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Cette thèse s’appuie sur une ethnographie menée sur l’espace interactionnel commun autour et entre trois conseils scientifique d’espaces protégés, celui du parc naturel régional et de la réserve naturelle du Vercors (38 - 26), celui des réserves naturelles de Haute-Savoie (74) et celui du parc national des Écrins (38 - 05).

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À l’exception du conservateur de certaines réserves naturelles nationales comme celles des Hauts de Chartreuse et des Hauts Plateaux du Vercors.

19 Un long aparté a occupé une bonne partie de l’après-midi entre une membre du conseil et le garde moniteur.

20 Je reprends à mon compte la définition de Beuret et al. (2006) : la scène est une mise en visibilité des pièces et des objets et les lieux où les acteurs se rassemblent ou les acteurs se divisent en une pluralité d’attitudes, de représentations, de normes, qui se confrontent. La scène se matérialise dans des lieux divers et autour d’enjeux ou de problèmes. L’histoire est faite d’une controverse, le dénouement sera l’accord ou le désaccord.

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Les professionnels pris dans les sciences en société

L’expression « science et société » est devenue générique. Employée depuis les années 1980 elle désigne un projet de recherche qui vise à décrire le régime des sciences en société (Pestre, 2003).

Une expression courante mais problématique

Comme l’expliquent Joëlle Le Marec et Igor Babou dans l’introduction du colloque « sciences, médias et société », les rapports entre science et société ont dans la recherche souvent nécessité l’introduction d’un « tiers médiateur » pour être étudiés : « on parle ainsi de rapports entre sciences, « techniques » et société, entre sciences, « vulgarisation » et société, sciences, « médias » et société, sciences, « innovation » et société, sciences, « éthique » et société, etc. (…) le « X » de la triade – est chargé d’instaurer une relation entre un objet – la science – et un sujet interprétant – ici la « société » (Le Marec et Babou, 2004).

L’expression « science et société » est en effet problématique à plusieurs titres.

Son utilisation massive révèle « la persistance d’un grand partage entre science et société, partage qui est lui-même travaillé par la dichotomie entre « production » et « réception », vision qui s’oppose donc aux apports des science studies et à des décennies de travaux théoriques et empiriques » (ibid). À la différence de ce que cette expression sous-entend en faisant une lecture relativement différenciationniste entre mondes (Shinn et Ragouet, 2005), la « science » et la « société » ne constituent pas deux entités séparées (Bonneuil, 2004). De plus, les sciences sont plurielles. Les auteurs ajoutent généralement des « s » à l’un ou l’autre des termes, pratique qui traduit en creux la posture théorique suivie mais sans que les pratiques soient homogènes. Symétriquement, la « société » désigne génériquement dans cette expression la société occidentale21 et amène à saisir le « social » de manière peu consistante.

Enfin cette expression s’accompagne parfois d’une prescription normative dans les sphères politiques et universitaires : les rapports (ou le « contrat ») entre sciences et sociétés doivent être « repensés », « refondés » (Pestre, 2012 ; Krishna, 2014 ; Latour, 1999). Un service « science et société » a par exemple été créé il y a dix-huit ans à l’Université de Lyon comme « à l'interface entre le monde de la recherche et de la société civile porté par les valeurs de responsabilité sociale de l'Université » (extrait du site internet). À l’échelle nationale « l’Alliance Sciences Société » lancée en 2012 regroupe des établissements de l’enseignement supérieur et de la recherche, des associations citoyennes et d’éducation populaire, des fondations et des entreprises afin de « produire des propositions claires aux différents exécutifs sur les enjeux d’interface Sciences Société »22

. Dans ce cas, le

21 Quelques travaux des science studies se penchent désormais sur ces relations dans les « Suds » : voir Kervran et al, 2017.

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30 terme alliance « souligne l’objectif de mieux relier savoirs scientifiques institués et savoirs profanes contextualisés, et de contribuer à une ouverture des chercheurs et des enseignants-chercheurs sur la société. » (Joly et al, 2012, p. 393).

