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Itinéraires, méthodes et assemblages ethnographiques

2.3. Guide de lecture : dispositifs pour le regard et l’écoute

2.3.5. Enquêtes visuelles : mon travail avec l’image fixe ou animée

L’image, animée ou non, a accompagné l’ensemble de mes enquêtes comme un dispositif en lui-même. Comme l’explique François Laplantine (1996, p. 15), la vision d’un·e ethnographe n’est pas directe mais « médiatisée, distancée, différée, réévaluée, instrumentée (stylo, magnétophone appareil photographique, caméra etc.) ». Ainsi, l’ethnographe étend ses capacités perceptives ordinaires, en s’aidant d’outils, de procédures telles que la captation d’images.

La recherche en sciences sociales avec les images peut prendre deux grandes orientations fondées sur :

- l’image comme objet d’études ;

- l’image comme instrument de recherche.

Suivant la typologie de Terrenoire (1985), l’image (animée) peut donc être à la fois objet et outil des sciences sociales. C’est la deuxième orientation que j’ai choisi d’expérimenter dans le cadre de cette thèse où l’image est pensée comme un moyen d’accéder à de l’information et de produire de la connaissance. Elle doit être considérée comme un outil d’investigation à part entière visant à « sociologiser par et avec l’image », pour reprendre l’expression de Bernard Ganne (2013).

La vidéo : une pratique marginale et peu visible

Les anthropologues et les ethnologues ont rapidement adopté la photographie et le cinéma lorsqu’ils sont apparus (Flaherty, 1922 ; Mead, 1952). Écrire la sociologie par ou avec le cinéma est un défi qui semble plus facile à surmonter aujourd’hui avec la réduction des coûts de tournage et de montage en vidéo (Durand et Sebag, 2015). De nombreux réseaux ou groupes de recherche autour de l’image animée existent effectivement en sociologie, anthropologie et géographie (Maurines, 2015). Pourtant, la vidéo reste aujourd’hui une méthode marginale en sciences sociales (Ernwein, 2015). En témoigne le nombre réduit de thèses mobilisant directement la vidéo (pour des exemples récents voir Buire, 2011 ; De Flore, 2013 ; Ernwein, 2015 ; Drouet, 2014). Plusieurs thèses s’accompagnent de films sous format DVD que les doctorant·es ont tournés eux-mêmes et annexés au texte. Même si ce n’est pas nécessairement l’objectif, les images conservent alors une place subalterne dans la recherche. Peu de vidéos prennent place à l’intérieur même d’un manuscrit, faisant office de partie ou totalité d’un texte ou d’un chapitre.

Le cas des thèses révèle le statut encore flou de la vidéo comme publication scientifique (Thieme, 2012). Peu de revues permettent par exemple d’inclure des vidéos dans les articles de recherche112

. Comme le dit le

112 À l’exception d’ethnographiques.org qui publie de nombreux travaux de chercheur·se travaillant avec l’image.

120 sociologue Bernard Ganne, « l’univers académique officiel continue même à avoir du mal à reconnaître et à légitimer ces pratiques filmiques comme réellement scientifiques, souvent soupçonnées de dévoyer la recherche » (Ganne, 2013, p.9). Seul le film ethnologique paraît avoir acquis une légitimité : il a même réussi à s’autonomiser au travers de « l’anthropologie visuelle », très marquée en France par les travaux de Jean Rouch (1958) et de ses disciples.

Travailler avec l’image soulève des problématiques qui portent à la fois sur le statut du chercheur travaillant avec l’image et sur les manières d’accéder à la connaissance et de la diffuser. Je reviens dans cette section sur mes démarches avec l’image dans mes terrains, de la place de cet outil dans mon enquête et son rôle dans ce manuscrit.

Penser en images : une voie différente d’accès aux connaissances

Le parcours que j’ai mis en œuvre s’articule autour du principe de la polyfonctionnalité des images qui peuvent remplir des rôles exploratoire, analytique ou expressif (Maurines et Sanhueza, 2004). Les images ont été présentes lors de trois étapes de ma recherche : la collecte, le traitement de l’information et la restitution. Ces trois fonctions et ces trois moments ne sont pas dissociables et ont été saisies non pas de façon linéaire mais imbriquée au cours de ma recherche.

