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Une nouvelle figure : le « Docteur Marx »

Dans le document Discours et imaginaires de la Commune (Page 86-94)

33 De nouvelles figures internationales s’affirment enfin à ce moment,

en particulier celle de Karl Marx. L’AIT est restée prudente au début de la Commune. Il a fallu un peu de temps avant que Marx considère que la Commune faisait entrer « la lutte entre la classe ouvrière et la classe capitaliste et son État (…) dans une nouvelle phase  », voire qu’il s’agissait d’un nouveau «  point de départ d’importance dans l’histoire du monde 58   ». Dès avril, il est décidé de rédiger une

adresse de soutien au Paris insurgé, mais le manque d’informations précises, la difficulté de l’exercice et la maladie de Marx provoquent

du retard. Intitulé The Civil War in France (La Guerre civile en France), le texte présenté au Conseil Général le 30 mai, soit après la Semaine sanglante, est adopté à l’unanimité des membres présents. Composé de quatre chapitres cette adresse d’une quarantaine de page dessine un portrait au vitriol du gouvernement, de Thiers  –   «  nabot  monstrueux  »  – et de la France du Second Empire considérée dans les domaines politiques, sociaux et économiques. Puis, après avoir déploré la « magnanimité » des ouvriers parisiens ou le fait que les Communards ne s’étaient pas emparés de la Banque de France, il propose une défense argumentée de l’expérience communaliste parisienne, présentée comme «  le glorieux fourrier d’une société nouvelle 59 . »

34 Le texte rencontre un rapide succès. Trois éditions se succèdent en

deux mois (8 000 copies de la deuxième sont vendues). La traduction en espagnol et en italien lui donne ensuite un second souffle. Bloquée par la surveillance policière, la traduction française est disponible depuis la Belgique en 1872, mais connait une moindre circulation 60 . Il est en tous cas significatif pour notre propos que le

débat sur la Commune, impossible en France, ait lieu en langue anglaise, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Aux discussions haineuses suscitées par le texte s’ajoutent les entretiens donnés par Marx quelques mois après les évènements, notamment au New York Herald. Puis les articles sont traduits – par exemple, en français, dans Le Gaulois du 22 août 61 . Présenté comme le «  Dr Marx  » Marx

explicite à nouveau la position de l’Internationale : « On a dit et écrit beaucoup d’absurdités sur les grands projets de révolte tramés par l’Internationale. Il n’y a pas là un mot de vrai. La vérité est que l’Internationale et la Commune ont fonctionné ensemble pendant une certaine période, parce qu’elles combattaient le même ennemi ; mais il est tout à fait faux de dire que les chefs de l’insurrection

agissaient en vertu  des ordres reçus du Comité central de l’Internationale de Londres.  » Marx cherche alors à réaffirmer la politique de l’Internationale et à se distinguer des chefs de l’insurrection. Il déplore d’ailleurs leur « incapacité » (Bergeret s’est révélé « complètement incapable », Assi était « un idiot »…).

35 Cette défense n’a eu aucun impact sur la relecture qui vient d’être

présentée. Tout au contraire, plusieurs passages de la Guerre civile en France, relus de manière orientée, ont même pu conforter l’idée d’un lien entre la Commune et l’AIT ou celle d’une violence qui lui serait intrinsèque 62 . La Commune, en revanche, n’est pas sans effet sur

Marx  : elle intervient dans sa réflexion sur la forme politique à instituer dans le futur - pas forcément dans le sens d’un État fort puisqu’il discute aussi les idéaux fédéralistes des leaders communards. Elle lui assure surtout une célébrité britannique, européenne et mondiale, qui joue peut-être dans sa capacité à s’imposer sur Bakounine au sein de l’AIT à ce moment 63 .

