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Itinéraires, méthodes et assemblages ethnographiques

2.2. Itinéraire d’enquête dans un milieu proche

2.2.1. Partager des relations professionnelles au cours d’une ethnographie

Il est dans la nature même de l’ethnographie de construire une relation de proximité auprès des enquêté·es. La durée de la présence sur le terrain, la maîtrise du langage (Malinowski, 1963), des coutumes et l’acquisition d’une connaissance intime du milieu sont des principes de base de toute enquête ethnographique. Cette activité de recherche est depuis longtemps reconnue comme construite par les multiples engagements du chercheur, par son rapport au monde et à son objet (Favret-Saada, 1977) puisqu’elle s’appuie

94 « sur l’implication directe, à la première personne, de l’enquêteur » (Céfaï, 2010, p.7).

L’ethnographe parcourt donc une diversité de scènes et occupe une posture mouvante d’apprentissage dans les réseaux d’acteurs qu’il rencontre ou qui le rencontrent. La réalisation d’une ethnographie implique toujours la création de relations personnelles, professionnelles ou hiérarchiques plus ou moins intenses et nécessite donc d’expliciter le cadre relationnel sous-jacent à la production du savoir. Néanmoins, peu d’écrits, de nature réflexive ou non, mettent en lumière les implications soulevées par l’appartenance initiale du chercheur au terrain qu’il étudie89.

Dans le cas de Foumata Ouattara (2014), il s’agit d’expliciter les relations familiales qu’elle entretient avec son terrain d’études. Les écrits s’interrogeant sur les effets de la construction et du partage de relations professionnelles entre enquêteur·trice et enquêté·es s’avèrent encore moins nombreux. Dans le cadre de cette ethnographie, une proximité professionnelle se développe et induit la constitution d’attachements et de jeux d’influence, dans lesquels je suis volontiers « prise » (Favret-Saada, 1977).

Une superposition de relations professionnelles

Le développement de l’ethnographie m’a amenée à interagir avec l’ensemble des acteurs gravitant autour des trois CS étudiés : les animateur·rices, les salarié·es des structures, les président·es, les membres actuels ou passés, d’autres scientifiques associé·es ou encore des salarié·es de structures partenaires90. Or, mon statut de doctorante accueillie au sein de l’unité de recherche Développement des territoires montagnards (DTM)91

du centre IRSTEA de Grenoble m’amène à partager des relations plurielles avec ces différents enquêtés. De multiples positions se cumulent en raison de mon double statut de doctorante et de chercheuse : certains scientifiques du laboratoire qui m’accueille sont membres des CS étudiés92, des sociologues plus expérimentés sont des acteurs de mes terrains, ma directrice et mon encadrant de thèse sont impliqués en tant qu’acteurs dans des conseils scientifiques proches, mes terrains sont parfois leurs anciens terrains, la directrice de mon laboratoire fait partie du conseil scientifique du PNR et de la RNN du Vercors, des relations familiales existent entre des

89 A été publié tout récemment (fin 2017) un dossier thématique de la revue « Emulations » consacrée à l’ethnographie du proche : « Ethnographies du proche, Perspectives réflexives et enjeux de terrain », Emulations, n°22. Dans mon cas il s’agit d’une proximité professionnelle plutôt que familiale, personnelle ou politique : je me considère assez éloignée du terrain étudié au démarrage de ma thèse n’étant ni familière de la région, ni du monde scientifique et de la recherche, ni des espaces protégés (outre les CEN, par une expérience passée et du monde agricole dont je suis issue).

90 Telles que la Fédération des Alpages de l’Isère.

91 Devenue LESSEM (laboratoire des écosystèmes et des sociétés en montagne) le 1er janvier 2018.

92Huit scientifiques de l’IRSTEA de Grenoble sont membres des conseils directement ou indirectement étudiés.

95 acteurs de mes terrains et des collègues de mon laboratoire, les membres de mon comité de thèse sont quasiment tous membres de conseils scientifiques… (voir figure 6). Des relations professionnelles de formes variées se tissent donc avec les acteurs des terrains étudiés et se superposent selon les moments d’interaction.

Une double posture sur le terrain

La diversité de ces relations professionnelles m’a amenée à conjuguer de façon incessante deux postures : une posture d’enquête et une posture d’apprentissage. En effet, cette thèse consiste à mener une recherche ethnographique tout en acquérant, de par mon contrat d’apprentie chercheuse, des compétences professionnelles issues en partie du milieu que j’enquête. La maîtrise des réseaux, des règles de partenariat, des rites institutionnels ou de convivialités propres à un laboratoire de recherche ou l’insertion dans la création de projets de recherche sont par exemple des savoir-faire que j’étudie mais que j’ai dû également apprendre dans le cadre d’un doctorat. Cette posture particulière d’apprentissage se conjugue assez aisément avec la posture d’ethnographe, qui cherche à se familiariser avec un nouveau milieu. L’ethnographie participe donc en partie à la construction professionnelle de mon appartenance dans ce milieu. Ce milieu m’est devenu familier grâce aux pratiques ethnographiques mais également par l’apprentissage de mon statut de doctorante. En raison de cette double posture, des relations particulières se sont tissées avec certains acteur-rices durant mon travail de thèse.

