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publique environnementale : un champ interstitiel méconnu

3.1. Le premier panorama des conseils scientifiques de l’action publique environnementale de l’action publique environnementale

3.1.1. Une lecture en terme de champ interstitiel

Lisa Stampnitzky (2013, p. 89) explique que les travaux sur l’expertise se sont concentrés sur les champs « ayant atteint un certain degré de « maturité », se caractérisant par des limites très réglementées (semblables à la notion de « clôture » dans l’étude des professions) et par une certaine autonomie par rapport aux autres champs (autonomie fondamentale pour l’expertise dans les champs économique et politique), et se manifestant par une « logique » et une forme de « capital » spécifiques  ». Ces domaines, comme la médecine, le droit, la science, répondent à l’idéal type du champ élaboré par Bourdieu. Il désigne, selon cet auteur, une partie de l’espace social ayant acquis un degré d’autonomie relative, tel que le champ littéraire, et qui constitue donc le lieu d’une lutte de pouvoir et de rapports de force pour faire exister ce monopole (Bourdieu, 1989).

Les recherches sur les champs ont donc eu tendance à présupposer des domaines de production culturelle séparés et définis, avec des normes et des objectifs spécifiques les distinguant les uns des autres. La littérature sociologique consacrée à l’expertise souligne généralement l’importance des processus d’institutionnalisation, par lesquels les producteurs de savoirs se rassemblent dans des structures formelles, telles que les disciplines universitaires, et prennent ainsi le contrôle de la production et de la certification de l’expertise. Force est de constater une tendance à orienter les études uniquement sur les domaines d’expertises consolidés et institutionnalisés issus de champ solides ou ayant atteint un certain degré de « maturité ».

Les cadres théoriques imposent en général une vision restreinte des formes d’expertise. Or dans le champ de l’environnement comme ailleurs, l’expertise revêt aujourd’hui une forme bien plus fragmentée que naguère. Des espaces interstitiels de production du savoir se multiplient.

De nouvelles recherches comme celle de Lisa Stampnitzky sur l’expertise en matière de terrorisme s’attaquent justement à cette lacune en étudiant des espaces qui ne se conforment pas à l’idéal type et qui sont alors qualifiés de champs « irréguliers » ou « interstitiels » (Eyal, 2013). Elle explique que la

130 production du savoir relatif au terrorisme est un phénomène transnational qui s’inscrit dans un réseau international d’individus, d’institutions, de conférences et de projets.

Ces travaux s’intéressent à des domaines hybrides et aussi divers que l’évaluation des politiques publiques dans les think tanks (Medvetz, 2013), la production de savoirs concernant les intersections entre génétique et « race » (Bliss, 2012) ou l’analyse des risques politiques (Eyal et Buchholz, 2010). Thomas Medvetz soutient par exemple que le champ des think tanks américains s’est développé à la fin du XXe

siècle en un champ interstitiel dans lequel les expert·es se partagent entre le champ universitaire et le champ politique. Ils·elles sont soumis aux pressions de l’un comme de l’autre et visent à accumuler du capital dans chacun des deux, afin de produire un savoir pertinent en matière de politiques publiques.

Les études menées dans les champs interstitiels ont démontré l’existence de domaines qui n’ont pas de limites définies et rassemblent des acteurs, des idées et des techniques se déplaçant entre plusieurs champs.

Mon étude sur les conseils scientifiques fait particulièrement écho à ces nouveaux travaux. De par leur composition, ils sont des organisations hybrides qui se situent au point de rencontre entre les champs scientifique, académique, technique, politique, voire juridique. Le concept de champ interstitiel s’avère ici particulièrement pertinent car il permet de déployer un niveau d’analyse médian centré sur les conseils scientifiques. Cet outil analytique engendre lui-même des questions et oriente les choix de la recherche (Medvetz, 2010). Il me permet de transformer une interrogation de départ (qu’est-ce qu’un conseil scientifique ?), la faisant évoluer d’une question théorique vers un ensemble d’interrogations empiriques.

