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Chapitre 2 - Quelle organisation collective pour le manuscrit ?

1. Trouver sa place dans le groupe des signataires : entre stratification et spécialisation des

1.1. Une histoire d’étoile (filante, montante…)

1.1. Une histoire d’étoile (filante, montante…)

La plupart du temps, cela ne semble pas se discuter, l’étoile revient au chercheur permanent qui a initié la recherche. Il y a cependant des cas où les chercheurs se disputent la question de l’octroi de l’étoile. L’anecdote suivante montre bien l’importance de la hiérarchie et son rôle dans la régulation des conflits. Elle montre également l’importance de la rédaction du texte comme

occasion de la remise en cause de cette hiérarchie. Cette histoire est celle d’une publication qui ne fait pas partie du corpus étudié mais qui a été vécue par l’un des chercheurs rencontrés, Ronan. Bien entendu elle m’a été racontée par le chercheur qui estime avoir été floué. Son différend concerne un autre chercheur, chef de son groupe alors que lui n’était que permanent du groupe. Selon ses dires, il avait fait « un peu l’essentiel », c'est-à-dire qu’il avait eu l’idée de faire le produit, qu’il l’avait fait, qu’il avait mis au point la collaboration… Ces éléments ne semblent pas devoir être remis en cause (même si, après vérification, des étudiants ou jeunes chercheurs ont aussi signé la publication et que ce sont eux qui ont probablement fait le produit sur la paillasse, chose que le chercheur n’évoque pas dans la narration de l’anecdote). La pierre d’achoppement sur la question de l’étoile concerne la rédaction du papier. Le chercheur affirme qu’il avait produit une version à son chef de groupe et que celui-ci l’a transformée et lui a proposé une version corrigée, assez différente de la sienne. Or cette nouvelle version ne convenait pas au chercheur et ils sont allés demander l’arbitrage de leur chef d’équipe. Ce dernier a donné raison au chercheur confirmé quant à ce qui concerne la manière de présenter le papier mais, « n’ayant pas pour habitude de débiner ses subordonnés » il n’a pas suggéré que l’étoile soit apposée au chercheur qui a rédigé (plutôt qu’à son chef de groupe) ou bien même que l’étoile soit partagée. Le chercheur qui m’a raconté cette anecdote regrette un peu de ne pas avoir eu cette étoile (d’autant que la revue concernée, Science, est extrêmement prestigieuse)48. On voit bien ici que la hiérarchisation des équipes intervient prioritairement, notamment pour régler des conflits mais que la rédaction elle-même est tout de même un critère important (le différend entre eux concernait simplement une manière d’argumenter le texte et non les résultats).

Prenons l’exemple d’une autre équipe dont j’ai rencontré trois des cinq chercheurs permanents. Deux d’entre eux sont désignés comme les chefs, un homme recruté dans les années 1970, Yves, et une femme, Sophie, recrutée 10 ans plus tard environ, alors que le premier était déjà chef d’équipe. Tous les deux s’accordent pour dire qu’à présent (depuis deux ans selon lui), elle rédige plus souvent (à 95% selon elle) les papiers, lui étant pris par des impératifs d’édition et de recherche de fonds. Cependant la matérialisation des étoiles n’a pas du tout reflété ce changement puisque, encore maintenant, comme on peut le vérifier dans le Web of Science, ils se partagent systématiquement l’étoile (exceptés quelques articles dans des revues moins connues). Le troisième chercheur rencontré (Jérémy) est un permanent, recruté vers 1995. Au cours de l’entretien (qui s’est tenu en 2005), il évoque la publication qu’il est en train de rédiger, y compris l’introduction et les références, comme étant sa première expérience de rédaction. Selon ses propres dires, ses chefs « l’ont un peu obligé » et il était récalcitrant parce qu’il s’agissait d’un article destiné à clore la thématique sur laquelle il avait été recruté et qui s’était

48 Mais en même temps, il avoue que le sujet ne lui tenait pas tant que cela à cœur et que lorsqu’il a quitté ce groupe, le chef de groupe lui aurait demandé la permission de continuer le sujet (dans une perspective d’application des résultats) et qu’il lui a accordée bien volontiers dans la mesure où la thématique « ne l’intéressait plus du tout ».

avérée, au bout d’un moment, « ne produire que des échecs ». Malgré l’implication du chercheur dans la rédaction et sa proximité au sujet, j’ai pu vérifier dans le Web of Science que la forte hiérarchisation au sein de l’équipe a quand même entraîné l’octroi de l’étoile pour les deux chercheurs seniors et non pour lui. Ce n’est que tout récemment, en 2011, qu’il vient de publier son premier article avec étoile… plus de 15 ans après son recrutement comme chercheur.

