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Un simple cadre

Dans le document Discours et imaginaires de la Commune (Page 122-126)

21 Publié fin 1871 à Bruxelles, Les Huit journées de mai derrière les

barricades constitue la première version de L’Histoire de la Commune de 1871 (édité en 1876 chez Kistemaeckers), qui demeure, encore aujourd’hui, l’un des principaux ouvrages de référence — « probablement un exemple des plus réussis de cette histoire qu’on dit “immédiate”», selon Jacques Rougerie 23 . En regard d’autres

ouvrages d’histoire «  immédiate  » publiés en 1871 par d’autres proscrits (comme, par exemple, l’Étude sur le mouvement communaliste à Paris de Gustave Lefrançais, La troisième défaite du prolétariat français de Benoît Malon, ou encore l’Histoire de la Commune de Paris de Pierre Vésinier), la spécificité de cet volume tient à son cadrage et à son registre d’écriture. L’essai de Lissagaray se présente comme «  un simple cadre que les témoins oculaires sont appelés à remplir », un récit « de derrière les barricades », fait par les vaincus, pour contrer le discours officiel et mensonger des vainqueurs. Mêlant témoignage, analyse et mémoire, il affirme que son «  but principal  » est de «  servir à l’histoire authentique des Journées de Mai  » 24 et

participe ainsi de la vague des publications, écrites à la première personne, résolument situées du côté des vaincus, qui cherchent

moins à raconter l’histoire qu’à nourrir sa construction ultérieure : « Que chacun dise ce qu’il sait, l’histoire se fera plus tard » écrit ainsi Malon, en ouverture de son essai, tandis que Lefrançais, dans sa préface, présente son Étude comme « un jalon planté pour servir à établir plus tard et sans conteste la véritable donnée du grand drame social », et que Jules Andrieu intitule son essai (écrit en 1871, mais publié pour la première fois un siècle plus tard) Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris de 1871. L’heure n’est pas encore à raconter l’histoire de l’événement, en raison de l’urgence et de la situation précaire des acteurs, emprisonnés, exilés et menacés, mais aussi et plus fondamentalement en raison du récit dominant qui met à mal la possibilité même d’une histoire, d’une mémoire de l’événement. Aussi s’agit-il de préserver la chance de dire ce qui s’est passé, ce que furent ces 72 jours et le rêve qui les anima, par le biais de ces «  notes  », de ce «  jalon planté  », en dessinant un «  simple cadre » qui donne à voir le hors-champ de l’histoire des vainqueurs. Paradoxalement donc, ce détour par un registre d’écriture particulier marque l’impossibilité actuelle du récit historique, tout en voulant l’anticiper et le servir ; en le rendant, à terme, possible.

22 Si cette disposition prospective se retrouve dans d’autres ouvrages,

l’écriture de Lissagaray tranche. Son récit se focalise, comme l’indique le titre, sur les derniers jours de la Commune de Paris : la Semaine sanglante. Contrairement aux autres livres, il ne retrace pas le parcours de la Commune, n’en brosse pas un tableau d’ensemble. Plus exactement, il en esquisse les contours à partir de la fin, à travers et en fonction d’un instantané de quelques jours  : son écrasement. L’écriture correspond à la focale resserrée sur la dernière semaine de mai, rythmé par les jours :

Le dimanche 21 mai, à deux heures de l’après-midi (...). Les femmes en grande toilette remplissaient les allées. Le ciel était radieux. Au-dessus de l’Arc de Triomphe voltigeaient les panaches de fumée des boîtes à mitraille. Les obus

faisaient rage à moins de cinq cents mètres, sans que le public, tout entier à l’excellente musique de la garde nationale, daignât le moins du monde s’en émouvoir. […]

Le lundi 22, Paris se réveilla dans des flots de soleil. […]

Ce fut le mardi que commencèrent les massacres réguliers de tous ceux que les dénonciations des voisins accusaient d’avoir servi ou seulement soutenu la Commune 25.

23 On observe ici l’alternance de moments en suspens et

d’accélérations, le rythme haletant centré sur le temps court de l’affrontement et de l’explosion finale. Ce rythme s’accompagne d’une focalisation spatiale précise, suivant l’avancée des troupes versaillaises, l’occupation des arrondissements, la bataille des rues, le combat autour de telle ou telle barricade. Écrit à la première personne du pluriel, le récit se meut en fonction des déplacements des narrateurs, eux-mêmes tributaires de la perte des positions, du recul et de la retraite, de plus en plus entravée, avant qu’elle ne devienne impossible. Le resserrement de la focale temporelle correspond à la contraction spatiale, où tombent, jour après jour, les positions communardes. Cette polarisation dans le temps et l’espace peut se lire comme une manière de donner à l’événement sa densité, à la fois matérielle et subjective, d’égrener les jours, les noms des rues et des places, le visage de celles et ceux tombés pour dire les conditions de sa résistance acharnée et de son écrasement. Ce « simple cadre » du récit, que les témoins sont appelés à combler, est en réalité une opération de montage qui donne à voir le lieu et l’événement lui-même, ainsi que son onde de choc.