3.1.2. Un champ méconnu par ses acteur·rices

Mon enquête ethnographique a démarré classiquement par le suivi des activités de trois conseils scientifiques, la rencontre de leurs participant·es et l’observation de leurs interactions. Néanmoins au bout de quelques mois, est apparue l’existence d’un grand flou autour des conseils scientifiques dans le domaine de l’environnement. Cet extrait de mon carnet de terrain en décembre 2014, au démarrage de ma thèse en témoigne : « le champ des CS c’est une nébuleuse pour moi… combien y’en a, comment ils fonctionnent… » (membre de CS - réunion du groupe de travail Labex 2014)

Ce flou semble partagé par les acteur·rices rencontrés sur mes terrains, que ce soit les scientifiques, les institutions publiques, les salarié·es d’un établissement possédant un conseil ou les élu·es. Cette méconnaissance des conseils scientifiques, qui transparaît dans les extraits d’entretiens suivants, s’étend sur l’ensemble de leurs aspects :

131 Encart : la méconnaissance des conseils scientifiques – extraits d’entretiens

- le nombre de conseils scientifiques et le type d’espaces protégés en

possédant :

Un échange téléphonique pour préparer une de mes interventions témoigne du manque de connaissance de ces instances de la part des administrations, pourtant chargées de la réglementation des espaces protégés :

« -Les intervenants de la DREAL me demandent si vous allez parler des réserves naturelles régionales.

-Non, elles n’ont généralement pas de conseils scientifiques propres.

-Ah ils pensaient que les RNR avaient des conseils scientifiques… » (échange téléphonique, janvier 2017)

- les modalités de composition et de fonctionnement de l’instance

Les règles régissant la composition ou le fonctionnement d’un CS sont assez floues et peu explicites pour certains de leurs acteurs :

« Pour moi c’est quand même une espèce de nébuleuse. Euh…Je ne sais pas trop qui participe à ce CS, comment est-ce que ces gens sont nommés, il me semble qu’il y a un processus de cooptation qui est assez opaque. Pour moi…peut-être que ça manque d’informations hein, je ne dis pas que je ne pourrais pas obtenir ces informations si je m’en préoccupais mais dans l’état actuel de ma connaissance c’est assez opaque, hein, opaque et être pas très clair, c’est peut-être…euh…bon pour moi c’est pas très clair quoi, voilà. » (élu, extrait d’entretien) - sur les procédures internes au CS

Lors d’une discussion entre président·es de conseils scientifiques de parcs nationaux, un participant s’étonne des fortes différences dans la manière de consulter les conseils :

« Jean-Paul Métailié : ton initiative est intéressante, parce que je pensais qu’y avait une base réglementaire commune mais il y a une certaine diversité

Marie-Hélène Cruveillé : pourtant la base réglementaire est la même ! » - leur rôle

Le rôle et les missions d’un CS demeurent assez flous, même pour les praticien·nes des espaces protégés :

« Pour les agents du parc, le conseil scientifique c’est égal (« = ») une nébuleuse » (entretien Richard Bonet)

- leur composition

Comme le montre cet échange entre les gardes des réserves naturelles de Haute-Savoie au cours d’un entretien collectif, les salarié·es de l’espace protégé ne connaissent pas toujours la composition de leur propre CS :

« Julien Heuret : Je vais peut-être dire une énormité mais je sais même pas où il faut aller pour trouver la composition du comité scientifique

Rémy Périn : bah Carole !

Julien Heuret : bon quand j’ai commencé à bosser y’avait pas internet, on demandait à la personne mais bon

Daniel Gerfaud-Valentin : y a des gens que j’aperçois aux plénières, des gens que je connais pour les comités consultatifs restreints.

Rémy Périn : y a combien de membres au comité scientifique ? en tout ? Daniel Gerfaud-Valentin : je sais pas… il vient d’être renouvelé

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Tous : 22, 20, 30 ? Allez 22 ! je crois que y a 24 scientifiques et 3 naturalistes… Gaëlle : Je ne vous aide pas ! (rires) »

La même méconnaissance existe dans les laboratoires, où la direction et les chercheurs ne savent pas toujours qui participe ou non à un CS, localement ou à l’échelle nationale :

« Je crois qu’on n’a même pas identifié pour l’instant toutes les personnes de l’IMBE qui sont impliquées dans des conseils scientifiques de gestionnaire d’espaces naturels et toutes les relations qu’il y a. Elles sont extrêmement diverses » (extrait d’entretien).

« Ici, au labo, ben il y en a deux autres qui sont dans le comité des réserves de Haute-Savoie. Ils sont sûrement dans d’autres comités scientifiques, que je ne connais pas.

C’est certain qu’il y a une chose que j’ai proposée plusieurs fois à l’INRA, mais parce que j’ai d’assez bonnes… un peu moins maintenant, mais quand j’étais directeur, j’ai eu l’occasion de voir la direction générale souvent et je les connaissais assez bien, je leur avais proposé et ils avaient trouvé ça intéressant, je leur avais proposé de rassembler tous les gens de l’INRA qui faisaient partie d’un comité scientifique et de faire chaque année une réunion là-dessus. Et puis ils ont dit : « c’est une bonne idée » mais ils ne l’ont jamais fait. Peut-être que cela pourra revenir sur le tapis, mais c’est quelque chose qui est bien dommage » (extrait d’entretien avec Jean-Marcel Dorioz).

