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Mal guérir de ses espérances

Dans le document Discours et imaginaires de la Commune (Page 112-115)

2 Dès les premières pages de L’Imaginaire de la Commune, Kristin Ross

s’appuie sur Élisée Reclus (1830-1905) et, en particulier, sur son petit livre L’Histoire d’un ruisseau (1869) — dans lequel il est question de «  la forme serpentine  » des «  ruisselets […] qui se creusent sur la plage de l’Océan après le reflux de la marée » — pour rendre compte à la fois du système d’affluents et de diramations à prendre en compte pour retracer l’histoire de la Commune, mais aussi du caractère impétueux de l’insurrection :

Si, pour nous, la marée est à la fois la grandeur de l’aspiration et des accomplissements de la Commune et la violence du massacre qui l’a écrasée, dans le sillage, mais aussi au cœur même de ces deux mouvements de forces antagonistes gigantesques apparaît déjà, dans le sable, un minuscule réseau de bulles d’air, signes de la présence d’un monde invisible. Ce système d’échanges rapides, de croisements et de collaborations, de formes symboliques de solidarité et de rencontres sporadiques, aussi éphémère fût-il, exerce lui-même une force d’entraînement […] Le choix de Reclus d’écrire l’histoire d’un ruisseau reflétait sa

prédilection pour une échelle géographique non pathologique, qui pouvait être celle du champ par exemple, ou du village ou du quartier. Une représentation assez juste de la Commune serait de dire qu’elle possède les qualités que Reclus attribue dans son livre au ruisseau. Son échelle et sa géographie sont de l’ordre du vivable, non du sublime. Le ruisseau, selon lui, était supérieur au fleuve en raison de l’imprévisibilité de son cours. Quand les torrents d’eau de la rivière se précipitent dans le profond sillon déjà creusé par les milliards de litres qui les ont précédés, le ruisseau suit son propre chemin. Pour cela même, en proportion, les eaux du moindre ruisseau sont beaucoup plus puissantes que celles de l’Amazone 6 .

3 Arrêté les armes à la main au plateau de Châtillon, le 4 avril 1871,

comme simple membre de la garde, Élisée Reclus fut condamné mi- novembre à la déportation simple. Au cours de son incarcération et de son procès, celui que la presse présente alors comme « écrivain géographe  » a toujours refusé de renier ses actes et se montre un partisan convaincu de la Commune. Son cas a cependant ceci de particulier qu’il jouit d’une réputation scientifique internationale  : une pétition signée d’illustres savants britanniques demandant la commutation de sa peine en raison des « services rendus à la cause de la littérature et de la science  » est d’ailleurs envoyée au gouvernement français et reprise dans divers journaux. Début 1872, sa peine est commuée en bannissement, et en avril, il s’installe en Suisse.

4 Cette relative clémence contraste avec le sort réservé aux

communards dans la plupart des tribunaux. Elle tient à une combinaison de différents facteurs  : le statut scientifique et le prestige de Reclus, la campagne internationale menée en sa faveur, son arrestation au début de la Commune et son état de santé déplorable. La commutation de sa peine était cependant repoussée par une frange notable du monde intellectuel. Ainsi, dès novembre 1871, dans Le XIXe Siècle, Francisque Sarcey rapproche les demandes de grâce qui se multiplient (relativement) au bénéfice de Louis Rossel, officier supérieur, délégué à la Guerre au sein de la Commune

– et qui sera exécuté le 28 novembre 1871 –, et d’Élisée Reclus. Par le biais d’un conte moral, le journaliste réaffirme le caractère féroce de ces individus, et le danger qu’il y a à les libérer. Voyant un « gros chien attaché » dans une cour, « si beau, la tête si intelligente, le poil si luisant  », une dame, «  émue de pitié  », n’écoute pas la mise en garde du fermier et demande à ce qu’il soit détaché. « La chaîne ne fut pas plutôt levée que le chien se précipita sur la dame et se mit en devoir de la dévorer » 7 . Hyperbolique et mobilisant une analogie

spécieuse entre l’individu et le molosse, le récit de Sarcey emprunte les routines narratives de la fable dont la structure conventionnelle et la clarté favorisent l’adhésion d’un large public bourgeois (en témoignent le grand succès des recueils publiés par le poète- fabuliste Pierre Lachambeaudie sous la monarchie de Juillet et sous le second Empire).

5 Quelques mois plus tard, en avril 1872, Le Pays cite la lettre de

remerciement que Reclus, en route vers Lugano, écrit aux pétitionnaires en sa faveur. Elle se termine par cette affirmation  : «  Je ne vous parle pas des affaires publiques, vous savez qu’en penser. Certes, le gâchis est immense, mais dans ce chaos fermente quelque chose de grand. J’envisage l’avenir avec une ferme espérance ». Et le journal de conclure : le « communard est mal guéri de ses espérances. L’on peut juger que la clémence de la Commission des grâces n’a pas eu sur Élisée Reclus l’influence qu’on en pouvait attendre  » 8 . La clémence se révèle donc, sinon dangereuse, du

moins contre-productive  ; incapable qu’elle est d’imposer le repentir, d’annihiler cette espérance, qui demeure et plane comme une menace. Or, cette « menace » se laissait déjà percevoir dans Les Phénomènes terrestres  ; ouvrage publié début 1872 alors que Reclus était encore en prison. Ce livre, dans lequel il étudie les mers, les

climats, se conclut par quelques lignes qui tranchent avec le ton de l’ensemble :

La connaissance anticipée des alternatives du climat sera l’une des plus grandes conquêtes de l’homme.

Déjà maître du présent par le travail, il le deviendra aussi de l’avenir par la science. Cette terre qu’il dit lui appartenir sera véritablement sienne  ; il en utilisera la force productive à son gré et fera servir toutes les vies inférieures, animaux et plantes, aux conforts de sa propre vie ; mais, devenu professeur de la terre, qu’il le devienne aussi de lui-même ; qu’il triomphe enfin de ses propres passions et qu’il apprenne à vivre en paix sur cette planète, si souvent arrosée de sang ! Que la terre puisse mériter bientôt le nom de « bienheureuse » que lui ont donné les peuples enfants 9  !

6 Dans ces lignes, à travers l’alliance du travail et de la science, des

vies inférieures et supérieures, se lisent l’espérance et l’appel à ce que l’homme se gouverne et « apprenne à vivre en paix ». Impossible de ne pas voir dans « cette planète, si souvent arrosée de sang » une référence à la Semaine sanglante, et dans cette vision d’un avenir réconcilié, le rêve d’une utopie sociale dont la Commune fut l’un des principaux marqueurs. Tant la vigilance des représentants de l’« Ordre moral » que le murmure, le bruissement de cette espérance qui se fait entendre, ainsi que son mode d’exposition, prenant ici la forme d’un passage à témoin d’une écriture scientifique à des réflexions morales, marquées d’un certain lyrisme, ne sont pas des phénomènes isolés. Ils se vérifient de manière plus intense encore dans deux autres cas.

Dans le document Discours et imaginaires de la Commune (Page 112-115)