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Esquisse d’une émancipation révolutionnaire

Dans le document Discours et imaginaires de la Commune (Page 177-183)

3 Aux yeux de Vallès, la Commune représente une expérience de

liberté politique inédite pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’elle semble rendre possible l’expression de la souveraineté populaire à travers une variété d’instances  qui se succèdent ou cohabitent  : garde nationale, Comité central, assemblée communale ou Conseil de la Commune, comités exécutifs. Le pouvoir n’est plus alors concentré, centralisé, mais diffusé, dilaté et séparé. Ensuite parce que la souveraineté populaire est exercée librement, avec souplesse, dans des lieux de débat – rue, journaux ou clubs –, qui dialoguent avec les instances citées plus haut et les influencent.

4 Cette expérience de liberté politique tient au changement profond

des conceptions du pouvoir et de l’autorité sous la Commune 6  : la

représentation politique est en effet alors pensée comme ponctuelle et encadrée. Au lieu de se couper du corps des citoyens, de s’ériger en professionnels de la politique en officiant dans un espace scindé et sacralisé, les représentants sont réduits au rôle de mandataires. Ils doivent émaner de toutes les couches sociales de la population et se tenir de plain-pied avec des citoyens qui refusent de se laisser passivement conduire. Les représentants doivent d’ailleurs rendre des comptes sous peine d’être révoqués 7 . Il s’agit donc d’en finir

avec la confiscation du pouvoir des citoyens, renvoyés à leur minorité et à leur impuissance sitôt les élections faites. La Commune prétend liquider ce paradoxe d’un peuple donné comme l’essence même de la démocratie et pourtant profondément méprisé, dépouillé par le système représentatif traditionnel. Hors des périodes électorales, où le peuple est convoqué et officiellement revalorisé comme sujet politique digne d’exercer sa liberté, les citoyens sont en effet jugés inaptes  : on les pense incapables  de porter le projet politique par eux-mêmes ou encore de juger et d’évaluer rationnellement les décisions politiques de leurs

représentants. Pendant les quelques semaines d’insurrection, le peuple tend à s’extraire de cette logique en se façonnant en citoyen permanent, en faisant de la démocratie une expérience quotidienne, sans cesse débattue et approfondie. Il fait l’expérience de la liberté politique 8 .

5 L’ouverture du chapitre XXV de L’Insurgé souligne l’étrangeté de cette

révolution démocratique engagée le 18 mars. Après l’annonce de l’exécution des généraux Lecomte et Thomas et de la prise des canons à Montmartre, Vingtras est désarçonné par les événements. Brutalement, la liberté intime et sociale devient un horizon possible, capable de réparer les années d’impuissance  : «  La voilà donc, la minute espérée et attendue depuis la première cruauté du père, depuis la première gifle du cuistre, depuis le premier jour passé sans pain, depuis la première nuit passée sans logis – voilà la revanche du collège, de la misère et de Décembre 9 . » Lui qui n’a pas participé

directement aux premiers événements, parcourt au petit matin les rues de la capitale, cherchant à saisir comment s’opère le changement révolutionnaire.

6 Il entre alors à l’Hôtel de ville où il «  rôde  », sans que les gardes

nationaux «  endormis sur les marches 10   » ni le gouvernement

provisoire du Comité central ne « s’aperçoivent qu’un étranger est entré 11   !  » L’étonnement du narrateur est profond devant ce

pouvoir politique accessible à tous, qui ne ferme pas sa porte, offrant une liberté de circulation totale entre la rue et les ors du pouvoir . Pour décrire sa rencontre avec le nouveau gouvernement, Vingtras brosse d’ailleurs une scène de genre, familière, refusant l’académisme de la grande scène d’Histoire ; un représentant dort, un homme bavarde, assis sur une table, d’autres rient. Les manières sont libres et le narrateur de conclure  : «  aujourd’hui, une demi- douzaine de garçons à gros souliers, avec un képi à filet de laine,

vêtus de la capote ou de la vareuse, sans une épaulette ni une dragonne, sont sous ce plafond à cartouches fleurdelisés, le Gouvernement 12 .  » Les représentants provisoires sont issus du

peuple comme en témoignent leur vêtement de simples gardes nationaux, l’absence de grade, et ils restent à hauteur du peuple après la prise du pouvoir. Les représentants forment aussi un tout qui refuse délibérément de distinguer certains et s’oppose « en bloc

13   » aux tentative de récupération des professionnels de la

politique. Des maires, comme Bonvalet 14 proposent en effet de

«  mettre le pouvoir en dépôt  entre [leurs] mains  » en tentant d’effrayer le Comité central : « Êtes-vous sûrs que la population vous suivra ? […] Sans nous, vous ne serez rien 15  ! ». Les représentants

traditionnels appellent à un retour à la soumission et à l’ordre. Cependant le 18 mars a renversé les perspectives, et la leçon politique vient d’un anonyme du Comité  : «  Mais vous-mêmes, qu’êtes-vous donc ? Vous croyez que toute la municipaillerie et toute la députasserie pèsent une once aujourd’hui  ? Certes oui, si elles étaient mises à la tête du mouvement  ! Elles nous auraient même volés, fourrés dedans ! Nous étions fichus ! Nous, les socialistes. Si les élus de la ville étaient entrés dans le branle, flambée, la Commune ! […] Mon cher, allez dire à vos patrons que nous sommes ici par la volonté des gens de rien, et nous n’en sortirons que par la force des mitrailleuses 16   !  » La citation révolutionnaire 17 fait des

représentants républicains classiques une nouvelle aristocratie cherchant à détourner en sa faveur le pouvoir populaire, à confisquer la souveraineté. Face à l’élu qui associe l’obscurité de condition des communards à leur impuissance politique («  sans nous, vous n’êtes rien »), l’anonyme du Comité central rappelle que la Commune n’« est » justement quelque chose que parce qu’elle se détourne de ceux qui prétendent que le peuple n’est rien par lui-

même. La liberté populaire tient donc à la critique lucide des chefs traditionnels et à la revalorisation du collectif citoyen contre les hommes providentiels. La liberté naît quand le pouvoir cesse d’être transcendant à la société  : les hommes refusent «  tous en bloc  » d’être traités en mineurs parce qu’issus des couches populaires  ; aucun ne veut distinguer un chef.