Politiquement se multiplient les références à la connaissance et à la science comme fondement de la société ou plutôt de l’économie (Meyer, 2006). La « “société” (ou “l’économie”) de la connaissance » est devenue le cadre de référence pour les politiques de recherche dans l’Union européenne depuis l’agenda de Lisbonne en 2000 et traduit ainsi une idéologie politique (Delanty, 2003) fondée sur un capitalisme cognitif (Losego et Arvanitis, 2008 ; Boutang, 2008) où tout savoir, scientifique ou autre, est considéré comme une ressource économique. Le régime néolibéral a de fortes conséquences sur l’activité de recherche.

L’utilisation de l’expression « science et société » doit donc être spécifiée pour ne pas tomber dans des raccourcis et pour se distinguer de ces projets politiques.

Les études en sciences sociales sur ce sujet concernent les relations entre recherche, innovation, État, risques, marché et espace public. De nombreux travaux, notamment en sociologie, anthropologie et sciences politiques se sont depuis longtemps penchés sur les conditions sociales de la production des savoirs et des techniques et leurs usages, sans forcément s’identifier au programme de recherche « sciences et sociétés ». On peut citer dans ce domaine les recherches portant sur les situations d’expertise (Roqueplo, 1997), la fabrique de l’action publique et les rapports entre sciences et action gouvernementale (Déloye et al, 2013), la science réglementaire (« mandated science » ou la « regulatory science », Jasanoff 1990), les sciences de gouvernement (Ihl et Joignant, 2013), l’évaluation des risques (Borraz, 2008), la médiation scientifique et la participation du « public » (Eden, 2016) ou tout autre pratique où les scientifiques s’adressent à un public qui n’est pas composé de leurs pairs. L’anthropologie des connaissances renvoie à « l’étude pluridisciplinaire des connaissances réalisées comme discours, comme pratiques, ou comme dispositifs techniques ; sur les conditions de leur production, de leur utilisation, de leur transmission et, plus largement, de leur mobilisation par les collectifs d’humains » (Vinck, 2007, p.5)

Les rapports entre les sciences et les autres mondes sociaux sont aujourd’hui de plus en plus nombreux mais aussi de plus en plus épineux. Le schéma classique de rapports unidirectionnels (de la science vers la société) a été déconstruit (voir chapitre 1) et la multiplicité de leurs facettes et les interdépendances entre sciences et sociétés implique des négociations tant au niveau de la conception, des finalités et de la distribution de la science. L’apport de la littérature des science studies permet désormais d’expliquer dynamiquement la fabrique de l'ordre des savoirs et la fabrique de l'ordre social comme se faisant dans un même mouvement, une même matrice (Jasanoff, 2004). Suivant la proposition de Christophe Bonneuil et Pierre-Benoît Joly (2013), j’utiliserai l’expression « de sciences en société » pour rendre compte des dynamiques dans lesquelles se fabriquent et s'éprouvent l'ordre social, l’ordre technique, l'ordre des pouvoirs et l'ordre des savoirs.

31 Dans le cadre de cette thèse, il s’agira de questionner particulièrement les rapports entre sciences et actions autour de modes d’interactions entre acteurs issus de mondes professionnels différents mais travaillant ou s’impliquant tous dans des opérations scientifiques autour de la « gestion » de la nature (qu’ils soient chercheurs, professionnels de la nature, naturalistes, employés d’institutions culturelles etc.).