- la place des CS dans les multiples instances qui œuvrent dans la gouvernance d’un espace naturel

« C’est une espèce de constellation d’instances dans laquelle y a le CS… mais qu’est-ce qu’il fait exactement, qu’est-ce qu’il décide, qui est-ce qui le compose… ça fait partie de la nébuleuse, quoi » (extrait d’entretien avec un membre de plusieurs CS).

Le dilemme de la définition : la caractéristique des champs interstitiels

Les conseils scientifiques sont donc des instances bien identifiées par les acteur·rices mais la connaissance de leurs contours, de leur sociologie et de leur fonctionnement est peu maîtrisée, même par ceux ou celles qui évoluent à leur contact. Un champ interstitiel se caractérise justement par la difficulté à se définir et à être défini. Le manque d’informations dans la littérature et ce déficit de connaissance des conseils par leurs acteur·rices m’a conduite à récolter des informations préliminaires sur les aspects juridiques et institutionnels afin de documenter la trajectoire de ces organisations et de les situer dans leur champ : que prévoient les textes ? Quelle est la place d’un CS dans un établissement ? L’étude de leur fonctionnement permettra d’approfondir cette lecture en montrant que leur apport dans le domaine de l’expertise environnementale est peu pré-déterminé. L’échelle de cette étude reste circonscrite à la France au vu de leur faible existence à l’étranger.

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3.1.3. Une spécialité française

Malgré ces quelques cas, l’existence massive de conseils scientifiques à l’échelle territoriale semble rare en dehors de deux pays : la France et, dans une moindre mesure, la Suisse. Ces instances sont quasi systématiques en France car obligatoires dans certains espaces protégés (comme les parcs nationaux) ou fortement recommandées comme nous le verrons tout au long de ce chapitre.

La Suisse possède plusieurs conseils scientifiques. On trouve en Suisse huit conseils scientifiques sur les 22 espaces protégés (19 parcs et 3 sites UNESCO ; voir annexe 1: carte et liste des conseils scientifiques d’espaces protégés suisses). La majorité d’entre eux ont été créés dans les dix dernières années et ont parfois l’obligation de soutenir ou réaliser des recherches. En Suisse, les conseils scientifiques apparaissent plutôt petits (entre 4 et 15 membres) avec des membres présentant en majorité un profil académique (à 87 %). Une personne est employée pour coordonner la politique de recherche de l’ensemble des parcs sous l’égide de l’Académie suisse des sciences119.

Dans les autres pays de l’arc alpin, des conseils scientifiques existent dans certains espaces protégés (comme le parc national des Hohe Tauern en Autriche et le parc régional du Škocjanske Jame en Slovénie). En Autriche, un comité national a été institué comme comité scientifique pour toutes les réserves de biosphère. Aucun conseil scientifique n’a été repéré en Italie. Dans ces pays, l’établissement de liens avec le monde de la recherche passe par d’autres dispositifs comme la signature de conventions cadre entre un espace protégé et une université120.

Ailleurs, l’existence de conseils semble également disparate. Aux États-Unis chaque parc ne semble pas disposer d’un conseil scientifique mais le service interétatique des parcs nationaux en est doté (sous le nom du « National Park System Advisory Board »). De même, en Australie, un conseil scientifique traitant des espèces en danger est attaché au département des parcs et de la faune sauvage du Ministère de l’environnement (« The Western Australian Threatened Species Scientific Committee »). Au Royaume-Uni, un « Science Advisory Panel » est institué à l’échelle nationale pour les aires marines protégées. Les sites labellisés UNESCO comme les réserves de biosphère disposent parfois d’un conseil scientifique. Le plan d’action de Madrid de l’UNESCO (2008) et le plan action de Lima (2016) recommandent tous les deux d’entretenir « des liens actifs et continus » entre la communauté scientifique, les acteurs politiques et techniques et les populations résidentes. Le Ichkeul National Park de Tunisie possède ainsi un comité scientifique composé de « chercheurs étudiant le parc ».

119 Données issues d’une étude menée à l’échelle du territoire de la convention alpine (une zone de concentration d’aires protégées), voir chapitre 2.

120 Le parc national du Gran Paradiso en Italie a par exemple établi une convention cadre avec plusieurs universités.

134 Face à ce constat, le choix de l’échelle nationale comme point de départ de l’analyse apparaît donc pertinent.

135 Figure 11: Carte du périmètre de la Convention Alpine indiquant les espaces protégés avec ou sans conseil scientifique (Cremer Schulte et Ronsin, mars 2016)

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3.1.4. L’augmentation du nombre de CS depuis les années