«  L’adresse fait un bruit de tous les diables, ironise-t-il dans une lettre du 18 juin, et j’ai l’honneur d’être en ce moment l’homme le mieux calomnié et le plus menacé de Londres. Cela fait vraiment plaisir après une ennuyeuse idylle de vingt ans dans les bas-fonds

64   ». Si la Commune ne pouvait être marxiste, elle a assuré en

revanche la renommée internationale de Marx, dont l’analyse allait rejaillir ensuite, en une étonnante boucle, sur son interprétation.

36 Tels sont quelques-uns des tissus de sens et de mots qui recouvrent

la Commune après les faits, pour les non-révolutionnaires ou ceux qui revendiquent une action raisonnable, et dont les axes opèrent manifestement à grande échelle. Avec la fin de l’évènement, des éléments initialement épars et anciens se cristallisent pour faire de l’expérience parisienne le spectre nouveau de la déviance révolutionnaire moderne. Or les relectures de ces premières

décennies, dont nous avons étudié ici le versant négatif, fixent pour longtemps la définition immédiate de la Commune. Cet habit s’effiloche ensuite plus ou moins selon les régions et les pays. Mais l’idée de Commune reste et cette relecture participe à la recomposition des rapports de force qui suivent l’« année terrible ». Plus encore, nombre de ces traits, en particulier le lien avec l’AIT, renforcés ensuite selon une tout autre perspective par la vision communiste, vont figer durablement le portrait de la Commune. Des associations que les historiens vont mettre près d’un siècle à défaire.

NOTES

1. Voir notamment Paul Lidsky, Les Écrivains contre la Commune, Paris, Maspero, 1970 ; John

M. Roberts, The Paris Commune from the right, London, Longman, 1973 ; Bertrand Tillier, La Commune de Paris, révolution sans images ? Politique et représentations dans la France républicaine (1871-1914), Seyssel, Champ Vallon, 2004 ; Karine Varley, Under the Shadow of Defeat: The War of 1870-71 in French Memory, New York, Palgrave Macmillan, 2008

2. The Times of India, « Blighted Bombay », 3 juin 1871.

3. Alban Bensa et Éric Fassin, « Les sciences sociales face à l’événement », dans Terrain, n°

38, Qu’est-ce qu’un événement  ?, 2002, p. 5-20  ; également disponible en ligne, URL  : https://journals.openedition.org/terrain/1888. Phénomène bien identifié également, pour la Révolution française, par Jean-Clément Martin, Révolution et contre-révolution en France de 1789 à 1995, Rennes, PUR, 1996.

4. Nous nous permettons de renvoyer ici au troisième chapitre de la première partie de

notre essai Commune(s) 1870-1871, Paris, Seuil, 2020.

5. Voir le troisième chapitre de notre Commune(s), 1870-1871. Une traversée des mondes au XIXe

siècle, Paris, Seuil, 2020, p. 75-97 

6. Sur la lecture européenne ou occidentale d’évènements dits «  lointain  », voir Olivier

Cosson, Préparer la Grande Guerre : L’armée française et la guerre russo-japonaise (1899-1914), Paris, La Boutique de l’Histoire, 2013  ; Hervé Mazurel, Vertiges de la guerre, Paris, Les Belles-Lettres, 2013.

7. Centre d’archives diplomatiques (La Courneuve, désormais CAD), Correspondance

politique 1870-1871 (désormais CP), Angleterre.

8. Circulaires reproduites dans Georges Bourgin, «  La lutte du gouvernement français

contre la Première Internationale. Contribution à l’histoire de l’après-Commune  », dans International Review for Social History, IV, 1939, p. 39-138.

9. Reproduit dans le Times du 26 mai 1871.

10. CAD, CP Allemagne ; voir aussi Carole Witzig, « Bismarck et la Commune : la réaction des

monarchies conservatrices contre les mouvements républicains et socialistes (1870-1872) vues à travers les archives allemandes  », dans International Review of Social History, 1972, p. 191-221.