Les activités des conseils scientifiques engagent en effet trois pôles d’acteurs : les salarié·es travaillant pour la gestion des espaces naturels, les élu·es de l’institution et du territoire administré et les acteur·rices scientifiques. Les relations entre scientifiques et politiques ont donné lieu à des analyses sur les actions mises en place, la décision publique ou la construction de la bureaucratie d’État. À l’inverse, à l’échelle technique et décentralisée, les relations entre les scientifiques et ceux ou celles qui mettent en œuvre l’action à l’échelle intermédiaire des politiques publiques (Barrier et al, 2015) ont été plus négligées. Afin d’éclairer cet angle, je parlerai maintenant des relations entre science et action ou, pour spécifier, science et gestion (de la nature). Chacun de ces termes, science et gestion, renvoie à eux-mêmes différentes significations et impliquent des rapports différents aux savoirs. L’étude de ces groupes dans différentes arènes, discours et registres d’action conforte l’idée qu’il existe plusieurs micro-régimes de sciences en société, qui se construisent, se consolident, s’alimentent les uns les autres voire s’opposent les uns aux autres dans diverses communautés (Pestre, 2003). L’examen de la manière dont les acteurs agissent et évoluent au sein des conseils scientifiques permettra de documenter cette problématique. Travailler à ces échelles permettra de mettre en avant la permanence des rapports de pouvoir dans l’incarnation des sciences en société, qu’ils se déploient entre statuts professionnels, distribution de ressources, registres de savoirs ou rapports de genre.

Problèmes et problématique

Cette thèse est une contribution au débat sur les institutions situées à la frontière entre science et action publique environnementale, en étudiant les pratiques de travail, d’expertise et de collaboration au sein des conseils scientifiques d’espaces protégés.

Les interactions, formelles ou non, entre les participant·es à des conseils sont traversées par une multiplicité de dimensions, qui découlent des positions sociales (professionnelle, personnelle ou scientifique) occupées. C’est ce que me relate Pierre-Eymard Biron, conservateur de la réserve naturelle nationale du Vercors23. « Ce qui m’a surpris dans le CS sortant c’est qu’ils peuvent avoir trois casquettes : leur structure institutionnelle, la casquette scientifique et la casquette personnelle, leur connaissance du

23 L’index situé à la fin du manuscrit récapitule les noms et fonctions des acteur·rices centraux de la thèse.

32 territoire, ils aiment le Vercors… cela leur permet d’intervenir, prendre part à des sujets où ils ne sont pas spécialisés. »

La multi-positionnalité des participant·es actifs des conseils, que Pierre-Eymard traduit par le terme de « casquette »24, conduit à penser qu’il existe non pas une seule frontière (la frontière entre science et politique) mais plusieurs frontières, mouvantes et interdépendantes : la frontière entre science et politique, des frontières internes à chacun des mondes sociaux et des frontières qui traversent ces espaces de collaboration.

Malgré un groupe culturellement homogène, des différences de disciplines, d’expériences personnelles ou professionnelles, de points de vue ou de valeurs s’éprouvent dans ces assemblées. Ces nuances sont cultivées par les acteur·rices qui animent ces conseils : ils·elles cherchent à mettre en lien des personnes afin de produire des savoirs pluriels (pluri ou transdisciplinaires par exemple) et de faire circuler des connaissances.

Cette thèse analysera comment des acteurs évoluent dans ce contexte interprofessionnel positionné entre plusieurs frontières et comment ils jouent avec ces diverses références pour s’affronter ou collaborer.

Mais les collectifs qui se construisent autour des conseils scientifiques (qu’ils les précédent ou les consolident) sont caractérisés par des modes de travail et de relations en réseau. Dans ce cadre, les acteur·rices occupent des places et statuts différents selon les situations. On peut être partenaire, collègue, ami, étudiant ou collaborateur selon le programme, dispositif ou comité où l’on se retrouve. Ce paysage relationnel particulier où se conjuguent différentes activités et des relations de travail de divers ordres se retrouve par ricochet dans les séances des conseils.

Dans cet espace social particulier, les scientifiques sont alors tenus à un double impératif, en partie antagoniste :

 celui de s’impliquer avec des professionnels de l’action ou ici de la gestion de la nature dans un registre de travail collaboratif ;

 celui de produire des connaissances et des avis « indépendants » sous la forme d’expertise.

La coexistence de ces deux tendances semble caractériser actuellement les sciences en société. Les chercheur·ses parfois choisissent de consacrer leur carrière à l’un ou l’autre des impératifs. Ils·elles peuvent aussi choisir de mener les deux conjointement, mais dans des espaces sociaux séparés (exemple : collaborer avec des travailleurs sociaux et rendre des expertises à des agences). Au sein des conseils ces tendances adverses coexistent dans un même espace social et peuvent générer des tensions.