Il ne faut pas généraliser au laboratoire les pratiques liées à cette équipe particulièrement hiérarchisée. L’exemple d’une autre équipe dont j’ai également rencontré trois des permanents montre d’autres relations entre le chef et les chercheurs. La jeune chercheuse que j’ai interrogée estime avoir rédigé (avec le post-doctorant qui a fourni la partie expérimentale) la publication qui a fait l’objet de l’entretien. Cette dernière porte sur sa thématique ou du moins, sur un sujet qu’elle a démarré à son arrivé au laboratoire49. Elle m’a révélé que c’était la première fois que son chef de groupe récupérait un manuscrit déjà rédigé : « il a été un peu déstabilisé ». Il a vérifié la bibliographie et surtout repris l’introduction et la conclusion. C’était la première publication de cette jeune chercheuse dans le groupe depuis son arrivée en 2001 et c’est le chef de l’équipe qui a seul l’étoile. Néanmoins, dès la parution du full paper, quelques mois plus tard, l’étoile est partagée et assez rapidement, dès 2008-2009, alors qu’elle n’a pas 40 ans, on peut voir à travers le Web of Science qu’elle prend l’unique responsabilité de certains des articles qui émanent de leur équipe.

Il y a donc bien au sein des équipes des pratiques différentes, notamment au niveau de l’émancipation des jeunes chercheurs. L’analyse de l’étoile permet de repérer des évolutions différentes et mériterait une analyse plus poussée qui n’est pas dans les objectifs de ce document.

L’accroissement du nombre des signataires a parfois été interprété comme l’ajout intempestif de certains cosignataires n’ayant pas contribué significativement à la publication. On pense tout d’abord à la présence des chefs de groupes au sein des publications étudiées. Conformément aux pratiques de signatures de la discipline, ils sont présents dans 23 des 32 publications, souvent en plus d’un autre chercheur permanent50. Parmi les 9 cas « sans chef », on trouve la publication de Lionel, un peu particulière, signée par cinq enseignants-chercheurs permanents dont je parlerai plus loin, quatre cas de directeurs de recherche qui « se passent » de chef (Francis, Claude, Roger et Ronan) et quatre cas où ce sont des chargés de recherche qui sont dans cette situation (Catherine, Marie, Sandrine et Eric). Les effectifs sont bien trop faibles pour tirer des

49 Probablement en concertation avec le chef de l’équipe

50 D’une manière générale, je n’ai recueilli que peu de remarques sur les présences intempestives de certains collègues dans les signatures. Signalons quand même l’exemple d’un chef de groupe d’un pays étranger qui a envoyé ses étudiants faire une thèse dans un groupe (le collaborateur de Francis) et qui cosigne l’article avec ses étudiants : « il est là par complaisance, je dirais », précise Francis. Notons que ce chef de groupe avait lui-même fait sa thèse sous la direction du collaborateur de Francis et qu’ils ont des relations régulières : « ils sont en relation

généralisations trop hâtives mais il est difficile de ne pas remarquer ici que parmi les 8 chercheurs qui se passent de chef, les trois femmes sont chargées de recherche alors que la plupart des hommes sont directeurs de recherche. En réalité, il y a là surtout un effet de génération. Ainsi, Francis Claude et Roger sont des chercheurs proches de la retraite qui, pour une raison ou une autre, ne sont pas devenus chefs de groupe alors qu’ils en ont eu l’occasion. Francis le présente comme l’effet d’une décision hiérarchique face à laquelle il n’a pas su se rebeller : lorsque je suis passé professeur, le directeur […] m'a dit « écoutez, vous vous

