travers le temps et est parfois modifié240. Généralement, la réappropriation d’une

240 « Hésiode ne se serait pas seulement inspiré d’Homère mais aussi d’autres sources pour écrire la Théogonie.

Hérodote, Pausanias, Aristophane, Platon, n’incèrent-il pas dans la mythologie traditionnelle de nouvelles sources ? Retrouvé dans les plaines d’Anatolie, le Poème de Kumarbi ou la Royauté aux cieux est composé par une théogonie au titre perdue et par Le chant d’Ullikummi. On y retrouve une grande lutte (Alalu-Anu-Kumarbi- Teshub) qui ressemble à la séquence Ouranos-Kronos-Zeus avec une divinité en moins. Cela pourrait être la source originelle aux récits homérique et hésiodique. Les mythes hourrites et babyloniens ont pu être apportés

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œuvre s’accompagne de modification matérielle et formelle permettant d’offrir une plus grande liberté de création à l’artiste. La modification matérielle touche bien évidemment le matériau de fabrication ainsi que le médium original de l’œuvre citée. Celle-ci va de pair avec la modification formelle qui concerne le changement d’échelle, la suppression et l’adjonction d’éléments, l’inversion et la fragmentation241. Ces modifications permettent d’éviter à l’artiste de copier simplement une

œuvre. Et c’est ainsi qu’il se la réapproprie.

Ainsi la réappropriation par citation présente des modifications, ce n’est pas le cas pour la littérature qui contrairement aux arts plastiques garde son sens entre guillemets. La réappropriation artistique ne permet pas toujours de définir la situation en tant qu’emprunt, citation, copie, clin d’œil ou autres. Pour pallier à cette difficulté et à cette lacune, Gérard Genette propose de nommer ces productions dans lesquelles le second degré est clairement établi des « pratiques hyperartistiques »242.

Cela comprend toutes les méthodes utilisées dans la réappropriation243. Tout le travail de Hirst peut

être finalement cité comme une pratique hyperartistique puisque comme nous l’avons vu précédemment244, ses œuvres sont réalisées à partir de plusieurs références artistiques et

iconographiques, anciennes comme contemporaines. Cette pratique laisse à penser que l’artiste souhaite créer une collection encyclopédique et universelle. Cette universalité transparaît à travers les multiples histoires, mythes et origines qui sont réunis dans cette fiction. L’artiste semble s’être approprié un passé universel sans difficulté. Mais ce qui peut ressembler à un geste de copier-coller, couramment utilisé de nos jours, peut-il être assimilé à des œuvres, des objets ou encore des histoires et des cultures ? Nous nous approprions facilement des éléments dans notre vie courante qui semblent nous appartenir dès le moment où ils rentrent en notre possession ou lorsque nous les utilisons245.

Qu’il s’agisse d’images ou de textes tirés d’internet ou de livres, cette appropriation se fait naturellement. Or, dans le champ artistique, la réception n’est pas la même puisqu’il y a la notion de création, d’invention, d’imagination de l’œuvre montrée en opposition avec l’œuvre qui l’a inspirée. Cette notion d’universalité va de pair avec l’idée de la copie de par sa fonction de reproductibilité utile à la diffusion, permettant cette même universalité. Mais peut-on réellement parler d’universalité de l’art aujourd’hui ? Cet art qualifié d’universel ne semble pas entièrement établi par tous. Au cœur du

en Ionie et en Grèce, où ils auraient fourni matière aux poèmes homérique et hésiodique, cela par l’intermédiaire des Phéniciens », Jacqueline DUCHEMIN, Mythes grecs et sources orientales, Paris, Les belles lettres, 1995

241 Tiphaine Annabelle BESNARD, Mathieu SCAPIN (dir.), Age of Classics ! L’Antiquité dans la culture pop, cat.

d’expo., [ du 22 février au 22 septembre 2019, Musée Saint-Raymond, Musée d’archéologie de Toulouse], Talence, Éditions Fédora, 2019, p. 180

242 Ibid., p. 184

243 Emprunt, hommage, clin d’œil, détournement, parodie, pastiche, citation … 244 Vol. I, annexe II : sources et références iconographiques et visuelles, p. 92

245 « Une fois que l’on copie pour soit, cela devient en quelque sorte notre propriété, modifié ou non », Kenneth

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projet de Hirst, nous pouvons nous demander si la réappropriation permet de créer un art « global » ou tout du moins de réunir des œuvres sous l’étiquette d’un art qui se veut universel, reconnaissable par un grand nombre de personnes.

Pour envisager un art « global », il faut prendre conscience de la question de circulation des images ainsi que de leurs interprétations d’une culture à l’autre, à travers le temps et les frontières. Le fait d’exposer des objets et œuvres d’autres cultures fait de plus en plus débat actuellement du point de vue du droit et de l’histoire. L’idée d’un art ou d’un patrimoine universel reste très conceptuelle. Il est complexe de traiter de toutes les formes d’art, de l’histoire de l’art dans une formule globale. Cette notion est née du concept utopiste de « musée imaginaire » d’André Malraux. Il est fortement remis en doute par notre monde postmoderne ou postcolonial où les œuvres et les histoires peuvent être visibles dans des musées mais aussi comme nous l’expliquons, dans des réinterprétations et réappropriations dans l’art contemporain. Le musée possède une certaine légitimité dans la méthode de montrer le monde tandis que la collection devient une technologie créative qui peut déformer l’histoire et l’œuvre. Dans le contexte de création de la fiction de Hirst, la collection d’Amotan est entre autres utilisée pour créer et légitimer une histoire fictive inspirée et basée sur la réalité et donc des œuvres existantes qui ont été réappropriées.