Par exemple, les gestionnaires d’espaces protégés et les scientifiques sont de plus en plus amenés à « collaborer » à travers la construction de

24 Ce mot, qui revient souvent sur mes terrains, a inspiré le titre de cette thèse. Je reviendrai sur son sens et son utilisation principalement dans le chapitre 9.

33 programmes de recherche. Cette pratique nécessite de construire des proximités et des formes relationnelles menant parfois au développement d’amitiés. Un responsable scientifique d’un parc et un chercheur en écologie travaillent par exemple ensemble depuis de longues années pour déterminer les évolutions dans la phénologie de la végétation et l’impact sur la ressource fourragère sur les alpages. Ce travail en commun conduit à un rapprochement de leurs identités professionnelles et à des proximités personnelles dépassant le cadre du travail. Que se passe-t-il lorsque ce chercheur intègre le conseil scientifique du parc ?

Il m’a plusieurs fois été répété sur le terrain, à peu près dans ces termes et comme une mise en garde : « attention, c’est mon ami mais ce n’est pas pour ça qu’il a été nommé ». Une forme de malaise entoure ce sujet car construire une amitié est considéré comme peu compatible avec le fait de rendre des conseils à l’institution et au service qui emploie cette même personne. Ainsi, quels compromis et arrangements sont construits pour dépasser ou éclipser ce genre de situation?

Ces constats empiriques m’amènent à formuler la problématique suivante : quelles négociations personnelles et collectives sont développées pour prendre en charge le double impératif de la collaboration et de l’expertise dans un espace social réduit ?

Exposé du plan

Les premiers chapitres de cette thèse s’intéressent au fonctionnement, à l’organisation et aux missions des conseils scientifiques afin de situer ce champ interstitiel de l’action publique et de le comparer aux formes d’expertises déjà analysées. Les sujets des réunions, les enjeux et la manière de les aborder diffèrent fortement entre les cas. Des configurations territoriales complexes sont décryptées afin de mieux appréhender leur rôle effectif, entre scènes et coulisses, dans la gouvernance de l’environnement à la fois théoriquement (chapitre 1) et empiriquement (chapitres 3 et 4). J’en profiterai également pour exposer le chemin méthodologique suivi (chapitre 2).

Les chapitres suivants portent sur la capacité des conseils à construire des collectifs à l’interface entre savoirs et actions. Leurs réunions sont des espaces d’interaction traversés par de multiples frontières mouvantes et des rapports de domination qui influencent les échanges entre les participant·es (chapitre 5). Les conseils se positionnent justement à l’articulation entre ces frontières. Le travail conjoint de mise en lien de personnes et de circulation de connaissances s’exerce en situation, dans des collectifs à géométrie variable que les conseils contribuent à faire vivre. Ces processus requièrent l’implication d’acteur·rices dont les savoirs et savoir-faire, souvent peu visibles, sont plus larges que les seules connaissances scientifiques (chapitre 6).

Enfin, les derniers chapitres montrent que les potentialités d’interface dans les conseils ne peuvent se concrétiser que si leurs participant·es développent

34 un milieu relationnel actif et s’y inscrivent. L’étude approfondie d’une controverse illustre que la construction de savoirs en conseil scientifique passe par des dynamiques d’assemblage, d’appropriation et de sélection largement dépendantes de proximités entre les acteur·rices (chapitre 7). Cependant, ces dynamiques provoquent des tensions et des arrangements pour préserver la distance et l’imperméabilité affichées de la frontière entre « science et action ». Les circulations et sociabilités forment des communautés où se construisent, à la périphérie de chaque monde professionnel, des modes relationnels complexes et symptomatiques des évolutions de la science et de la gestion (chapitre 8). Ces contextes interprofessionnels invitent, en définitive, à réfléchir à la dimension interactionnelle de la construction des identités scientifiques en prise avec la société (chapitre 9).

Déchiffrer les relations entre situations