Figure 6 : Représentation des relations avec les dispositifs étudiés dans le cadre de mon enquête et de mon doctorat

96 Une stratégie classique d’enquête consiste pour le·la chercheur·se à minimiser la distance sociale qu’il ressent entre lui et son interlocuteur. Il s’agit, comme l’écrivent M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot (1991) de « paraître aussi proche que possible d’un univers dont on est loin ». Le chercheur agit alors par mimétisme, en intégrant par exemple pour mon cas, les codes sociaux (Harris, 2001) du milieu de la recherche française, au cours à la fois de mon doctorat et de mon enquête. Dès mon introduction dans mon laboratoire et sur mes terrains, la réduction de l’étrangeté de mon rôle d’observatrice a été rapidement effective, jusqu’à ce que je devienne en partie une « membre affiliée » à ce milieu, pour reprendre la formule des ethnométhodologues (Garfinkel, 2007). Dans ce cadre, l’affiliation au terrain devient donc autant symbolique et construite par l’enquête que potentiellement effective professionnellement. J’ai alors cherché à conserver la position mais surtout le regard de l’ethnographe à tous les niveaux de l’enquête et de mon travail de doctorat. Le choix d’assumer cette posture duale m’a permis de m’insérer aisément dans le terrain étudié tout en travaillant en partie sous l’influence des hiérarchies statutaires. L’ethnographe qui s’implique sur et par un terrain à proximité des acteurs étudiés est pris dans un jeu de postures qui soulèvent un éventail d’avantages et d’inconvénients.

Les implications de ces relations

Cette proximité avec les sujets de ma recherche présente certains avantages, que je cultive à plusieurs titres. Mon entrée sur le terrain a pu être favorisée par la proximité professionnelle de ma directrice de thèse avec certains acteur·rices de terrain et notamment avec les président·es de CS.

La relation de confiance, facteur de la relation d’enquête qui s’installe plus ou moins aisément, a pu être favorisée par cette proximité professionnelle. Par exemple, lorsque j’ai demandé au président du CSRPN de Rhône-Alpes d’assister à une séance de ce conseil, un sociologue de mon unité de recherche et membre du CSRPN s’est porté, de sa propre initiative, garant de mon travail au travers d’un courriel : « je connais évidemment Gaëlle, son sérieux, et la confiance que l’on peut lui faire en termes de confidentialité et de valorisation de nos travaux ». Outre une relation de confiance, la proximité professionnelle permet de construire une certaine familiarité avec les enquêtés, et donc d’assurer une partie des conditions nécessaires pour la tenue d’échanges féconds. Par exemple, la majorité des personnes avec lesquelles j’échange connaissent les règles et les conditions temporelles et matérielles d’un doctorat ; un partage sur ce cheminement de recherche s’amorce régulièrement.

La majeure partie des communications scientifiques que j’ai réalisées au cours de mes deux premières années de thèse ont eu lieu devant des membres de mes terrains93. La présentation de mes premiers résultats au

93 J’ai présenté une communication lors des journées scientifiques de Parcs nationaux de France pour exposer des premiers résultats qualitatifs de ma recherche. Dans l’assemblée étaient présents, pour les Écrins, le directeur du PN, l’animateur du CS, le botaniste du PN,

97 travers d’une communication était en quelque sorte également une forme de restitution de mon travail à des enquêté·es mais également des moments d’observation pour ma recherche. Le double statut de ces communications m’a aidée à stabiliser ma présence sur le terrain. Diverses situations de ce type, à la frontière entre enquête et travail de doctorante, m’ont permis d’occuper une place continue dans le terrain. En effet, les membres les plus actifs et influents des conseils scientifiques gravitent et interviennent également au cours de ces colloques, séminaires, réunions auxquelles j’ai été invitée en tant que chercheuse. Grâce aux activités de doctorante, j’ai pu les côtoyer de façon privilégiée en m’intégrant dans cette communauté de pratique, pour finalement mieux documenter les logiques d’influence et les mécanismes de sociabilité se développant autour des CS. Ce partage de situations professionnelles avec les membres les plus actifs des conseils étudiés m’ont aidée à saisir en creux les relations sociales particulières qui se construisent entre ces acteurs dans divers moments de la vie scientifique.

