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Une « tradition “poético-historique” »

Dans le document Discours et imaginaires de la Commune (Page 132-135)

36 Avec Les Incendiaires, Vermersch refait l’histoire en annonçant un

avenir vengeur et en retraçant un parcours depuis la défaite jusqu’au Grand Soir. Plutôt que d’avoir à supporter l’incertitude du statut du texte, le brouillage de l’écriture, la trouée de la langue et de la mémoire – occasionnés par la répression et le retour à l’Ordre –, Vermersch refuse le désarroi pour mieux affirmer les lendemains victorieux. Mais, en réglant à si bon compte la question existentielle de l’événement, la certitude affichée se retourne en une veine déclamatoire qui fonctionne comme une compensation. Ce faisant, Vermersch rejoint, par l’autre bout, le spectacle de la Commune où convergent la propagande et la littérature anti-communarde. N’est- ce pas le chemin inverse qu’emprunte Rimbaud  ? Son registre poétique se présente à nos yeux comme l’anti-Vermersch. Il est possible sinon probable qu’il ait lu Les Incendiaires, ayant, en compagnie de Verlaine, rencontré et côtoyé Vermersch à Londres en 1872-1873 42 . Les poèmes de l’auteur des Illuminations se débattent

refusent d’échanger la puissance poétique, aussi fragile et médiate soit-elle, contre la puissance illusoire 43 . Chez Rimbaud, la poésie

ne se dérobe pas à la défaite, qui prend un tour général, se poursuit et se vérifie jusque dans les mots. Elle n’opère pas d’échappée dans la grandiloquence apocalyptique ni, symétriquement, dans l’esthétique, pas plus qu’elle ne détourne le regard des «  yeux horribles des pontons  » («  Le Bateau ivre  ») et des «  horreurs économiques  » («  Soir historique  »). Au contraire, c’est aux conditions de la poésie qu’elle les affronte ; il s’agit, en conséquence, d’inventer des images et des enchantements, qui visent à désensorceler «  la même magie bourgeoise  » (Soir historique) et la beauté spectacle, en faisant retour vers cette «  réalité rugueuse à étreindre » (« Adieu » dans Une Saison en enfer) 44 .

37 Le passage par Rimbaud est ici d’autant plus nécessaire que Georges

Didi-Hubermann a récemment rapproché le poète de Lissagaray, notant que «  d’un côté, Rimbaud voulait se porter “en avant de l’action” » et que « dans le même temps, Prosper-Olivier Lissagaray, acteur direct des événements de 1871, laissa fuser des sortes d’illuminations lyriques depuis la chronique même de sa participation au “torrent révolutionnaire” 45   ». L’Histoire de la

Commune de 1871, dont Les Huit journées constitue la version initiale, marque aux yeux de Didi-Hubermann l’émergence d’un «  lyrisme journalistique » inédit (« c’est comme si un nouveau genre littéraire était en train de naître  ») par l’articulation singulière d’une «  chronique circonstanciée  » et d’un «  un montage chaotique de visions – ou de “plans” – qui en disent beaucoup par leur surgissement même, leur intensité, leur cruauté, leur incongruité »

46 . Faisant le lien avec l’événement de la Commune, le philosophe

voit là se produire « un mouvement réciproque d’attirance (...) entre lyrisme et politique, envolées poétiques et pratiques du

soulèvement  », point d’incandescence d’une «  tradition “poético- historique” », au sein de laquelle se rejoindraient donc Lissagaray et Rimbaud 47 .

38 L’hypothèse de cette attirance réciproque entre divers registres

d’écritures et d’action, qui se manifeste par un « montage particulier de visions et de champs », doit aussi se lire comme l’onde de choc de l’écrasement de la Commune de Paris et comme une réponse à celle- ci. La destruction et le retour à l’Ordre chassaient de l’histoire, de la politique et de tout récit l’insurrection parisienne comme événement et comme expérience  ; elle la traquait jusque dans les mots et les images, les souvenirs et les allusions, les phénomènes terrestres et les astres. D’où la tentative chez certains de chercher un autre «  plan  » que la littérature ou l’histoire, ou de monter différemment ces plans, quitte à les bousculer et à les brouiller. Pour minoritaire qu’ait été cette tendance parmi les communards, elle travaille souterrainement nombre de mémoires en exil. Ainsi, dans le premier numéro de son hebdomadaire publié à Londres, Le 18 Mars, daté du 21 août 1871, l’ancien communard Jules Bergeret (1831-1905) s’interroge : « Quel écrivain pourra jamais raconter sans y perdre la raison les actes de monstrueuse férocité qui ont ensanglanté les rues de la capitale pendant ces sombres journées de Mai ? ». Dans un numéro ultérieur, revenant sur la difficulté à « faire jaillir de ce monceau de calomnies de toutes sortes la lumière de la vérité », il se demande « qui donc nous croirait ou voudrait même nous écouter ? ». Cette interrogation inquiète sur l’impossibilité de renverser la calomnie et de se faire entendre est caractéristique du milieu des proscrits. Révélateur est ainsi le recours à un hypothétique écrivain, plutôt qu’à un militant ou à un historien, pour avoir raison du mensonge et de la « monstrueuse » destruction. Plus précisément, l’option pour passer le triple obstacle du public, de

la crédibilité et de la raison narrative consiste à ce que le communard se fasse écrivain, qu’une alliance, voire un alliage, se fasse avec l’écriture fictionnelle. Ce n’est pas seulement que la réalité de la défaite dépasse la fiction, et que cette dernière peut mieux alors faire retour sur cette réalité, en reconstituer la raison monstrueuse. C’est aussi, qu’en-deçà de l’histoire et de la littérature, et qu’à l’égal de la Commune, «  l’événement de la parole  » des vaincus est détruit, réduits aux cris et fracas des incendies et de la destruction 48 .

Dans le document Discours et imaginaires de la Commune (Page 132-135)