11. CAD, CP, Autriche-Hongrie, courrier du 26 mai 1871. 12. CAD, CP, Espagne, courriers du 26 mai 1871.

13. CAD, CP, Espagne, 30 mai 1871. 14. CAD, CP, Brésil, courrier du 2 juillet.

15. Antoine Lilti et Céline Spector (dir.), Penser l’Europe au XVIIIe

siècle. Commerce, civilisation, Empire, Oxford, Voltaire Foundation, 2014, p. 139‑166.

16. Un exemple, à propos des prisonniers de guerre dans Renaud Morieux, The Society of

Prisoners, Oxford, Oxford University Press, 2019.

17. « Tuilerien und Louvre », Lokomotive an der Oder , 6-7 juin 1871.

18. Philip M. Katz, From Appomatox to Montmartre , Harvard, Harvard Historical Studies, 1998 19. La Epoca , 7 juillet 1871.

20. The Sydney Morning Herald , 26 juillet 1871. 21.Id. 26 mai, 29 mai, 30 Mai, 2 juin.

22.TheTimes, articles des 22, 23 et 24 mai 1871. 23. The Times , 25 mai 1871.

24. The Times , 26 mai 1871.

25.The Times, 27 mai 1871  ; sur cette lecture britannique de la France, voir Fabrice

Bensimon, Les Britanniques face à la révolution française de 1848, Paris, Éditions L’Harmattan, 2000.

26.Indépendance belge, 22 mai 1871. 27.Idem 28 mai.

28.Idem, 29 mai.

29. Sur la situation à Versailles, voir Robert Tombs, La Guerre contre Paris, 1871, Paris, Aubier,

1997 [1981].

30. Cité par Albert Boime et Olin Levi Warner, « Olin Levi Warner’s Defense of the Paris

31. M atthieu Letourneux , «  La mondialisation à l’ère de la culture sérielle  », dans

Romantisme , n°  163 , 2014 , p.  79-88 .

32. Alain Vaillant « Pour une histoire globale du romantisme », dans

Alain Vaillant (dir.), Dictionnaire du romantisme, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. XIII-CIX  ; voir également Dominique Kalifa, Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, 2013.

33. Pierre Popovic, Imaginaire social et folie littéraire. Le Second Empire de Paulin

Gagne, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2008 ; voir aussi Guillaume Pinson, « Imaginaire social », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Lexique Socius, [En ligne], URL  : http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/156-imaginaire- social.

34. William Pembroke Fetridge, The Rise and Fall of Paris Commune in

1871 , New York, Harper and Brother publisher, 1871.

35.La Brújula, 28 juillet 1871. 36.Indépendance belge, 5 juin 1871.

37. Parfois aussi l’ouvrier, mais l’emporte alors en général la distinction entre «  bon

ouvrier » et « mauvais ouvrier », qui s’impose dans le cas de la France dans les années 1860.

38. Edith Thomas, Les Pétroleuses, Paris, Gallimard, 1963. Voir aussi, dans le présent dossier,

la contribution de Justine Huppe et Denis Saint-Amand.

39. Celles de Bertall sont reproduites dans des publications britanniques.

40. Sur la figure du monstre, voir Anna Caiozzo, Anne-Emmanuelle Demartini (dir.),

Monstre et imaginaire social, Paris, Créaphis, 2008  ; Jean-Jacques Courtine, «  Le corps inhumain », dans Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (dir.), Histoire du corps, Paris, Seuil, 2005, p. 373-386.

41. Voir Aby Warburg, L’Atlas mnémosyne : avec un essai de Roland Recht , Paris, L’écarquillé-

INHA, 2012.

42. Les formules du pathos ne sont d’ailleurs pas nécessairement limitées au domaine

« occidental » : Le rituel du serpent : récit d’un voyage en pays pueblo, Paris, Macula, 2003.