rattachez à une équipe mais vous ne montez pas votre propre équipe parce que nous sommes déjà dix équipes et le CNRS ne veut pas qu'on augmente le nombre d'équipes. Alors on était deux dans ce cas-là, il y avait Jean-Marc et moi-même qui sommes passés professeurs en même temps. Alors moi j'ai dit – toujours bête et discipliné comme je suis habituellement – j'ai dit « oui chef, bien chef ! » et puis j'ai obéi et c’est l’autre professeur qui est devenu directeur d’équipe. Roger me dit qu’il n’a pas voulu être chef de groupe alors qu’il aurait pu lorsque son chef est parti à la retraite51. Claude explique que, malgré le départ de son chef de groupe à la retraite, il ne le remplacera pas : la suite va pas être reprise par moi mais par un chercheur qui est de B,

qui est plus jeune que moi parce que moi maintenant j'ai atteint la limite d'âge […] et puis j'ai pas une attirance particulière pour le côté administratif donc on a trouvé cette solution. Ronan, le quatrième directeur de recherche qui ne fait pas signer ses publications est plus jeune. A l’époque, son chef (qui était aussi celui de Claude) allait partir à la retraite et Ronan pensait qu’il était en bonne position pour reprendre le groupe (mais en définitive la solution a été toute autre puisque c’est Stéphane qui est arrivé au laboratoire). Leur position d’ex-futur ou possible futur chef de groupe donne à ces directeurs de recherche une sorte de légitimité pour ne pas faire signer (systématiquement) leurs articles par leurs chefs.

Qu’en est-il du point de vue des chargés de recherche ? La publication de Catherine est assez atypique. Elle a choisi une publication dans laquelle il n’y a pas d’étudiant, pas de chef, elle-même est chargée de recherche et a sollicité la collaboration d’un collègue, directeur de recherche appartenant à son équipe au moment de la rédaction. Ils sont approximativement du même âge et entrés au CNRS à la même époque (1983 et 1984). Pour cette publication, c’est elle qui a réalisé une grande partie du travail et, cependant, la manière dont elle présente la contribution de son collègue montre l’ambiguïté de la situation : j'ai changé certaines choses [qu’il avait écrites] parce que je trouvais que c'était trop... descriptif. Je voulais donner des

conclusions qui me semblaient importantes, et qui lui, ne lui semblaient pas aussi importantes... qui lui semblaient plutôt évidentes.... Alors qu’elle a effectivement mené l’ensemble des démarches liées à la publication, elle reste assez « timide » dès lors qu’il s’agit de revenir sur l’écriture de son collègue qui est directeur de recherche.

51 Il est possible (mais il faudrait que je rencontre à nouveau Roger pour en savoir plus) que lors du décès prématuré du chef d’équipe, Roger était trop jeune pour prendre sa suite.

Marie est un peu dans la même situation que Catherine bien qu’un peu plus jeune. Elle a cosigné son article, pour lequel elle a réalisé un gros investissement, avec une collègue photochimiste qui est directrice de recherche. C’est également le cas d’Eric et de Sandrine dont les collaboratrices sont respectivement chefs de leurs groupes. Tous trois sont, par ailleurs, et lors de la rédaction de la publication, en passe de quitter le groupe dans lequel ils sont et dans lequel ils ne se sentent pas à leur place. Eric raconte pour justifier sa mutation : j'avais le sentiment de travailler un petit

peu dans mon coin. Et puis pour être complètement honnête quand on est dans une unité et que l'équipe ne s'entend pas...on nr peut pas dire que l'ambiance était super excitante et ça a vraiment contribué à ma mutation. Quant à Marie, elle précise que dans ce groupe [où elle était],

il faut dire que nous avions à peu près chacun notre thématique. Certaines avaient des points communs mais….Sandrine est encore plus directe pour qualifier le niveau d’estime qu’elle a pour son ancien chef (« mon merveilleux chef ! » ironise t-elle) et elle a semble avoir quitté son groupe avec beaucoup d’allégresse.

Dans l’ensemble, les chercheurs semblent avoir plutôt intégré ce modèle très hiérarchisé de signature, peu d’entre eux s’en plaignent véritablement (à part Sandrine). Les normes liées aux signatures sont tacitement admises et la hiérarchie – et notamment la position de chef – est extrêmement prégnante. Il est quand même possible d’aller à l’encontre de cette hiérarchie, notamment en situation de forte légitimité au sein du groupe ou au contraire lorsqu’on est en passe de s’en détacher. La présence (ou l’absence en l’occurrence) des noms sur les publications est une trace de ces situations personnelles particulières.