24 Loin d’être le décor ou les contours d’un tableau peint à grands traits

et qui attendrait les ajouts testimoniaux, ce cadre fixe le champ de vision et détermine un regard particulier, qui, en retour, oriente les témoignages, et rend possible l’histoire de la Commune par les vaincus. Or, ce cadre, c’est bien l’écriture ou, plus exactement, une hybridation d’écritures, qui le fixe. L’essai de Lissagaray mêle de

cette façon reportage et témoignages, analyses politiques et récit au ras des jours, le tout traversés d’envolées lyriques. C’est d’ailleurs ce qui distingue Huit journées de mai des «  tableaux  » développés par Maxime Vuillaume(1844-1925) dans Les Hommes et choses du temps de la Commune, publié au même moment. Il y a dans le récit de Lissagaray une sorte de respiration interne, des annotations du vertige, de l’étrangeté (comme l’«  aspect prodigieusement fantastique » de la dernière nuit à l’Hôtel de ville), de la subjectivité de l’ici-maintenant qui participent de l’événement. Ainsi, par exemple :

Partout un silence plein de menaces. Ces ombres se mouvant dans la nuit prenaient des formes gigantesques  ; il semblait qu’on marchât dans un rêve terrible ; les plus braves sentaient l’effroi. […]

Il y eut des nuits plus bruyantes, plus sillonnées d’éclairs, plus grandioses, quand l’incendie et la canonnade enveloppèrent Paris ; nulle ne produisit sur notre âme une impression aussi lugubre – nuit de recueillement, veillée des armes. On se cherchait dans les ténèbres, on se parlait bas, on prenait espoir, on en donnait. […]

Parfois un passant ou deux traversaient, en courant, les rues et les boulevards éclatants de soleil, silencieux et déserts. Là, comme dans tous les quartiers de Paris où l’on se battait, la vie semblait suspendue en plein jour comme par une sorte d’enchantement 26.

« On brûle de l’histoire »

25 Considéré par Bernard Noël comme un chef-d’œuvre, « le seul grand

poème d’un Communard » 27 , Les Incendiaires d’Eugène Vermersch

est daté de septembre 1871 ; il est publié d’abord dans son journal à Londres, le Qui Vive  !, avant de paraître en brochure au début de l’année 1872. Ce poème en vers d’une douzaine de pages se compose de quatre parties. Il s’ouvre sur la vision de Paris en flamme :

Paris flambe, à travers la nuit farouche et noire ; Le ciel est plein de sang, on brûle de l’histoire [...] L’incendie est partout, immense, triomphant ; Il danse sur le toit, il rampe dans la cave ; Le plomb en nappes coule ainsi que de la lave

Et sur les pavés noirs s’étale en flots d’argent [...] Paris est mort !... Et sa conscience abîmée, A tout jamais s’évanouit dans la fumée !... Et bien ! quand l’incendie horrible triomphait, Une voix dans mon cœur criait ; ils ont bien fait !

26 La deuxième partie, que Le Courrier du Gard réduit sévèrement à

« quelques strophes d’une sentimentalité bizarre sur la nature, les fleurs et les papillons  », présente le contre-champ de la vision inaugurale. Elle s’ouvre par ces vers  : «  Pourtant, je suis l’ami des roses / Et je baise leurs lèvres closes  » 28 . Mais cet appel à

« l’apaisement universel » vient se briser sur la troisième partie, qui donne la parole aux vainqueurs. Ceux-ci, refusant toute conciliation, s’en tiennent à leurs intérêts et à «  la logique des balles  ». La dernière partie, enfin, constitue la «  morale  » du poème et de l’histoire  : «  la sensiblerie a perdu la race  ». D’où la nécessité d’invoquer Marat, de revenir à la « face austère » de la Révolution, et d’embrasser celle-ci « avec des bras rouges de sang », pour que la prochaine insurrection soit la dernière — «  Bourgeois, tu mourras tout entier  !  » clame le poète, en annonçant le feu de «  la justice farouche / Sans haines comme sans amours ». Dans l’avertissement à la réédition de janvier 1873, Vermersch écrit que le poème « eut, en France, à son apparition, un grand retentissement » et souleva dans la presse des «  clameurs  ». De fait, plusieurs journaux s’en firent l’écho, reprenant de larges extraits. Il est caractéristique cependant que tous les extraits proviennent de la quatrième et dernière partie du poème  ; la plus explicite et la plus didactique. En ce sens, ce poème de circonstance semble avoir atteint son but  : choquer le public bourgeois. Encore convient-il de cerner les conditions de cette efficacité.

Dans le document Discours et imaginaires de la Commune (Page 122-126)