43. Philip M. Katz, From Appomatox to Montmartre , op . cit.

44. Alban Bargain-Villéger «  The Scarecrow on the Other Side of the Pond  : The Paris

Commune of 1871 in the Canadian Press », Labour/Le travail , 74, 2014, p. 179-198.

45.Le Pays, 13 mai 1871.

46. Le Quebec Act avait préservé pour la première fois dans l’Empire britannique le statut

des catholiques dans un pays majoritairement protestant.

48. Sur l’identité nationale au XIXe siècle, Anne-Marie Thiesse, La

Création des identités nationales, Paris, Seuil, 1999  ; Éric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780. Programme, mythe, réalité, Paris, Gallimard, 1992 ; « Des perspectives globales » dans Éric Hobsbawm, L’Ère du capital  : 1848-1875, Paris, Fayard/Pluriel, 1978  ; Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre (dir.), Histoire du monde au XIXe

siècle, Paris, Fayard, 2017.

49.Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars, 3 vol. composés de rapports, dépositions

des témoins, pièces justificatives produits par l’Assemblée nationale dans sa session de 1871, Versailles, Cerf, 1872.

50. « L’Internationale », El Monitor republican, 28 juillet 1871.

51. L’alliance s’appelle tantôt Alliance pour la démocratie socialiste,

tantôt Alliance internationale pour la démocratie socialiste. Elle s’est dissoute en 1868 pour entrer dans l’AIT, mais reste la Fraternité internationale, une organisation secrète, et des réseaux entretenus par Bakounine. Ils sont parfois appelés « Alliance… » à notre période, par ses soutiens ou par ses opposants ; le terme sert alors à clarifier le conflit latent au sein de l’AIT en 1871 et plus encore après la conférence de Londres de septembre 1871. Compris ainsi ils sont bien en conflit. Dans les deux cas l’association des deux est une erreur.

52. Paul de St Victor, Barbares et bandits. La Prusse et la Commune,

Paris, M. Lévy, 1871, p. 249.

53. Jean-Noël Tardy, L’âge des ombres, complots, conspirations et sociétés secrètes au XIXe siècle,

Paris, les Belles Lettres, 2015.

54. Bronislaw Baczko, Les imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, Paris, Payot, 1984. 55. New Westminster Mainland Guardian , 8 avril 1871.

56. Michèle Riot-Sarcey, Le Procès de la Liberté, Paris, La Découverte, 2016.

57. Jeanne Gaillard, «  La Commune. Le mythe et le fait  », Annales. Economies, Sociétés,

Civilisations, 1973/3, vol. 28, n° 3, p. 838-852.

58. Lettre au Dr Kugelmann, 17 avril 1871, citée par Gareth Stedman Jones, Karl Marx,

59. «  La guerre civile en France (1871)  », dans Karl Marx et Friedrich Engels, Inventer

l’inconnu, textes et correspondances autour de la Commune, Paris, La Découverte, 2011, p. 188.

60. Le texte n’en est pas moins connu, par des voies inattendues. Ainsi est-il traduit comme

document à charge dans l’ouvrage de Charles-Edmond Villetard qui dénonce dans la Commune un complot de l’Internationale (Histoire de l’Internationale, Paris, Garnier frères, 1872).

61. Maximilien Rubel, « Deux interviews de Marx sur la Commune »,

dans Le Mouvement Social, n°  38, 1962, p. 7-27  ; Hal Draper, Karl Marx  : Notebook on the Paris Commune (press excerpts and notes), Berkeley, Calif. Independent Socialist Press, 1971.

62.Ibid. p. 509-510.

63. Jonathan Sperber, Karl Marx, homme du XIXe siècle, Paris, Piranha, 2017 [2013], p. 443 64. Lettre au Dr Kugelmann, 18 juin 1871.

INDEX

Mots-clés : Commune de Paris, Réception, Presse, Révolution, Journalisme, Événement

AUTEUR

QUENTIN DELUERMOZ Université Paris 7

Raconter et transmettre

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