J’ai d’abord effectué un travail de terrain « classique » mais en prenant des photographies dès mes premières observations. Cette première phase visait à faciliter l’immersion et à mieux cerner le terrain, à repérer les personnes. C’est une pratique suivie par des chercheur·ses comme des documentaristes (le Maire, 2016). L’image animée est arrivée lorsque je me suis sentie prête à investir différemment le terrain, notamment en introduisant un matériel supplémentaire et via la demande d’autorisations. La présidente du CS du PNE m’a d’ailleurs demandé de réaliser une consultation formelle des membres du conseil (par courriel) à ce sujet. Autrement, l’explication de cette nouvelle démarche avait lieu au début des réunions ou entretiens. J’ai filmé d’octobre 2015 à juillet 2016 en dix sessions sur différentes scènes113

qui m’ont permis d’obtenir environ dix heures de rushes. Le choix d’introduire ou non un dispositif de captation plus lourd que le duo « appareil photo + dictaphone » lors de mes observations dépendait de mes capacités techniques du moment, des conditions du lieu, de la réunion, etc. J’ai continué à prendre des photos quasiment à chaque observation. La captation vidéo a été réalisée en solitaire sans appui extérieur114, complexifiant d’ailleurs parfois le travail d’observation global. Les lieux ont changé presque à chaque fois empêchant de réaliser un travail de repérage classique. Comment filmer les temps longs d’une journée de réunion ? Que choisir ? Comment filmer et en même temps réussir une observation nécessitant par exemple de me déplacer dans la pièce pour ne pas manquer certains moments ? Ces questions m’ont accompagnée tout au long de ce

113 Majoritairement des moments collectifs et seulement deux entretiens individuels. 114 Le matériel utilisé a varié selon les moyens à ma disposition : caméra, appareil photo, caméscope…

121 travail et ont occasionné plusieurs loupés, tels que des rushes inutilisables (trop courts, absence de son…) ou des images inintéressantes. Mon regard s’est aiguisé au fur et à mesure et les images se sont alors améliorées, ce qu’ont d’ailleurs constaté mes interlocuteur·rices sur le terrain. Becker (1974) est d’ailleurs d’avis que, quand nous photographions, nous pensons théoriquement, nous interprétons des thématiques sociologiques et que les photos sont nos conclusions.

De l’outil documentation à l’objet transactionnel

Ces images ont premièrement eu une fonction exploratoire afin de faire émerger des traits structurels saillants, des enjeux centraux et des lignes de force du terrain. Elles sont alors un outil de documentation, permettant de rendre compte de réalités sociales (Raoulx, 2009). En réalisant des allers-retours entre les périodes de terrain et d’analyse, j’ai commencé à classer les images obtenues, dans des dossiers pour chaque cas d’études, terrain ou personne pour les photos. Les rushes étaient classés selon leur intérêt et importés dans le logiciel de montage Première. Ceci m’a permis de monter quelques séquences « brouillons » pour faire dialoguer mes différents matériaux. Les images conservaient toutefois à ce stade un rôle d’enregistrement de données brutes. Avec le cinéma ou la photographie, le chercheur n’a pas d’autres choix que d’affirmer qu’il ne propose qu’une observation partielle, voire partiale, de son terrain où « la totalisation des points de vue est une impossibilité » (Laplantine, 2007). À ce moment et durant toutes les phases de tournage et de retranscription je ne savais pas encore si j’utiliserais ce matériau dans l’exposition finale de mon analyse.

La place des outils dans l’enquête

Les images ont également eu tout au long de mon doctorat une fonction expressive : je les ai utilisées lors de présentations orales comme mode d’illustration du discours construit (Maurines, 2004) au cours de restitutions de résultats partiels pour différents publics115. La pratique de la vidéo peut permettre d’adopter des postures différentes sur le terrain tout au long de la recherche. Elle permet parfois d’entrer dans un milieu avec une identité de vidéaste plutôt que de chercheuse et de faciliter les interactions (Erwein, 2015). Avec cet outil, une relation filmeur-filmé collaborative peut être mobilisée pour coproduire un savoir sur la situation. Ou, telle la pratique de Patrick Deshayes et Barbara Keifenheim (1986), le film peut être utilisé comme un déclencheur d’échanges sur le terrain.