Dans les œuvres exposées, nous observons un grand nombre d’appropriation des mythes, de l’Antiquité mais aussi des réappropriations d’œuvres non antiques, plus récentes comme une tête d’Ife, et contemporaines. Cette œuvre pose une question différente de la réappropriation puisqu’elle n’est pas uniquement formelle et matérielle. Il réside dans cette réappropriation une part d’identité et d’histoire encore sensible aujourd’hui. Cette production se réfère en partie à l’histoire coloniale nigérienne. L’artiste nigérien Victor Ehikhamenor, qui exposait lors de la 57e Biennale Internationale

d’Art Contemporain avait accusé Damien Hirst d’appropriation après avoir vu l’œuvre Golden Heads

(Female). Hirst est accusé de s’être réapproprié l’œuvre originale en la détournant de ses origines afin

d’être utilisée dans un autre contexte, ce qui peut aboutir à une perte de son histoire et de son patrimoine246. La réappropriation de cette œuvre prend presque la forme d’une copie formelle. La tête

ressemble presque trait pour trait aux œuvres originelles. Mais la modification apportée par l’acte de réappropriation est plus de l’ordre matériel que formel car l’œuvre est réalisée en or ou plaquée or contrairement aux originaux en cuivre, bronze, laiton ou terre cuite. Ainsi l’œuvre de Hirst montre une réappropriation formelle dans laquelle semble uniquement modifiée la matérialité, non pas la forme.

246 Les problèmes et revendications ainsi que l’histoire de l’œuvre sont détaillés dans l’annexe XIII : la tête d’Ife,

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« La colonisation s’est toujours définie comme une entreprise d’expropriation et d’appropriation. Les Européens n’ont quasi jamais reconnu, chez ceux qu’ils entendaient dominer (conquête) et coloniser, d’authentiques titres de propriété, qu’ils soient oraux ou écrits. Ils ont ainsi traité ces signes, ainsi que tous les autres, comme de la fausse monnaie. À l’inverse, la postcolonie renvoie à un travail de réappropriation, qui est la voie royale de la décolonisation, que celle-ci soit politique, économique, sociale ou culturelle. Contrairement à la propriété et à sa valeur d’échange, la réappropriation prend sa valeur dans l’usage. »247.

Dans cette citation de Seloua Luste Boulbina, nous pouvons comprendre que le rapport entre les deux artistes et l’œuvre (identité et histoire) a un passé commun et dans les deux cas introduit la question identitaire. Dans le cas de la tête d’Ife, nous pouvons observer l’œuvre de Hirst qui se réapproprie une œuvre passée mais une histoire encore récente et sensible, celle de la colonisation, et de l’autre l’œuvre originale qui permet à une culture et à un pays de se réapproprier son histoire après la colonisation. La réappropriation apparaît ainsi comme outil de création d’identité. C’est cela qui est utilisé dans le travail de Hirst, se réapproprier quelques éléments d’une histoire afin de donner une identité à son travail. Mais cela peut aussi à certains degrés dénaturer l’histoire, la falsifier et la supprimer.

Selon les références citées dans cette pratique hyperartistique, la réappropriation des œuvres et des objets peut permettre à l’artiste et à son travail d’être en accord avec le monde dans lequel il vit ou place le contexte de création. Il peut citer des personnes et des œuvres contemporaines qui seront reconnues par le public. Il s’agit presque d’un effet de mode, citer certaines choses afin de rester dans le mouvement, dans la mode du moment248, cela permet de garder un certain engouement pour

le sujet. Ici la mode serait la réappropriation d’un monde ancien et principalement antique combiné à l’art contemporain. La réappropriation de l’Antiquité est moins sensible que la réappropriation d’œuvres d’époques plus proches. Cette démarche d’appropriation n’est pas évidente à aborder car comme nous venons de le voir, elle peut englober un grand nombre de références qui ne se veulent pas forcément universelles dans leur citation. L’idée d’exposition d’œuvres « universelles » reste donc un concept imaginaire qui ne peut pas réellement prendre forme, posant beaucoup de questions culturelles et artistiques.

247 Seloua LUSTE BOULBINA dans Kader ATTIA, Seloua LUSTE BOULBINA, « L'art comme réappropriation du

monde », Cahiers Sens public, 2009/2 (n° 10), p. 157-167, p. 157

248 À l’air d’internet où l’information tombe vite dans l’oubli, avec notamment les réseaux sociaux qui force en

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Sous ce concept d’universalité, nous pouvons découvrir qu’au sein même de l’exposition il ne s’agit donc pas d’une collection qui crée un art universel mais plutôt une vision. Chaque spectateur peut reconnaître en une œuvre un élément qu’il connaît. Cela est notamment dû à la réappropriation qui permet à l’artiste de citer plusieurs références à des œuvres en une seule. Rappelons que nous nommons cette réappropriation comme étant une pratique hyperartistique. En se réappropriant une image ou une œuvre, ces productions citent l’aspect formel de l’œuvre mais aussi son histoire. Par cet acte, l’artiste s’appuie sur la réalité de l’histoire des œuvres qu’il emprunte pour en partie créer sa fiction. L’histoire originelle de l’œuvre peut être en partie déformée par cette réappropriation dans un autre contexte. Comme nous avons pu le voir avec l’exemple de la tête d’Ife, cela reste tout de même très sensible dans certains cas. Il est difficile de garder l’histoire de l’œuvre originelle intacte aux yeux du spectateur dans un contexte différent de sa réalité. La réappropriation apparaît en partie comme étant un outil de création identitaire qu’il s’agisse de la réalité ou bien de la fiction. Remarquons tout de même que le problème de la réappropriation ne se pose pas pour les œuvres faisant référence à l’Antiquité et aux mythes. Nous allons voir pourquoi l’Antiquité est ainsi reprise dans le travail de Damien Hirst et d’autres artistes contemporains.