7 Pendant les quelques semaines de révolution, les insurgés vont

montrer que leur liberté tient à l’exercice souple et expérimental d’une capacité politique sans cesse remise en jeu, au refus d’habiter le pouvoir comme l’ont fait leurs prédécesseurs. Les communards dont Vallès se sent le plus proche questionnent ainsi inlassablement les idées de représentation, de légitimités sociale ou intellectuelle. Pour eux, la compétence politique (théorique et active) s’acquiert sur le tas, à travers les luttes sociales, collectivement 18  ; elle n’est

ni purement associée au mérite individuel ou à la personnalité, ni figée, ni sacralisée, ni attachée à la tête de l’État.

8 Le chapitre XXVII de l’Insurgé – qui raconte la tournée de Vingtras dans

les ministères, après les élections du 26 mars – , dévoile ainsi le recul systématique pris par certains membres de l’exécutif face l’exercice traditionnel du pouvoir. Vingtras se renseignant sur ceux qui sont nommés place Beauvau, un « chef » lui répond d’abord : « je n’en sais fichtrement rien  ! Restez-y s’il n’y a personne, ou aidez les camarades s’ils sont dans le pétrin 19 . » L’interlocuteur insiste sur

le peu d’importance de la tête quand les décisions émanent du groupe ; il invite tout un chacun à prendre le pouvoir pour en tenter un exercice collégial. Le narrateur découvre d’ailleurs qu’aucun des «  postes importants  » n’est associé à «  un nom connu  20 »  .

Gouverner n’est plus dominer ou se distinguer, ce n’est plus un but ou une valorisation recherchée pour elle-même, comme le montre Grélier, ancien maître de lavoir et intérimaire à l’Intérieur  :

« Heureusement, mon vieux, que Vaillant va venir […] j’en ai mon sac ! Que c’est embêtant d’être ministre 21  ! »

9 Mais si ce pouvoir n’est pas un objet de convoitise, il est devenu un

métier comme un autre qu’il faut endosser pour le bien commun, avec pragmatisme et souplesse. C’est ce qu’indique Rouiller qui assure l’intérim dans un ministère  : «  On est en révolution, on y reste... jusqu’à ce que ça change ! Il s’agit seulement d’avoir le temps de montrer ce qu’on voulait, si on ne peut pas faire ce qu’on veut 22

. » Quand Vingtras demande à l’ancien cordonnier qui lui a donné sa délégation à l’Instruction publique, l’autre de répondre  : «  Ah ça, mais ! Vous croyez que je reçois des ordres et que je m’enrégimente ! J’avais des chaussures à rendre dans le quartier. C’est en voyant l’enseigne que l’idée m’a pris d’y monter. Le fauteuil était vide, je m’y suis assis –  Et j’y suis encore 23   !  » Rouiller est la figure

populaire qui incarne le plus vivement la liberté politique dans L’Insurgé. Il a franchi sans autorisation et sans crainte les portes d’un ministère et s’y est installé avec son sac de savetier, prêt à œuvrer pour le bien public.

10 La Semaine sanglante – qui occupe une part très importante du récit

communard dans L’Insurgé 24 n’efface pas la poussée libertaire,

malgré les tensions entre les courants politiques, la lassitude des barricadiers et la menace de mort qui pèse sur tous les communards. La bataille renforce d’abord l’accès libre des «  non-citoyens  » à la scène politique pendant la bataille  car tous les bras sont alors nécessaires : « voici que femmes et enfants s’en mêlent ! Un drapeau rouge tout neuf vient d’être planté par une belle fille, et fait l’effet, au-dessus de ces moellons gris, d’un coquelicot sur un vieux mur. –   Votre pavé, citoyen 25   !  » La parole anonyme et destinée à un

anonyme, qui clôt la citation, souligne le caractère collectif et égalitaire de la lutte. Face à l’ennemi, l’engagement se

métamorphose, incluant, à égalité sur la barricade, hommes, femmes et enfants 26 . Sur cette même barricade, le représentant politique

est remis à sa place ; il ne vaut pas plus que le reste des insurgés. D’abord, Vingtras constate lui-même que sa casquette d’élu le dessert  : elle le distingue des gens armés et n’est guère utile pour monter une barricade : « Point de chef ! Personne avec quatre filets d’argent à son képi, ou même ayant au flanc la ceinture à glands d’or de la Commune. J’ai presque envie de cacher la mienne pour n’avoir pas l’air de venir une fois la besogne faite […] 27 . » Et la critique,

libre, directe, vient des citoyens qui œuvrent à la résistance : « votre place n’est pas ici, m’a même dit brutalement un fédéré à visage ridé. Allez rejoindre les autres, constituez-vous en conseil, décidez quelque chose ! Vous n’avez donc rien préparé ? Ah, non de Dieu 28

…  !  » En retranscrivant cette critique virulente des représentants communards et en soulignant sa propre impuissance, Vallès fait de la souveraineté populaire, de la critique, de la liberté de ton, le fondement même du principe communard.

La difficulté à conjuguer émancipation

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