Malgré cette familiarité professionnelle, la proximité n’est pas donnée et nécessite pour se maintenir de construire une dynamique « d’intérêt permanente » (Marchive, 2012). En effet, la conduite de l’enquête ethnographique ne laisse pas la possibilité d’exprimer une forme de désintérêt pour tout ce qui entre a priori dans le champ des observations. Comme le dit Alain Marchive (2012) à propos d’une enquête auprès d’une classe de sixième : « c’est même sur cet intérêt permanent, que se construit notre place dans le groupe et dans la vie de la classe, et que l’on peut parvenir à comprendre, de l’intérieur, ce qui s’y passe ». Dans mon cas, j’ai été conduite à participer à certaines activités que les acteurs se représentent comme importantes pour la construction de leur milieu professionnel. Il a pu s’agir par exemple d’accompagner les participants à un séminaire scientifique lors d’une sortie de terrain ou d’assister de façon attentive à des présentations scientifiques, même si le sens de ces exposés n’entrait pas dans mon champ d’études, afin de pouvoir en discuter ensuite avec les acteurs de mes terrains.

Néanmoins, cette proximité, à la fois héritée et construite délibérément a pu être source de difficultés pendant l’enquête. Certains rôles qui en découlent m’ont été imposés, comme la demande qui m’a été faite de conserver de bonnes relations d’entente avec les acteurs proches de mes directeurs de thèse. J’ai entretenu des relations duales avec une partie de mes enquêtés, à la fois acteurs de mes terrains et parties prenantes de ma recherche, leurs discours penchant plus d’un côté que de l’autre selon les interactions. Cette particularité a soulevé plusieurs enjeux dans ma pratique de l’ethnographie. Au cours de mon travail, j’ai été régulièrement amenée à rencontrer des personnes qui occupent une position supérieure à la mienne, notamment par

un membre et la présidente du CS du PN des Ecrins, un membre du CS du Vercors, l’animatrice du CS des RNN de Haute-Savoie, l’animateur de la Zone Atelier Alpes (également ancien membre du CS du PN des Écrins), l’animatrice du réseau scientifique flore « Alpes Ain »…

98 leur statut professionnel de chercheur. Les sociologues qui ont réfléchi aux relations entre enquêteur et enquêtés s’intéressent plutôt à des agents en situation de fragilité, à des « acteurs faibles » (Payet, 2011). La domination de l’enquêteur se construit autour de décalages sociaux, culturels voire professionnels. Ainsi, Jean-Paul Payet indique que «l’enquête sociologique auprès d’acteurs faibles pose la question de la parole de ces enquêtés dans la relation sociale qu’est l’enquête ». Une relation sociale déséquilibrée semble assez commune dans toute ethnographie. Dans mon cas, les déséquilibres sont inversés(Chamboredon et al, 1994). Sur mes terrains, cette domination se rappelle souvent au cours des échanges par la parole suivante : « c’est à l’étudiante que je m’adresse là ». De même, en raison de la conjonction de plusieurs relations professionnelles, certains scientifiques préfèrent me donner des conseils, voire des consignes ou des directives de travail plutôt que livrer une « parole d’acteurs », qui me permettrait d’atteindre le niveau de leurs pratiques. Certains de mes enquêtés peuvent également émettre un regard ou avoir un rôle sur la conception et la réalisation de mon travail scientifique. Par exemple, une partie des scientifiques participant aux CS que j’étudie (directement ou indirectement) sont membres de mon comité de thèse. Ils deviennent ainsi en quelque sorte gage de la qualité scientifique de mon travail, même pour les non-sociologues et s’expriment régulièrement à la fois sur ma démarche de recherche et sur les résultats obtenus. À l’opposé, pendant ces moments d’échanges sur la conception scientifique de ma thèse, certaines personnes expriment plutôt une parole d’acteurs. Une certaine confusion est donc à l’œuvre quant aux rôles et identités de chacun·e, moi y compris, au cours de l’enquête.

Ces difficultés ont renforcé la nécessité de conserver mon regard d’ethnographe dans tous mes espaces d’interaction professionnelle. Cet exercice permet de prendre explicitement en compte l’influence des situations et des interactions nées de la pratique de terrain, de la place que m’assigne chaque protagoniste de ma thèse, quels que soient leurs statuts et du réseau d’interconnaissance qui s’établit à la fois par et pour la recherche. Cette attention permanente étant parfois pesante, j’ai cherché des moyens pour « sortir » de ce terrain multiforme. Il m’est apparu important de trouver et d’occuper des lieux « hors » de l’enquête, au niveau social et spatial, afin de permettre des moments de prise de distance94. La création de la distance, entre immersion et décentrement, est en effet constitutive de la démarche ethnographique, caractérisée par le fait de « se déplacer et se re-localiser » dans une sorte de « va-et-vient » (Gandolfi, 2011, p.5).

Autant l’entrée (ou son refus) dans un terrain a été souvent pensé méthodologiquement, autant peu d’écrits existent sur la sortie du terrain, que ce soit pour de courtes périodes ou la fin de l’enquête (Blatgé, 2014 ; Debonneville, 2017). Les attributions différentes selon les lieux de mon enquête ont rendu parfois difficile la sortie du terrain qui a dû être négociée et adaptée au cas par cas selon les relations tissées avec les enquêté·e·s.

94 Matérialisé dans mon cas par des déplacements à Lyon et des activités avec les chercheur·ses du Centre Max Weber.

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2.2.2. Des statuts qui engendrent des modalités