Sur mes terrains, les images ont véritablement agi comme objet transactionnel entre les participant·e·s à la recherche et moi-même. J’étais parfois la seule à prendre des photos lors de séances de conseil scientifique ou de sorties de terrain et ces images ont été des objets d’échanges et de discussion. Certain·es participant·es m’interrogeaient sur le dispositif

115 Pour des publics de chercheur·ses lors de colloques ou séminaires ou auprès de participant·es à des conseils scientifiques lors de présentations de ma recherche ou de restitutions de mes enquêtes.

122 technique mobilisé et les traitements pouvant être réalisés sur les images, me donnant une occasion d’engager la discussion avec eux·elles. Il m’était aussi régulièrement demandé d’envoyer mes photos après la réunion ou la sortie, ce que j’ai toujours accepté de faire, après un premier tri ; les photos figuraient ensuite dans le compte rendu écrit ou publié sur internet116. Ces échanges permettaient, dans une logique de don-contredon, de stabiliser, voire de justifier, ma présence sur le terrain. De plus, cet objet tangible permettait de garder une trace des avancées de ma recherche pour les institutions et d’en effectuer des mini-restitutions même indirectes. Enfin, ces images ont circulé dans d’autres espaces, par le biais d’internet, afin d’illustrer la thématique des relations « chercheur-gestionnaire » montrant en creux les liens entretenus entre institutions.

Un tournant analytique

Un tournant a eu lieu fin 2016 lorsque les images ont surgi dans ma recherche de façon analytique, comme véritable outil de production de sens. Le 1er décembre, une réunion de travail avec Jeanne Drouet, docteur en anthropologie et ingénieur d’études au Centre Max Weber m’a permis de commencer à envisager une analyse par et à travers les images autour de personnages. En réexaminant mes images, je me suis rendue compte du potentiel analytique d’un travail focalisé sur les attitudes des responsables scientifiques des espaces protégés. Ce sont les images visionnées qui m’ont permis de mettre en rapport des phénomènes dans le travail de ces personnes et de construire des idées et hypothèses. Ne pouvant pas séparer l’analyse des images qui la fondent, j’ai choisi d’écrire directement l’analyse par les images. Une partie du chapitre 6 est ainsi dédiée à la description de ces processus par le biais d’un court métrage sous la forme d’une vidéo de recherche (à la différence de film de vulgarisation, de film participatif ou de film présentant des concepts et d’analyses, Fall, 2014a, 2014b, voir chapitre 6).

Les images sur le papier

Il me semblait essentiel de "rendre compte" de mes outils visuels dans l’espace des pages puisque ce sont ces dispositifs qui ont permis d’ethnographier et d’analyser le travail de professionnels de la protection de la nature ou de la recherche. Je me suis donc demandée comment accorder une place aux images, aux sons et à leurs logiques d’élaboration et d’articulation dans ce document. Loin de l’idée de mobiliser des images pour enjoliver ou agrémenter le propos, il s’agissait au contraire de parvenir à ce qu’elles contribuent à composer la réflexion théorique. L’objectif était de conduire le lecteur à « penser en images » (Laplantine, 2007 ; Drouet, 2014) comme j’ai pu le faire sur le terrain. L’utilisation des images, fixes ou animées, est par ailleurs ce qui m’a premièrement conduite à réfléchir sur les questions d’anonymisation puisque leur utilisation empêche de fait toute

123 préservation de l’anonymat117. J’ai donc choisi d’accorder une place particulière aux images animées en leur consacrant un chapitre dédié (chapitre 6) où une section de l’analyse prend forme dans une vidéo de recherche. Par ailleurs, mes photos ou photogrammes sont parfois mobilisés pour appuyer la description d’une situation (chapitre 3) ou l’analyse spatiale (chapitre 5) et sous la forme de « continuités dialoguées » (Drouet, 2014) afin de restituer des interactions situées (chapitre 8).